Dégrafer un soutien-gorge, c’est souvent la galère. Et pas seulement pour les jeunes adolescents en rut qui essayent de se la raconter face à leur conquête en le faisant à une main et sans les yeux. Aussi pour les doigts experts, qui manient au quotidien ces attaches, et ce, quel que soit leur âge. Car manipuler les agrafes de son soutien-gorge dans le dos nécessite de se contorsionner, parfois dans la douleur. À tel point que les femmes peuvent opter pour une solution de contournement: bonnets derrière à l’envers, accroches mises sur le devant, retournement du soutien-gorge à 180° à l’horizontale et la verticale de manière à pouvoir glisser les bras dans les bretelles et hop! voilà qui est enfilé.
Mais pourquoi s’accommode-t-on d’une pièce de lingerie dont le système de fermeture indispose voire fait mal? Et, si la position dorsale des agrafes est inconfortable, pourquoi les marques ne proposent-elles pas plus de soutiens-gorge avec le système d’ouverture-fermeture sur le devant? On pourrait se contenter de répondre proverbialement «parce qu’il faut souffrir pour être belle» puisque cette expression est toujours d’actualité. Mais c’est –forcément– un peu plus compliqué que ça.
Micro-décentrages
Le kinésithérapeute Roberto Do Nascimento estime qu’agrafer son soutien-gorge dans le dos participe d’un décentrage de l’articulation de l’épaule. S’il n’affirme en aucun cas que seul ce mouvement est à l’origine de «dégâts articulaires» (ramasser depuis l’avant d’une voiture le jouet négligemment laissé tomber sous le siège passager par son enfant assis sur la banquette arrière est du même ordre), il soutient que «fermer le soutien-gorge derrière met les femmes en vulnérabilité et en risque de lésion, surtout que ce geste est répété au minimum deux fois par jour».
«C’est un geste qui ne respecte pas notre anatomie ni notre physiologie»
Selon le «concept Sohier», développé par le kiné belge Raymond Sohier, «les mouvements quotidiens peuvent amener des micro-décentrages des articulations et, dès que l’on décentre un peu l’engrenage, ça commence à gripper». Or «notre épaule est programmée pour aller jusqu’à 30 degrés en extension». Nécessité oblige: cette extension vers l’arrière permet la toilette intime (en clair, pour se laver ou s’essuyer les fesses). Mais c’est 30 degrés, et pas plus.
Si l’attache était située au niveau de la taille, il n’y aurait pas de problème. Or elle se trouve au-dessus du niveau du coude, ce qui nécessite de mettre le bras vers l’arrière au-delà des 30° réglementaires; «cela demande un appui sur un bourrelet que nous n’avons pas et va cisailler les structures molles, c’est-à-dire les muscles, tendons et ligaments, ce qui va décentrer l’épaule et amener une perte de congruence de l’articulation». En termes scientifiques, il est question de «lésion de la coiffe de rotateurs» et de «conflits au niveau de l’acromion, du sous-scapulaire, du sous-épineux et du petit rond». Tout simplement parce que l’épaule, contrairement à la hanche par exemple, est peu protégée et n’est pas emboîtée, afin de permettre plus d’amplitude de mouvement. Résultat, fermer son soutien-gorge dans le dos «est un geste contre-indiqué; il ne respecte pas notre anatomie ni notre physiologie».
Vision latérale de l’épaule, avec le bras qui va vers l’arrière | Photo: Daphnée Leportois
Perte d’amplitude
Un constat qui n’est pas celui du vice-président de la Société française de rééducation de l’épaule (SFRE), Frédéric Srour, également kinésithérapeute, qui rappelle qu’aucune étude scientifique n’a démontré que d’agrafer son soutien-gorge dans le dos générait des problèmes d’épaule. À l’inverse, puisque ce mouvement nécessite de se servir de toutes les articulations de l’épaule et de sa colonne vertébrale, une perte de mobilité au niveau des glissements de l’omoplate sur le thorax pourra éventuellement causer des dégâts sur les tendons de l’épaule. Pas question pour lui alors d’éduquer les femmes à attacher leur soutien-gorge devant avant de le tourner et de l’enfiler:
«S’interdire de mettre la main dans le dos, c’est s’amputer de capacités de mobilité des bras et s’enfermer dans une moindre mobilité.»
À son sens, agrafer son soutien-gorge dans le dos constitue davantage «un indicateur d’une souffrance de l’épaule voire d’une pathologie en devenir, lorsqu’une femme commence à avoir mal à une épaule en accomplissant ce geste, plus qu’un facteur favorisant» la douleur. L’idée étant qu’avoir du mal à accrocher son soutien-gorge dans le dos n’est pas provoqué par ce geste répétitif mais est bien plutôt signe d’une perte de degrés d’amplitude de l’épaule, ce qui devrait amener à consulter –avant par exemple d’avoir aussi des douleurs à l’épaule en se brossant les cheveux.
«Vous grandissez avec ces soutiens-gorge-là, vous les acceptez parce que ce sont ceux qui se trouvent sur le marché… jusqu’à ce que vous ayez des problèmes de santé et de mobilité»
Là où les deux confrères se rejoignent toutefois, c’est sur le fait que la pratique d’une activité physique est bénéfique pour s’éviter des douleurs. Pour Roberto Do Nascimento, «certaines pratiques, comme le yoga, invitent les individus à être dans leur axe et à l’écoute de leur corps», ce qui n’est pas un mal puisque, suivant la souplesse de chacune, cela permet de remarquer si le fait d’attacher son soutien-gorge à l’arrière est gênant. D’autres sports, comme la natation, engendrent un renforcement musculaire, qui permet à l’articulation d’être ainsi davantage protégée. Dans son ouvrage Même pas mal – Le guide des bons gestes et des bonnes postures (First Éditions, 2016), illustré par Emmanuelle Teyras, Frédéric Srour conseille également des exercices simples qui, réalisés quotidiennement et avec une intensité progressive, permettent d’entretenir ses muscles, conserver une bonne souplesse et prévenir les douleurs d’épaules.
Exercice recommandé par Frédéric Srour dans son ouvrage Même pas mal – Le guide des bons gestes et des bonnes postures (First Éditions, 2016), illustré par Emmanuelle Teyras
Mobilité réduite
Sauf que, pour les individus ayant des problèmes de mobilité, qu’il s’agisse des seniors ou de femmes ayant un handicap, les soutiens-gorge se fermant à l’arrière restent un obstacle. C’est pour cela que María E. Valencia a déposé en 2013 le brevet «Brassiere with ring front closure» pour sa société Fresh Comfort Inc., entreprise qui vend des soutiens-gorge s’ouvrant sur le devant, soit avec une fermeture éclair soit avec du Velcro, afin qu’ils soient plus faciles à enfiler pour les personnes âgées et à mobilité réduite, en raison d’un AVC par exemple, ou parce qu’elles sont en convalescence après une lourde opération chirurgicale, et aussi plus pratiques pour les aidants:
«Les soutiens-gorge classiques ne sont pas confortables. Quand vous êtes en bonne santé, vous n’y pensez pas; vous grandissez avec ces soutiens-gorge-là, vous les acceptez parce que ce sont ceux qui se trouvent sur le marché… jusqu’à ce que vous ayez des problèmes de santé et de mobilité.»
Pour María E. Valencia –qui ne va bien évidemment pas dénigrer ses produits– «les soutiens-gorge avec fermeture sur le devant sont un élément essentiel d’une garde-robe et peuvent changer la qualité de vie au quotidien». Physiquement et mentalement. Dans un monde où le soutien-gorge est porté par quasi toutes les femmes en société, il permet à ces femmes-là de ne pas se sentir exclues. «Ça les illumine. Émotionnellement, c’est une très bonne chose, qui contribue à leur bien-être.»
Offre médicale
Reste qu’«il y a une vraie dichotomie entre l’offre médicale pour les personnes âgées ou à mobilité réduite, qui est validée par le corps soignant, et l’offre de corsetterie plus traditionnelle, où personne ne prête attention à cette question du fermoir», relève Pauline Bonafous, cheffe de projet marketing à Carlin Creative Trend Bureau.
«Il y a une vraie dichotomie entre l’offre pour les personnes âgées ou à mobilité réduite et l’offre de corsetterie plus traditionnelle, où personne ne prête attention à cette question du fermoir»
Mais, si ce n’est certes pas une question éminente de santé publique, est-ce une raison pour évacuer l’aspect confort? Pas si sûr. D’abord, parce que toutes les femmes sont susceptibles d’être gênées à un moment de leur vie par la fermeture dans le dos. Comme le signale Frédéric Srour, qui ne soigne que des patients atteints de pathologies de l’épaule, «il s’avère que les femmes sont plus sujettes que les hommes à développer des pathologies (le plus souvent temporaires et rarement récidivantes) de l’épaule, notamment la capsulite rétractile», sans que l’on sache pourquoi –et «sans pour autant incriminer l’agrafage du soutien-gorge», tempère-t-il. Et puis la tactique de fermer son soutien-gorge à l’avant puis de le retourner ne fonctionne pas à tous les coups:
«Cela dépend de votre corpulence, note María E. Valencia. Si vous êtes mince, c’est merveilleux! Mais si vous avez un estomac volumineux, ce n’est pas si facile.»
Mode sportive
C’est bien pour ça que, en ces temps où la lingerie commence à être féministe, les soutiens-gorge traditionnels peuvent être «interprétés comme une contrainte qui pèse sur le corps de la femme», souligne le sociologue Frédéric Monneyron, entre autres auteur de l’ouvrage La Frivolité essentielle. Du vêtement et de la mode (PUF, Quadrige, 2014). Et ce, même s’il n’est plus question de vouloir les brûler et de finir par les jeter à la poubelle comme dans les années 1960. Ils n’en restent pas moins un résidu du corset, qu’il convient d’adapter pour être à son aise.
C’est ce qui explique la montée en puissance de l’«athletic wear», fait valoir Pauline Bonafous, qui s’est notamment exprimée sur les nouvelles féministes lors de la conférence «Archétypes féminins à horizon 2019» au Salon international de la lingerie, en janvier 2017. Elle évoque les marques Enell, Wacoal, qui ont développé des soutifs «comfit» (du terme anglais comfort, pour confort, et fit, pour tenir, ajuster) avec des ouvertures sur le devant: «Le fermoir n’est pas en métal mais en plastique souple thermosoudé, ce qui offre une vraie ergonomie et permet de préserver la poitrine.» Une possibilité d’évolution est donc présente. Après tout, «de plus en plus de marques travaillent des nouvelles matières; il y en a bien des soutiens-gorge sans baleines mais avec le même maintien grâce aux matières thermoformées», appuie sa consœur Faustine Baranowki, en charge du secteur lingerie-swimwear au bureau de tendances Promostyl.
Séduction ambivalente
Sauf que, comme le fait remarquer Pauline Bonafous, tout le monde ne souhaite pas porter au quotidien un soutien-gorge de sport à l’aspect presque orthopédique ou du moins aux coloris ternes. Certes, les bralettes (non, il ne manque pas un -n), sans aucun fermoir, ce qui permet d’avoir un dos travaillé, décoré par exemple avec de la dentelle, existent. Mais elles sont davantage adaptées aux petites poitrines. Avec les fermoirs devant, «on est davantage dans une ligne invisible confort comme Calvin Klein ou Spanx. Il manque quelque chose sur un segment un peu plus séduction ou moderne».
Pas étonnant, selon le sociologue Frédéric Monneyron. «Une pièce de lingerie comme le soutien-gorge a une charge érotique. Cette charge, il la tire du fait que, quand on y accède, c’est la promesse de l’acte sexuel. Dans une certaine mesure, le fermoir devant peut casser le désir» parce que trop visible. Nous voilà en plein dans l’ambivalence du soutien-gorge, résume-t-il: alors que les années 1960-70 étaient le moment de gloire des seins nus, non seulement comme une revendication féministe dans une optique de libération de la femme mais aussi comme une volonté de libération des corps, à la fois sur les podiums, avec les blouses transparentes d’Yves Saint-Laurent, et dans la rue en raison de la mode hippies, «le soutien-gorge est depuis revenu en force pour faire oublier la société érotique, c’est une sorte de retour en arrière pudibond et puritain: ne pas mettre de soutien-gorge est vu comme un signe de liberté sexuelle».
«Une pièce de lingerie comme le soutien-gorge a une charge érotique. Dans une certaine mesure, le fermoir devant peut casser le désir»
Résultat: l’érotisme est passé du sein au soutien-gorge. Exit le confort quand la sensualité est en pole position (et surtout que prime le désir du partenaire). L’offre de soutiens-gorge avec ouverture sur le devant reste ainsi minoritaire. Il faut souvent aller la chercher dans les fins fonds d’internet, ou du moins taper dans un moteur de recherche «front closure bras» pour les anglophones et «soutien-gorge fermeture devant» pour les francophones.
Maintien compliqué
L’autre problème, c’est que «tout le monde ne sait pas designer un soutien-gorge s’ouvrant sur le devant bien conçu», poursuit María E. Valencia. Et c’est entre autres pour cela, précise Faustine Baranowski, que la fermeture dans le dos reste majoritaire:
«Avec une fermeture sur le devant, il faut que le séparateur, la partie au milieu du soutien-gorge, entre les bonnets, soit bien plaqué, bien appuyé sur le buste pour que la poitrine soit bien maintenue, surtout pour les personnes à forte poitrine; or, soit l’attache est assez petite et ressemble à une agrafe de maillot, du coup, ça bouge beaucoup et le maintien est moins bon, soit le séparateur est large et on bascule vers un côté médical et moins esthétique.»
Sans compter que ce séparateur ne convient pas à toutes les morphologies, indique María E. Valencia. «Si les femmes ont une forte poitrine et s’il y a une agrafe très large, alors les seins vont être écartés à gauche et à droite, ce qui ne fait pas un beau décolleté et a surtout l’inconvénient de désaxer aussi le corps et d'être inconfortable». C’’est tout un équilibre à trouver, qui se paye cash… Or les soutiens-gorge classiques sont déjà bien assez chers pour les femmes. Et il n’est pas sûr que les marques aient envie d’investir en R&D et de déposer des brevets pour ce qui est perçu comme un secteur de niche. C’est le serpent qui se mord la queue: les femmes n’achètent pas de soutien-gorge avec ouverture devant parce qu’ils sont difficiles à trouver ou alors très confortables mais peu seyants visuellement et les marques n’en proposent que très peu parce qu’elles estiment qu’il n’y a pas de marché. Peut-être que cet article aura au moins le mérite d’ouvrir le débat sur l’équilibre entre fonctionnalité et côté fun des sous-vêtements.