À Nanterre, derrière La Défense, les dix-huit tours «Nuages» recouvertes de mosaïques bleues, vertes et blanches sont visibles de loin. Fruit d’une collaboration étroite entre l’architecte Emille Aillaud et le peintre-muraliste Fabio Rieti, ces immeubles de la fin des années 1970, dont la réhabilitation devrait prochainement commencer, incarnent l’époque d’une architecture polychromique qui n’a jamais vraiment convaincu. Ou alors jamais en dehors du cercle de la commande publique, de préférence pour les logements sociaux ou les équipements publics des communes les plus défavorisées. Cela ne doit rien au hasard.
Bien sûr, les temples égyptiens et grecs ou les cathédrales gothiques affichaient le plus souvent des statues polychromiques et des murs peints. Mais ça, c’était il y a une éternité. Depuis les couleurs ont progressivement disparu sous l’effet des intempéries et personne n’a sérieusement songé à donner un nouvel éclat polychrome aux édifices grecs ou médiévaux, sinon à l'occasion de coûteux «spectacles de colorisation». C’est qu’entre-temps, l’absence de couleur, la noblesse de la pierre apparente est devenue la norme.
La pierre tient depuis des siècles
Bibliothèque Marciana via Wikimedia CC
Depuis l’empire romain, le «bon goût», une idée radicalement nouvelle pour l’époque, impose de dissocier la peinture de la sculpture et de l’architecture. Fini le mélange des genres et le style un chouïa kitsch des Égyptiens et des Grecs. Si Auguste trouve Rome en brique, c'est-à-dire en rouge, on lui sait gré de l’avoir laissé en marbre, à savoir en blanc. Et quand, après le gothique –littéralement le style «barbare»–, la Renaissance se fait fort de remettre l’Antiquité à l’honneur, la pierre apparente redevient la norme de la grande architecture. L’intérieur en marbre de la chapelle des Médicis, conçue par Michel Ange à Florence au début du XVIe siècle, est la première réalisation architecturale et sculptée (presque) totalement blanche. Mais c’est à Venise que le recours à la pierre d'Istrie, à la fois résistante et facile à sculpter, joue un rôle majeur dans le basculement de la couleur au blanc. La bibliothèque Marciana consacre l'adoption de la pierre apparente avant que la reconfiguration de la place de Saint-Marc en généralise l’usage. À partir de cette époque, la grande architecture cultive la discrétion chromatique. Impossible d’imaginer autrement le Parthénon ou le château de Versailles qu’en pierre apparente et sans bariolage!
Le blanc de la modernité
Si la peinture murale subsiste après la Renaissance, elle sert surtout à dissimuler des matériaux trop pauvres pour être montrés tels quels. À défaut d’utiliser la pierre de taille, des plaques de marbre ou même de la brique, la peinture se charge de les imiter avec plus ou moins de réalisme et de talent. Mais il faut attendre l’apparition du béton pour que la peinture fasse son grand retour en architecture. Grisâtre et rugueuse, la surface du matériau ne convainc personne, à l’exception de quelques curieux. Pour y remédier, les premières constructions modernes recourent à un enduit ou à la peinture, voire aux deux, ce qui permet d’homogénéiser la surface. En fait le procédé n’est pas nouveau. Il est utilisé depuis des siècles pour les constructions les plus modestes avec le même objectif: étanchéifier la façade mais aussi dissimuler la misère, occulter l’anarchie et l’irrégularité des matériaux qui composent les murs.
Villa Savoye via Wikimedia CC
Non seulement les surfaces lisses à base d’enduit se substituent à la pierre (désormais assimilée à un matériau du passé, à la fois cher et bourgeois) mais, dans la droite ligne de l’esthétique romaine et renaissance, le blanc s’impose plus que jamais, le blanc triomphe. Adopté par toute l’avant-garde, cette couleur devient même l’étendard de la modernité des années 1920 et 1930. En France, avec Le Corbusier et Robert Mallet-Stevens mais aussi en Hollande avec Jacobus Oud, en Allemagne avec Walter Gropius et Ludwig Mies van der Rohe, l’enduit blanc –couplé à l’absence d’ornement et au toit plat symbolise– bien plus que le béton ou l’acier, la rupture tant recherchée avec les matériaux traditionnels et régionaux. Ses qualités? La pureté et la sobriété. Voire une pointe de spiritualité mêlée de sensualité. Le blanc fait ainsi dire au commanditaire de la villa Poiret: «La maison était toute blanche, pure, majestueuse, et un peu provocante, comme un lys». C’est encore le blanc qui, la même année, en 1923, donne à la maison expérimentale du Bauhaus l’apparence d’un «objet sachlich aux finitions parfaitement lisses».
La couleur comme remède à la déprime
Mais si le blanc convient aux petites constructions, il n'en va pas forcément de même pour les grands ensembles. En phase avec le courant dominant de l’époque, la de la Cité Frugès, à Pessac, le premier ensemble de logements sociaux conçu par Le Corbusier en 1927 devait être initialement blanche. Mais, face à la densité exceptionnelle des constructions, l’architecte décide finalement de recourir à des couleurs différentes pour casser la monotonie, introduire de la diversité et des variations. L’avantage à ses yeux: «le rouge et le brun assurent la fixité du mur, le bleu et le vert éloignent le mur». Reprenant la citation du peintre Fernand Léger à son compte, l’architecte finira même par faire de la polychromie son nouveau crédo: «L’homme a besoin de couleurs pour vivre». La couleur incarne «la juvénilité, la force, l’action physique, la vitalité́, l’optimisme (…) les joies du corps». Pour l’architecte Emile Aillaud, mort en 1988, le recours à la couleur est également un moyen de «faire habiter l’innombrable (…) encore faut-il considérer que l’innombrable n’est pas une espèce homogène mais une foule d’individus, de singuliers...»
Petits Pas, La Grande Borne via Wikimedia CC
La couleur est d’emblée et majoritairement réservée aux constructions sociales. L'architecte allemand Bruno Taut y a recourt largement pour ses immeubles sociaux berlinois. À la Cité de Refuge de l’Armée du Salut que Le Corbusier construit à Paris en 1929, chaque étage possède son code couleur.
Cité de refuge de l'Armée du salut à Paris via Wikimedia CC
À la Cité radieuse à Marseille, construite par le même architecte en 1952, la mise en couleur des loggias souligne l’existence d’«espaces paisibles qu’on devine voués à la vie domestique». À Flins, Félix Del Marle est appelé la même année par l’architecte Bernard Zerfuss pour mettre en couleur l’usine qu’il construit. La mode est lancée. Des orangés délavés aux verts kaki en passant par des bruns deviennent les couleurs «in» des barres HLM des années 1970. Emile Aillaud devient le grand prêtre de ce nouvel hymne à la joie. Cet architecte est lui-même un personnage haut en couleur. Issu d'une famille bourgeoise –sa mère peint et joue du Chopin–, il s'oriente d'abord vers l'architecture d'intérieur et se fait remarquer par la décoration du Pavillon de la Parure à l'exposition universelle de 1937. Au lendemain de la guerre, sa carrière prend un virage à 180 degrés. L'ami des grands couturiers devient architecte-urbaniste des Houillères de Lorraine, puis architecte en chef de la reconstruction de Arras avant de se spécialiser dans le logement social au cours des années 60. On lui doit notamment Le Serpentin des Courtillières à Pantin –avec ses dégradés de rose et de bleu– et La Grande Borne, à cheval sur Viry-Châtillon et Grigny, dont la palette chromatique utilise pas moins d'une quarantaine de teintes. C'est toujours avec l’artiste Fabio Rieti qu'Emile Aillaud réalise les «tours nuages» dont le revêtement en céramique est conçu pour se fondre dans le paysage, et notamment dans le ciel. L’objectif, là encore, est de «créer un univers étrange pour faire oublier le monumentalisme pesant, la rigidité́, la froideur glacée qui émane de tout l’ensemble de tours».
«Faire oublier le monumentalisme pesant, la rigidité́, la froideur...» Cette justification de la couleur par Fabio Rieti sonne comme un aveu d'échec. Déjà en 1950, le rédacteur en chef de la revue L'Architecture Aujourd'hui expliquait la nécessité de la couleur par la pauvreté des réalisations: «la couleur est devenue une nécessité en raison des méthodes de construction tendant à la standardisation, donc au risque de monotonie. Le seul moyen de lutter contre l'ennui est de créer des ruptures par la couleur». C’est tout le paradoxe de l'architecture polychrome: au motif de casser la monotonie des volumes mais aussi de faire oublier le statut propre aux grands ensembles, le recours à la couleur ne fait, en réalité, que stigmatiser un peu plus l’habitat social. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la couleur est réservée aux logements sociaux mais aussi aux équipements publics, notamment culturels –on pense aux tuyaux bleus, verts, jaunes et rouge du centre Pompidou de Renzo Piano (1977) ou le dégradé de rouge et de brun du musée du quai Branly de Jean Nouvel (2006)–: la couleur en architecture ne trouve vraiment preneur que du côté de l'Etat, des offices HLM, des municipalités, des conseils départementaux, bref des commanditaires publics. En revanche, dès qu'il s'agit de vendre des sièges sociaux à des entreprises ou des logements à des particuliers, c'est une autre affaire. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les sites des promoteurs, Bouygues ou Nexity, pour constater combien les programmes immobiliers misent sur la sobriété, évitent les façades flashy et bariolées. Encore récemment, le choix d'une façade multicolore dans la petite commune d'Ecueillé, dans l'Indre, dans un périmètre de moins de 500 m de l'ancienne gare classée monument historique, a suscité l'opposition catégorique du maire. Même émoi pour les mêmes raisons de l'autre côté de l'Atlantique, à Los Angeles. La peinture en rose d'un groupe de maisons vouées à la démolition ont suscité une bronca de la part du voisinage. Visiblement indifférents à cette oeuvre éphémère intitulée «Pink is a nice color», les habitants ont exigé que le rose soit recouvert d'une couleur moins criarde.
Après avoir beaucoup souffert d'être stigmatisé et identifié comme l'architecture réservée aux pauvres, le logement social, lui-même, en a semble-t-il fini avec l'architecture polychrome. Les travaux d’isolation par l’extérieur font disparaître progressivement les façades colorées. Et dans les nouveaux programmes, la conception des logements sociaux se rapproche de celle des logements en accession, histoire de ne pas rendre plus difficile la tâche des commercialisateurs. Pour des raisons finalement très différentes, le logement social se fond dans la ville. Les défenseurs de la couleur le regretteront. Les habitants des logements sociaux, sans doute moins…