Il faut voir. Il faut voir le visage des gens lorsqu’ils sortent de la projection, lorsqu’ils parlent du film. Une joie, le sentiment que quelque chose d’improbablement juste à été atteint.
Ou alors, il faut voir ce type qui s’envole, et de son essor comique et un peu ridicule nait une musique simple et profonde, qui raconte une histoire longue, et une communauté à taille humaine.
Il est sonneur de cloches, ça existe encore, ça, un sonneur de cloches? Apparemment, puisque ce monsieur, qui s’appelle Vincent Gils, citoyen français d'aujourd'hui, exerce cette activité. Si on n’a pas vu, on dira c’est folklo, on dira c’est archaïque, on se moquera ou s’en fichera. Mais si on voit…
Le film d’Agnès Varda et JR est comme ce sonneur de cloche. Il fait un truc modeste, et il tutoie les anges. Il est drôle et gracieux, inattendu et inscrit dans la matière même de la réalité, du local, du voisin. Et il touche à ce qui fait humain, à ce qui fait commun, à ce qui fait récit, à ce qui fait Histoire.
Histoire des villes et des campagnes, plutôt vue pour une fois du côté de la campagne, histoire des hommes et des femmes, plutôt vue, pour une fois du côté des femmes, histoire vue aussi, pour une fois, du côté de ceux qui travaillent.
Un camion bizarre, lointain héritier du «ciné-train»
Ce film est un drôle d’objet fabriqué par un drôle de couple. Il a l’âge qu’elle avait lorsqu’elle réalisait Cléo de 5 à 7 en 1962, il est un photographe qui a fait un film (Women Are Heroes), elle est une cinéaste qui a fait beaucoup de photos.
Ensemble, ils sont partis en voyage à travers la France, à bord d’un camion bizarre et rigolo, l’outil de travail de JR: ce véhicule, réinvention numérique et routière du «cinétrain» cher à Medvdedkine et à Chris Marker, permet de tirer des photos gigantesques à partir de clichés pris chemins faisant.
Et de rencontre en rencontre, de colline en clocher, d’usine en boutique, c’est une incroyable odyssée qui se déploie.
Les lunettes noires de Jean-Luc Godard dans «Les Fiancés du Pont MacDonald» et celles de JR dans «Visages Villages»
Il faut voir, et c’est aussi une histoire de regards, les yeux d’Agnès qui voient flou, les yeux de JR qui se cachent, les lunettes sombres d’un petit film gai de jadis qui transformaient la perception du monde. Alors on organisera, de plusieurs manières y compris les plus littérales, le voyage des yeux, dans l‘espace et dans le temps, au défi de l’absence et de la disparition aussi.
Vents et marées, mémoire et invention
La photo prise il y a soixante ans, colée sur un bunker de la guerre mondiale, réinventée, autre posture, autre poésie,et puis détruite par la marée. Vents et marées. Sur une autre plage,il n’y a pas si longtemps, Agnès Varda chantait le poème de Prévert en mémoire de Jacques Demy.
Le photographe JR marche près de la photo du photohraphe Guy Bourdin, photographié par Agnès Varda dans les années 50.
On croit d’abord, et pourquoi pas, à une sorte de suite en duo de l’itinérance des Glaneurs et la glaneuse, mais ni AV ni JR ne sont gens à se laisser enfermer dans un schéma.
Le plus beau de Villages Visages est sans doute la manière dont ce film se réinvente, se critique, se déjoue et se rejoue, dans les scènes, les commentaires, les pantomimes impromptues, les digressions. Ailleurs, ce dont il est question ici on appelle ça la politique, l’économie, la société, le féminisme, le rôle de l’art. Ici, on n’appelle pas. On regarde, on écoute.
Avec en plus le sentiment constant que «ça avance», que ça va quelque part. Quelque part qui n’est pas forcément joyeux (vous savez, là où va la vie), même si on y va en dansant, en chantant, en souriant, en regardant et en écoutant les autres, et en leur faisant des cadeaux. Un vieux chaman vaudois au bord d’un lac aidera à ce que rien ne s’oublie, par la plus efficace et cruelle des ruses.