Tech & internet / Société

«Pour le moment, Uber n'a attaqué qu'un tout petit marché»

Temps de lecture : 10 min

Après que son patron ait démissionné, la start-up la plus valorisée de l'histoire sera-t-elle un jour rentable? Explications de Stéphane Schultz, expert du numérique et des transports, pour qui Uber vise le marché du taxi mais aussi celui de la voiture... et de la mobilité.

SPENCER PLATT / AFP
SPENCER PLATT / AFP

Alors que le patron historique d'Uber, Travis Kalanick, a démissionné à la demande des investisseurs du géant du VTC, le consultant Stéphane Schultz répond à nos questions sur les intentions économiques de cette licorne aux ambitions uniques dans l'histoire des technologies numériques.

Après avoir travaillé chez un opérateur de transport collectif, Stéphane Schultz a monté son agence de conseil en stratégie il y a cinq ans, 15 Marches, dans le cadre de laquelle il aide ses clients à explorer de nouveaux modèles d’affaires et à définir leur stratégie numérique. Il s'intéresse tout particulièrement à la manière dont le numérique au sens large, sa technologie et ses modèles d’affaires, bouleverse l'économie du transport et peut contribuer à améliorer le bilan énergétique de l'activité.

Slate: Uber est unanimement considéré comme le méchant de la Silicon Valley. Travis Kalanick, son cofondateur et CEO désormais déchu, semble incarner tous les travers de l’industrie. On pouvait lire récemment dans la presse américaine qu’Uber et son homme fort se comportaient depuis l’origine comme «un pitbull vicieux»

Stéphane Schultz: Il faut comprendre que si les fondateurs d’Uber avaient été «gentils» aux tous débuts de leur aventure, Uber aurait sans doute fermé au bout de quelques mois face à l’adversité et la concurrence. Uber évolue sur un marché extrêmement difficile, celui des transports, et son image négative est savamment entretenue par de nombreux lobbies. Travis Kalanick est de plus quelqu’un qui s’est construit dans la douleur avec ses précédentes start-up: Scour (en faillite suite à un procès) et Red Swoosh (revendue péniblement à son concurrent). C’est aussi quelqu’un sur qui on ne sait pas grand-chose et qui communique assez peu, à l’inverse par exemple d’un Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook ou d'un Elon Musk (Tesla et SpaceX). Kalanick vient également de vivre un deuil brutal –sa mère est récemment décédée dans un accident de bateau dans lequel son père a été gravement blessé.

Les derniers mois ont révélé, en revanche, chez Uber un gros problème de culture interne, mis en évidence avec éclat par une jeune ingénieure Susan Fowler. Harcèlements, ambiance machiste et comportements ultra-agressifs dans la compétition caractériseraient le «modèle interne» d’Uber. Ce que cherchent aujourd’hui ses actionnaires, c’est «leur» Sheryl Sandberg [une des dirigeantes de Facebook également très influente sur les sujets du leadership, ndlr] pour se détacher du modèle impulsé par son fondateur. Estimant que Travis n’allait pas assez vite dans cette recherche, ils l’ont finalement débarqué.

Le siège historique de Uber est à San Franciso. Mais la naissance de l'entreprise est intimement liée à la France dans la mesure où c'est à Paris que ses cofondateurs en ont eu l'idée...

En réalité, Garrett Camp, le cofondateur, travaillait déjà sur le modèle à ce moment-là. Mais, selon l’histoire officielle, les cofondateurs qui se rendaient au salon Le Web à Paris en 2008 voient devant l’Hôtel Ritz des voitures de luxe à vitres fumées avec chauffeur qui attendent leurs clients. Ils se sont dit alors qu’ils aimeraient bien profiter de ce luxe le temps d’une course d’un quart d’heure. Ils constatent qu’il existe ce qui sera à l’origine du modèle, un «excédent de capacité»: les voitures sont déjà là, vides plus des trois-quart du temps. De l’autre, le smartphone qui en est à ses débuts en 2008 permet de se géolocaliser, de communiquer en direct avec un chauffeur (donc sans passer par une centrale) et de gérer l’identification et le paiement. C’est de cette idée de départ très simple, qui consiste à rapprocher ces capacités inemployées d’une demande potentielle, que va naître Uber. D’abord, réservé aux voitures de luxe, puis étendu rapidement aux véhicules plus traditionnels.

Dès le départ, Uber est donc la réponse à un problème d’ingénierie...

Garrett Camp est diplômé en informatique. Il a revendu sa première startup, Stumble Upon, à eBay pour 75 millions de dollars en 2007. C’est lui qui a eu l’idée d’utiliser la géolocalisation pour «tracer» en temps réel les véhicules sur une carte, une fonctionnalité qui deviendra vite addictive chez les premiers utilisateurs. Ce qui a convaincu Travis Kalanick –également diplômé en informatique– de rejoindre l’aventure, c’était le challenge d’ingénierie, avec toutes les données de transports et de smartphone disponibles pour optimiser les courses. À la base, l’idée visionnaire d’Uber est que chaque siège de voiture, chaque mètre cube de coffre qui se déplacent sur une carte puisse être tracé et associé à une demande exprimée via le smartphone d’un particulier.

Le service Uber paraît aller de soi aujourd’hui, or à l’époque ça n’était pas si évident de fonder une entreprise sur le principe de «l’économie à la demande»?

Uber est avant tout une boîte d’ingénieurs qui travaillent sur plusieurs couches techniques pour résoudre des problèmes complexes: localiser les smartphones, optimiser les courses et le remplissage du véhicule, assurer le paiement… le tout sur deux applis distinctes, celle que vous voyez comme client et celle qu’utilisent les chauffeurs. Cela a l’air super simple aujourd’hui mais c’était extrêmement compliqué de faire en sorte que tout cela fonctionne au début des années 2010. Uber a dû résoudre des centaines de challenges pour y arriver.

Uber est aussi un «modèle» –ou plus exactement, selon ses critiques, un contre-modèle–d’approche du travail...

D’où le fait qu’on évoquera plus tard «le Uber de quelque chose» à propos de tout service de «l’économie à la demande»: Uber a popularisé le fait que tout soit à un clic, qu’il s’agisse d’une voiture, d’un burger ou d’un journaliste. Ce modèle d’affaires consiste à ne payer que la tâche réalisée ou le temps travaillé, ce qu’on appelle en économie la «liquidité de l’offre». On va en quelque sorte transformer chaque activité en flux pour pouvoir n’en utiliser (et n’en rémunérer) que la quantité nécessaire.

Uber a popularisé le fait que tout soit à un clic, qu’il s’agisse d’une voiture, d’un burger ou d’un journaliste.

Est-ce que le service de voiture avec chauffeurs est la forme que va prendre Uber à l’avenir? Quelle est la spécificité d’Uber par rapport à ses concurrents et aux autres entreprises de la tech?

Pour le moment Uber n’a attaqué qu’un tout petit marché, celui de la zone grise entre le taxi et le co-voiturage, et brasse déjà un volume d’affaires impressionnant. Uber a donc un potentiel qui va bien au-delà de ce marché. On en revient à cette logique d’ingénierie: un véhicule qui se déplace, qu’on est capable de tracer y compris pour anticiper ses déplacements à venir grâce aux données analysées, est un modèle qui peut intéresser le transport de personnes mais également la logistique. Ce qu’il fait déjà pour des voitures, Uber peut le faire pour des camions ou des bateaux. Ou encore pour la restauration avec récemment la livraison de menus McDonald’s par les chauffeurs UberX. Toute leur valeur est dans l’outil qui fait matcher l’offre et la demande. Or, demain, ils pourront aussi bien faire matcher offre et demande de n’importe quels services, y compris d’emplois...

Venons-en au fameux business modèle. Uber peut-il ou non devenir rentable?

Les chiffres dévoilés dans la presse sont à manier avec précaution: ce ne sont que des fuites et pas des résultats publics certifiés car Uber n’est pas côté en bourse. Ils paraissent cependant astronomiques voire insensés. Selon ces sources, le service Uber aurait généré en 2016 près de 30 milliards de recettes, sur lesquelles l’entreprise aurait perçu pour 6 milliards de commissions (entre 15 et 23%). C’est un business phénoménal pour une entreprise qui n’a pas dix ans. En revanche sur la même période l’entreprise accuserait une perte globale de 3 milliards de dollars, essentiellement due au coût des actions marketing (promotions et incitations pour attirer chauffeurs et passagers).

La question est de savoir si le modèle est structurellement déficitaire, ou seulement transitoirement dans un effort de croissance à grande vitesse pour distancer ses concurrents. Uber pourrait opérer tranquillement en France ou aux États-Unis avec des marges faibles, mais ce n’est pas ce qu’ils visent. Ils visent une position hégémonique leur permettant d’atteindre rentabilité et effets d’échelle. N’oublions pas que le business model d’Uber bénéficie en théorie de forts effets d’échelle: plus vous avez de conducteurs d’un côté, plus le service est attractif pour les passagers, dont l’usage réduit à son tour le temps à vide pour les conducteurs, qui rentabilisent mieux leurs trajets, etc. Dans cette logique qui est celle que portent les investisseurs, les pertes actuelles ne sont que des investissements, du décalage de revenus. C’est la logique qu’ont poursuivi ceux d’Amazon par exemple, avec le succès que l’on connaît.

La difficulté est que dans la bataille de la mobilité, le service fourni par Uber est facilement reproductible et pas suffisamment différenciant par rapport à la concurrence. Autant l’algorithme de Google par exemple s’est rapidement imposé sur ses concurrents grâce à ses effets d’échelle très forts: plus vous faites de recherches via son moteur, meilleurs sont les résultats. Le modèle d’Uber semble moins «scalable» cependant, les voyageurs comme les chauffeurs aimant faire jouer la concurrence et les prix. Après tout, l’important est d’aller d’un point A à un point B et toutes les applis offrent le même service ou presque.

Par rapport à l'algorithme de Google, le service fourni par Uber est facilement reproductible et pas suffisamment différenciant par rapport à la concurrence

Qui sont les concurrents d’Uber? Les taxis? Les voitures individuelles? Les transports collectifs?

Uber et ses concurrents voient plus loin que le marché du taxi. D’après leur vision, à terme tout conducteur partagera ses trajets. Vous démarrerez votre voiture et l’application vous proposera de transporter d’autres passagers qui font le même trajet. En Amérique Waze propose déjà à ses utilisateurs de transporter des passagers contre rémunération. Lyft, concurrent d’Uber aux Etats-Unis et General Motors se sont associés pour proposer aux chauffeurs Lyft de payer leur véhicule en effectuant des courses pour l’application. C’est l’horizon à atteindre: un modèle économique de la mobilité partagée dans lequel celui qui transporte les autres ne paie plus sa voiture ni ses trajets. Ce sont les passagers qui paient, et l’application prend sa part.

La période actuelle ne serait donc qu’une transition vers ce modèle. En développant le ridesharing (littéralement «partage de trajet» même si justement ces trajets ne sont pas les trajets habituels du conducteur et donc ne sont pas «partagés»), ils incitent un petit nombre de conducteurs à effectuer un grand nombre de courses par jour en les rémunérant. C'est le modèle des VTC français comme UberX ou Chauffeur Privé. L'idée est de passer ensuite à un modèle dans lequel un plus grand nombre de conducteurs effectuent un petit nombre de trajets supplémentaires pour une rémunération qui ne constitue qu'un revenu d'appoint (modèle développé par Heetch ou UberPop avant leur interruption).

L'objectif final est la généralisation du partage de trajet: tous les conducteurs partagent leurs deux-et-quelques trajets quotidiens, ceux qu'ils auraient effectué de toute manière avec ou sans passager. C'est le modèle que Blablacar développe depuis dix ans sur de longues distances et qui peine à conquérir les trajets courtes distances. Ce passage du «peu de conducteurs proposent beaucoup de trajets» à «tous les conducteurs proposent peu de trajets» est le challenge de la décennie à venir. Un challenge qui pèse plusieurs centaines de milliards d'euros, ce qui explique la compétition planétaire en cours.

Le passage du «peu de conducteurs proposent beaucoup de trajets» (modèle VTC) à «tous les conducteurs proposent peu de trajets» (modèle ridesharing) est le challenge de la décennie à venir.

Autre évolution intéressante: Uber semble également vouloir devenir un acteur du transport public. L’entreprise est déjà capable de dire où passeront les véhicules et à quelle heure, elle peut donc proposer aux passagers une sorte de ligne d’Uber sur le principe d’une ligne de bus, avec des points d’arrêt fixes et des horaires réguliers… Les tarifs évoluent vers des offres d’abonnements, ce qui ressemble à une carte d’abonnement de transport public. Ces courses seront-elles subventionnées un jour? Pour cela, Uber devra travailler avec les collectivités locales, ce qui ne se fera pas sans difficultés après des années passées à jouer avec la légalité.

Alors qu’Uber est très critiquée, vous estimez que le service répond au contraire à un véritable besoin non résolu, celui d’un transport efficace...

Alors que nous sortons d’un épisode de canicule, n’oublions pas qu’aucun des systèmes de transport traditionnels ne semble en mesure de répondre aux exigences de limitation des émissions de gaz à effets de serre. La France est régulièrement épinglée pour le dépassement des normes de pollution, et la situation des pays émergents est épouvantable. Dans des secteurs peu denses et en dehors des heures de pointe, il est difficile et coûteux de «mettre des bus». La seule solution restante est de posséder une voiture particulière, ce qui exclut de fait les jeunes et les plus pauvres du droit à la mobilité.

Les solutions développées par Uber ne coûtent pas un centime de subvention à la collectivité, puisqu’elles sont financées par les capital-risqueurs du monde entier.

Le succès de services comme Uber est donc d’abord lié à l’insuffisance de l’offre de transports publics et –par extension– de l’offre de taxis. À Rennes où je vis il n’y a pas de Uber, parce qu’il n’y a pas besoin de Uber. Nous avons un bon réseau transport, des vélos et des taxis. Mais dans des villes plus importantes, ou qui n’ont pas investi assez dans des infrastructures de transport public, des solutions souples et efficaces comme Uber apportent un réel service. Rappelons que ces solutions ne coûtent pas un centime de subvention à la collectivité, puisqu’elles sont de fait financées par les capital-risqueurs du monde entier.

Nous sommes aujourd’hui au milieu du gué, avec d’un côté des solutions qui offrent une forte protection aux conducteurs mais dont le développement est structurellement limité par leur coût, et de l’autre des solutions qui ont prouvé leur efficacité mais qui n’apportent qu’une faible protection aux chauffeurs. Le véritable enjeu d’avenir me semble de concilier efficacité et protection sociale, avec ou sans Uber.

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