Dimanche 11 juin 2017, seuls 20 millions d’électeurs, soit 48,71 % du corps électoral, se sont déplacés pour voter lors de ce premier tour des élections législatives. Ce dimanche 18 juin, la tendance est la même. Ce niveau de participation historiquement faible dans l’histoire de la Ve République révèle une fois de plus que ce système est entré en crise. Cette dernière devrait logiquement profiter au président Macron, qui pourrait obtenir 70% des sièges à l’Assemblée nationale, alors que seulement 15,7 % des électeurs ont voté pour lui (32,32 % des suffrages exprimés), et se retrouver sans opposition crédible. Cette situation problématique pour une démocratie semble inscrite dans l’ADN de la Ve République et dans l’hyper-représentativité qu’elle porte.
La démocratie, ou étymologiquement «le pouvoir du peuple», se caractérise par la participation des citoyens à la vie politique. Au IVe siècle avant Jésus-Christ, Aristote écrivait dans Politique que «le principe de base de la constitution démocratique c’est la liberté. […] Et l’une des formes de la liberté c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant». Pour le philosophe grec, être citoyen signifiait participer activement à la vie publique. Aristote considérait l’homme comme un être social et politique («zoon politikon»). C’est pour cela qu’il va jusqu’à justifier la mise en esclavage de ceux qui ne possèdent aucune aptitude politique.
Quelques siècles plus tard, Jean-Jacques Rousseau faisait un constat similaire. En 1762, dans Du Contrat Social ou Principes du droit politique, le citoyen genevois estime qu’un gouvernement est démocratique que si le peuple, «totalité concrète des individus», est souverain, c’est-à-dire que la loi est l’expression de la volonté générale. Ainsi, un tel régime exige que «le souverain n’est formé que des particuliers qui le composent». Dans ces conditions, le vote ne garantit pas la démocratie. Rousseau écrit alors à propos du régime britannique, qui se fondait déjà sur le suffrage universel:
«Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l‘élection des membres du parlement: sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde.»
Pour le philosophe, sans participation active des citoyens, l’élection mène à une «aristocratie élective». Aristos, étant les «meilleurs» en grec et l’élection (du latin electio) désignant le choix, le suffrage universel permet de désigner ceux qui sont perçus comme plus apte à gouverner. Il faut cependant noter que le régime démocratique de Rousseau n’est possible qu’avec des citoyens éduqués, vertueux et soucieux du bien commun. En outre, il exige aussi «que nul citoyen ne soit assez opulent pour pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre». Conscient des difficultés pour instaurer un tel régime, il écrit que «s’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes». Pour remédier à ce problème, Rousseau défend le mandat impératif, où les élus ne sont que de «simples officiers» exerçant au nom du peuple le pouvoir, qui garde un contrôle sur eux. Ainsi, «les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement». C’est en opposition à cette vision de la démocratie qu’émerge le système représentatif durant la Révolution française.
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Le révolutionnaire français Emmanuel-Joseph Sieyès, théoricien du système représentatif explique lors d’un discours à l’Assemblée constituante le 7 septembre 1789:
«Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; donc ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. Toute influence, tout pouvoir leur appartient sur la personne de leur mandataire, mais c’est tout. S’ils dictaient des volontés ce ne serait plus un État représentatif, ce serait un État démocratique.»
L’objectif est d’empêcher la démocratie de se muer en «ochlocratie» («pouvoir de la populace» ou «pouvoir de la foule») en instaurant une fracture entre gouvernants – appartenant généralement aux classes sociales favorisées– et gouvernés –principalement membres de la plèbe. La démocratie libérale qui se développe au XIXe siècle repose sur le suffrage universel, la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), l’État de droit, qui protège les citoyens, et la «neutralité axiologique» de l’État, qui ne se dote d’aucune conception métaphysique du Bien, et est une héritière directe de cette vision.
Comment la Ve République a généré sa propre crise
Si la Ve République est un régime qui assure mal la représentativité du corps électoral –puisqu’elle a tendance à accorder trop de pouvoir à la majorité relative et presque rien aux minorités, même importantes–, elle est paradoxalement un système hyper-représentatif. D’ailleurs, cette mauvaise représentativité n’est pas substantielle à la Ve République, puisque le mode de scrutin –généralement majoritaire à deux tours– n’est pas inscrit dans la Constitution, ce qui explique l’introduction de la proportionnelle lors des législatives de 1986. Dans un système représentatif, la Nation devient une entité abstraite et distincte du peuple. Ainsi, les élus ne représentent pas les électeurs, mais cet être collectif indivisible qu’est la Nation, et n’ont pas être à l’image du corps électoral. Nous retrouvons cette fiction dans la désignation du pouvoir législatif. Car bien qu’élu géographiquement, chaque député est considéré comme le représentant de la Nation entière et pas de sa circonscription. Mais c’est surtout dans l’élection du président de la République que cette conception s’incarne le mieux. C’est la raison pour laquelle notre «monarque républicain», incarnation de la Nation, bénéficie d’autant de pouvoir. Certes, la Constitution de 1958 avance que «la souveraineté appartient au peuple», mais c’est pour aussitôt ajouter : «qui l’exerce par ses représentants». Le référendum, autre instrument de la souveraineté du peuple, est octroyé par les représentants, qui ne l’utilisent que très peu.
Or, ce système représentatif a pour caractéristique d’infantiliser les citoyens, en le déresponsabilisant. La fracture entre gouvernés et gouvernants provoque à terme un désintérêt des premiers pour la chose publique. C’est ce que l’intellectuel Cornelius Castoriadis, défenseur de la démocratie directe, nomme à partir de 1996 «la montée de l’insignifiance». Expliquant ce qu’il entendait par-là, il relève qu’«on observe un recul de l’activité des gens. C’est un cercle vicieux. Plus les gens se retirent de l’activité, plus quelques bureaucrates, politiciens, soi-disant responsables, prennent le pas». Pour lui, la raison est simple :
«Il y a donc une contre-éducation politique. Alors que les gens devraient s’habituer à exercer toutes sortes de responsabilités et à prendre des initiatives, ils s’habituent à suivre ou à voter pour des options que d’autres leur présentent.»
D’après Castoriadis, «comme les gens sont loin d’être idiots, le résultat, c’est qu’ils y croient de moins en moins et qu’ils deviennent cyniques» et se replient sur leur sphère privée. Cette logique est amplifiée par deux autres phénomènes. Les classes supérieures vivent dans le cœur des métropoles, qui concentrent création de richesses et pouvoir politiques. Quand les classes populaires ont été reléguées en périphérie de ces métropoles, en banlieue ou du côté de la «France périphérique», comme le souligne le géographe Christophe Guilly dans l'ouvrage du même nom. La conséquence est que ces deux classes ne se côtoient plus assez et ne se connaissent plus.
Les perdants de la représentation
Or, en 2012, l’Assemblée nationale était composée de 81,5% de cadres et professions intellectuels, alors que ceux-ci ne représentent qu’une minorité de la population française (16,7 % en 2010). De mêmes, alors qu’ils sont largement majoritaires (81,3 % des Français en 2010), ouvriers, employés, artisans, commerçants, chefs d’entreprise et professions intermédiaires ne formaient que 18,5 % de l’Assemblée en 2012. Ainsi, les gouvernants sont souvent issus des classes supérieures. C’est pour cela que les politiques menées par les premiers s’opposent aux intérêts des perdants de la mondialisation. L’offre politique qui leur est proposée est alors souvent insuffisante, car les programmes des grands partis en mesure de gouverner ne correspondent pas à leurs intérêts, comme l’ont démontré les sociologues Thomas Amadieu et Nicolas Framont dans Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter (2015).
C’est pour cette raison que l’abstention est plus forte chez les ouvriers (66 % lors du premier tour des législatives) que chez les cadres («seulement» 45 % à la même élection). Depuis l’instauration du quinquennat par référendum en 2000 et l’inversion du calendrier électoral, qui fait aussitôt succéder les législatives à la présidentielle, les secondes ne font qu’amplifier le résultat de la première. Ce phénomène doit expliquer une démobilisation des électeurs dont les candidats ont été battus. Ainsi, d’après une étude réalisée le jour du vote par l’Ifop, seulement 32% des électeurs qui ont voté Emmanuel Macron au premier tour de la présidentielle se sont abstenus, contre 55% des électeurs de Marine Le Pen et 58% de ceux de Jean-Luc Mélenchon. Cette révision constitutionnelle a donc vidé de sens une élection pourtant cruciale pour notre régime.
Les élections législatives permettent de désigner le pouvoir législatif et de fonder en partie le pouvoir exécutif. Elles sont donc au moins aussi importantes que la présidentielle. Le 18 juin, la majorité présidentielle pourrait disposer de 70% des sièges de l’Assemblée nationale. Elle pourrait alors se retrouver sans opposition réelle pendant cinq ans. Pourtant, Macron n’a réuni, au premier tour de l’élection présidentielle, «que» 24,01 % des suffrages exprimés, soit 18,67 % des inscrits. Parmi ceux-là, selon un sondage Libération-Viavoice, seuls 58% ont voté par conviction, ce qui ne représente que 10,55% des électeurs et à peine plus de cinq millions de citoyens. De même, au soir du second tour, 61% des Français ne désiraient pas que Macron ait une majorité, selon Ipsos. Pourtant, c’est bien lui qui, grâce à sept millions d’électeurs, pourraient s’octroyer la plus forte majorité de l’histoire de la Ve République. Dans le même temps, le Front national et la France Insoumise qui ont tous les deux récoltés 21,30 % et 19,58 % des suffrages exprimés pourraient ne pas disposer de groupe parlementaire (15 députés). Outre la légitimité de cette majorité, c’est l’absence de contre-pouvoir qui pose problème. Notre régime ne peut en aucun cas être comparé à une dictature, mais il semblerait qu’il ait abimé ce qui fondait la démocratie.