Selon un article du New York Times publié début juin, en 2016, 59.000 personnes seraient mortes aux États-Unis d'une surdose médicamenteuse, la preuve que l'épidémie d'opiacés ne cesse de s'aggraver dans le pays. Mais concernant ce fléau, l'information la plus révoltante aura été donnée quelques jours auparavant dans une note du New England Journal of Medicine (NEJM).
Signée par une équipe de chercheurs canadiens, la correspondance explique comment une dizaine de lignes publiées à l'origine dans le numéro de janvier 1980 de cette revue ont contribué à modifier –et à altérer– l'opinion que se faisaient les médecins de la gestion de la douleur, avant d'inciter de plus en plus de praticiens à prescrire des substances extrêmement addictives.
En 1979, les Drs. Jane Porter et Hershel Jick, à l'époque chercheurs à la faculté de médecine de l'université de Boston, observent que seuls quelques malades soignés avec des narcotiques dans un ensemble de six hôpitaux sont devenus dépendants à ces médicaments. Le résumé de leur étude, tenant en un seul paragraphe, est envoyé aux éditeurs du NEJM sous le titre «Rareté de l'addiction chez des patients soignés avec des narcotiques».
Faible documentation
Selon la correspondance publiée le 1er juin 2017 dans le NEJM, ce simple paragraphe aurait été cité des centaines de fois dans les années 1990 et 2000, étayant l'argument du faible risque de dépendance présenté par les analgésiques. C'est à cette même période que les médecins américains se sont mis à traiter la douleur de leurs patients de manière bien plus agressive qu'auparavant, notamment avec la prescription de plus en plus automatique de substances extrêmement puissantes. (Cet article de Vox retrace bien l'histoire de ce changement de paradigme).
Voici la traduction de ce paragraphe, dépassant à peine les 100 mots dans sa version originale:
«Récemment, nous avons examiné nos dossiers afin de déterminer l’incidence de la dépendance aux narcotiques chez 39.946 patients hospitalisés et suivis consécutivement. Si 11.882 patients se sont vu administrer au moins une préparation narcotique, seuls quatre cas de dépendance ont été raisonnablement documentés chez des patients sans antécédents de dépendance. Dans un seul cas, l'addiction a été considérée comme grave. Les substances concernées étaient la phétidine chez deux patients, le Percodan chez un patient et l'hydromorphone chez un autre. Nous concluons que, malgré l'usage généralisé des narcotiques à l'hôpital, la survenue d'une addiction chez des patients sans antécédents de dépendance est rare.»
Visiblement, la plupart des citations de cette note allaient ignorer sa portée restreinte. Ce paragraphe signale une fréquence d'addiction chez des patients ayant un accès contrôlé aux substances en question, sans définir d'ailleurs précisément le phénomène de la «dépendance». Il y a trente-sept ans, à l'époque de la publication de la lettre de Porter et Jick, la prescription d'opiacés était soigneusement surveillée: les patients décrits dans l'étude avaient reçu des opiacés durant leur hospitalisation, mais aucun n'avait pu ramener ces médicaments chez lui. Ce qui signifie que la fréquence d'addiction observée dans leur étude –4 cas sur 11.882 patients– n'a que peu d'intérêt pour une question autrement plus importante et aujourd'hui malheureusement résolue: quel est le risque de prescrire des opiacés à des patients en dehors d'un contexte hospitalier?
Une «étude capitale»?
Malgré ces limites, la valeur de ce petit projet de recherche n'a cessé de grossir au fil du temps, un peu comme l'histoire de la sardine qui finit par boucher le port de Marseille. En 1990, le Scientific American décrivait la notule de Porter et Jick comme une «étude approfondie». En 2001, le Time la qualifiait d'«étude capitale».
Aujourd'hui, l'article du NEJM fait judicieusement remarquer le «besoin de diligence dans la mention d'études antérieures». Sauf que les chercheurs canadiens ne sont pas les premiers à signaler la déformation de la citation de Porter et Jick, ainsi que son influence indue dans le domaine médical. Le journaliste Sam Quinones avait déjà retracé l'histoire de ce petit paragraphe dans son remarquable Dreamland, publié en 2015. (Les références du Scientific American et du Time sont issues de cet ouvrage multi-primé).
Reste que le NEJM n'en fait pas mention, idem en ce qui concerne Pain Killer, livre de Barry Meier du New York Times qui, dès 2003, avait attiré l'attention sur les citations suspectes dont avait fait l'objet la notule de Porter et Jick. En soulignant les maladresses d'un tel référencement, et leurs conséquences parfois mortelles, les Canadiens laissent eux-mêmes de côté des références essentielles sur le sujet. (L'auteur principal de l'article, David Juurlink, cite néanmoins Meier et Quinones ailleurs).
La faute est sans doute mineure, mais elle nous oriente vers un problème majeur. L'histoire des citations de Porter et Jick est considérée comme une anomalie de la littérature scientifique et les Canadiens laissent même entendre que son référencement bancal pourrait fleurer le lobbying pharmaceutique. (Le nombre de citations explose en 1996, notent-ils, juste après la mise sur le marché de l'OxyContin). Reste que ces erreurs n'ont rien d'un faux-pas bibliographique isolé. Il s'agit au contraire d'une constante de la littérature scientifique. Notre système de citations déborde tellement d'inexactitudes qu'il en devient parfois inutile.
Téléphone arabe
Dans les publications académiques, les citations servent à étayer des démonstrations, à présenter des faits ou à rendre grâce à des prédécesseurs. Sauf qu'en pratique, il s'agit davantage d'outils de dissimulation que d'exposition. Dans une série d'articles aussi passionnants que perturbants, l'anthropologue social norvégien Ole Bjorn Rekdal montre combien les références sont fréquemment et facilement dénaturées. Quand vous essayez de retracer l'origine d'un fait quelconque –par exemple, la fréquence de l'addiction aux opiacés– il n'est pas rare que vous vous retrouviez emmêlé dans un écheveau de sources secondaires, où chaque papier affirme l'avoir déniché dans un autre.
Ces citations en chaîne rendent très difficile –et parfois impossible– la localisation de la source originale. Et elles s'apparentent parfois à du téléphone arabe scientifique, où le contexte premier d'un fait est oublié et sa signification réelle travestie d'une référence à l'autre.
C'est ainsi que les 100 mots de Porter et Jick ont gonflé jusqu'à devenir une étude «approfondie» et «capitale». Mais pour aggraver encore un peu plus la situation, les universitaires veillent souvent à raccrocher le combiné et à faire comme si de rien n'était: au lieu de citer telle ou telle source secondaire dans laquelle ils ont pioché telle ou telle donnée, ils citent la source originale sans jamais l'avoir consultée. (Rekdal qualifie ce phénomène de «plagiat citationnel»).
Faute de frappe
Le problème, c'est que les altérations introduites en cours de route sont ensuite référencées comme provenant de la source primaire, ce qui lui donnera ainsi davantage de poids. Une habitude à l'origine de «légendes urbaines académiques» –des rumeurs infondées, des erreurs ou des exagérations se répliquant toutes seules dans la littérature scientifique. Un peu comme si un chercheur disait «un truc incroyable est arrivé à mon ami», alors qu'en réalité, l'histoire est passée au filtre d'innombrables strates d'amis d'amis d'amis.
«Le terme fréquence renforce la confusion entre le Porter et Jick et un article scientifique, alors qu'il ne s’agissait que d'une correspondance de cinq phrases, sans contextualisation ni confirmation de la conclusion indiquée dans le titre»
Le destin de la notule de Porter et Jick est effectivement édifiant. Non seulement l'original n'a pas cessé d'être cité de manière erronée, mais ces citations ont toujours été altérées de la même manière, comme si les chercheurs avaient photocopié leurs maladresses les uns sur les autres.
Rekdal indique ainsi qu'une des première référence «de référence» de l'articulet de Porter et Jick est un rapport d'expertise de l'OMS sur les soins palliatifs, publié en 1990. Dans ce document, la notule de Porter et Jick est citée avec une faute de frappe. De «Addiction Rare in Patients Treated With Narcotics», on passe à «Addiction Rate in Patients Treated With Narcotics», une seule lettre de différence dans le second mot du titre signifiant dès lors «Fréquence de l'addiction chez des patients soignés avec des narcotiques».
Une coquille au départ probablement involontaire, mais qui fera subtilement dévier le destin de la citation. «Le terme fréquence sous-entend des calculs précis construits sur des méthodes scientifiques», écrit Rekdal, ce qui «renforce la confusion entre le Porter et Jick et un article scientifique, alors qu'il ne s’agissait que d'une correspondance de cinq phrases, sans contextualisation ni confirmation de la conclusion indiquée dans le titre».
De fait, cette faute de frappe sera répétée dans des études scientifiques, des revues de données, des sites médicaux et même dans des manuels de pharmacologie et de neurologie.
Un cas loin d'être isolé
Pourquoi tant de sources ont-elles cité le paragraphe de Porter et Jick de la même mauvaise manière? Selon Rekdal, l'explication la plus probable est la suivante: ces chercheurs ont emprunté à la fois la référence et son interprétation au rapport de l'OMS, voire à une autre source secondaire, sans jamais lire eux-même le texte original.
«Bon nombre d'auteurs ayant cité le Porter et Jick ne savent probablement pas qu'il s'agit d'une lettre aux éditeurs d'un paragraphe et non pas d'un article scientifique en bonne et due forme», explique-t-il.
J'insiste, ce genre de truc arrive tout le temps. Les exemples de légendes urbaines académiques collectés par Rekdal sont nombreux. L'une de ses préférées est une célèbre citation sur l'importance de bien référencer ses citations. Sa première occurrence apparaît dans un article publié par Katherine Frost Bruner en 1942.
«Une faute bien plus odieuse qu'une référence incomplète, écrit-elle, est une référence inexacte. La première sera décelée par l'éditeur ou l'imprimeur, tandis que la seconde fera trébucher les chercheurs ultérieurs et exposera à jamais la nonchalance de l'auteur.»
Cette phrase, ou du moins un extrait, se retrouve notamment dans diverses éditions d'un guide d'écriture académique réputé, celui de l'Association américaine de psychologie (APA). Selon Rekdal, elle apparaît aussi dans des livres, des articles et des sites internet dans neuf langues différentes, toujours dans le cadre de consignes ou de conseils rédactionnels et bibliographiques pour des articles scientifiques.
Archéologie citationnelle
Le problème, c'est que la version la plus célèbre de cette phrase –celle que l'on retrouve dans tous ces supports– en modifie les mots d'une façon à en altérer le sens. Dans la troisième édition du guide de l'APA publié en 1984, un résumé de l'article de Bruner indique que les références incomplètes comme les références inexactes, et non pas uniquement les secondes, exposent la «nonchalance de l'auteur». En d'autres termes, une erreur de citation se retrouve dans un texte de référence sur la meilleure façon de citer des références... L'impair a depuis été reproduit dans la quatrième et la cinquième édition du guide, et a donc été calqué et transmis dans plusieurs autres sources s'y référant.
Si la littérature scientifique regorge de ce genre d'histoires, il faut s'armer de patience pour circuler entre ces poupées russes citationnelles et en connaître le fin mot. James Wetterer, un écologue, peut en témoigner. Lorsqu'il a voulu remonter la source d'une histoire de fourmis invasives sur des îles de Madère, il s'est retrouvé face à 55 citations pointant vers une étude menée dans les années 1800 et établissant deux vagues de colonisation successive de l'archipel par les fourmis étrangères, avant l'extinction des fourmis autochtones.
Aux yeux de Wetterer, ces données étaient quelque peu exagérées: ses propres recherches menées au XXIe siècle montraient que les fourmis autochtones se portaient comme des charmes, tandis que les fourmis soit-disant invasives n'avaient jamais occupé plus de 10% de l'archipel. En réalité, l'erreur remontait à un ensemble de papiers publiés au début des années 1900. Sauf qu'aucun chercheur ultérieur ne les citait nommément, tous avait reproduit la bourde en prétendant avoir consulté la source primaire.
«La plupart des scientifiques ont sans doute conscience des erreurs de citation et de copie des références dans la littérature scientifique, écrit Wetterer, mais peu connaissent à mon avis la gravité réelle du problème.»
Des taux d'erreurs très importants
Il cite ensuite divers travaux sur le sujet. Selon une étude ayant comparé plus de 1.000 citations directes à leurs sources originales, 44% contiennent au moins une erreur. Selon une autre, portant sur les fautes de frappe reproduites telles quelles au fil des bibliographies, au moins 70% de toutes les citations scientifiques sont en réalité copiées sur les références de sources secondaires.
D'autres spécialistes estiment à 67% le taux d'erreur de citations dans certaines revues médicales. Rekdal fait remarquer que des livres entiers sont fréquemment cités comme références de données spécifiques, sans que personne ne se donne la peine de préciser un numéro de page.
«Des fois, j'ai l'impression qu'en quantité et en précision, les références ont été placées là comme de l'origan qu'on saupoudre sur une pizza juste avant de la mettre au four», écrit-il.
Et ce qu'il y a de plus bizarre avec ce problème, c'est que les progrès technologiques n'ont rien fait pour l'endiguer. Revenons au cas du Porter et Jick (1980). Comme le fait remarquer Quinones, avant 2010, le New England Journal of Medicine n'avait pas d'archives remontant avant 1993. Ce qui signifie qu'un chercheur souhaitant vérifier la citation devait se rendre à la bibliothèque et consulter un exemplaire papier de la revue. Aujourd'hui, il est néanmoins possible de dénicher la fameuse notule –et la liste des articles qui la citent– en quelques clics. On aurait pu penser que «la nonchalance des auteurs» allait en être anesthésiée.
Bourrage bibliographique
Que nenni. En pratique, la diffusion électronique de l'information a encore aggravé la situation. Avec la course à la publication –et la multiplication des supports où les chercheurs peuvent faire état de leurs travaux– la quantité a largement supplanté la qualité dans le monde académique. On n'a tout simplement pas le temps de vérifier chaque citation, qu'importe qu'on dispose désormais des outils rendant ce processus bien plus rapide et efficace qu'auparavant.
Parallèlement, ces mêmes outils numériques susceptibles de nettoyer la littérature de ses citations galeuses facilitent la hiérarchisation des chercheurs selon des indicateurs bibliométriques –comme le nombre de fois où leurs papiers ont été cités. Dès lors, le système incite les chercheurs à user et abuser de leurs bibliographies pour faire progresser leur carrière. Et après tout, pourquoi ne pas truffer vos articles de références inutiles quand elles favorisent vos propres travaux ou ceux de vos collègues?
Sauf que ce bourrage des urnes académiques en vient à boucher un canal vital de la communication scientifique, en tapissant de citations médiocres, fausses ou plagiées des références nécessaires. Le destin du paragraphe de Porter et Jick montre comment ce brouillage de la connaissance peut même, dans certains cas, être une question de vie ou de mort. Littéralement parlant.