Laura Nsafou doit beaucoup à Toni Morrison. C’est au travers d’une phrase que la romancière afro-américaine a inspiré Laura, auteure et blogueuse afroféministe de 24 ans — surnommée Mrs Roots sur les réseaux sociaux. «[Sa chevelure] était comme un million de papillons posés sur sa tête», écrivait Toni Morrison dans son dernier roman, Délivrances, pour décrire les cheveux crépus de son personnage principal, Bride. De cette métaphore, Laura Nsafou a eu l’envie de faire un livre pour enfants, intitulé Comme un million de papillons noirs et dont la sortie est prévue pour cette année 2017. L’occasion de raconter l’histoire d’une héroïne afrodescendante aux enfants, quand il est rare de trouver un livre jeunesse dont le héros n’est pas un petit garçon blanc ou un animal. La demande est telle que Laura Nsafou et la maison d'édition Bilibok ont récolté 10.000 euros en six jours pour imprimer les 1000 premiers exemplaires de Comme un million de papillons noirs.
«Le premier livre dans lequel je me suis reconnue était justement l’un de ceux de Toni Morrison, Tar Baby. C’est à ce moment là que je me suis rendue compte du problème: s’il me faut lire le roman d’une auteure américaine pour me voir quelque part et me sentir pleinement représentée, ce n’est pas normal», déplore Laura.
En 2014, la blogueuse en a même fait un article en deux parties sur le sujet dans lequel elle interviewait une mère qui admettait ne pas avoir pris conscience enfant de «la représentation très blanche des personnages dans la littérature jeunesse» et avoir de ce fait «intériorisé cette normalisation et cette invisibilisation» jusqu’à ce qu’elle-même devienne parent.
Chiffres manquants
Quid des statistiques sur le sujet? «Il n’y a pas de chiffres, regrette Diariatou Kebe, auteure de Maman noire et invisible et présidente de l’association Diveka, qui promeut la diversité dans la littérature jeunesse, «les statistiques ethniques étant “contrôlées”.»
Pourtant, le problème est conséquent et se pose, qu’il s’agisse de diversité genrée ou mélanique, dans de nombreux pays occidentaux. Comme aux Etats-Unis, par exemple.
L'infographie ci-dessus illustre la diversité des personnages proposés aux petits Américains, selon les résultats d’une enquête réalisée par le Centre coopératif des livres pour enfants. Nous avons contacté plusieurs grandes maisons d'édition françaises à ce sujet, dont notamment Flammarion et Gallimard, mais aucune ne nous a encore répondu.
Laura Nsafou, qui a travaillé dans le monde de l’édition pendant quelques années, explique:
«Le marché américain sert d’indicateur pour le marché français. Ce qui est aux Etats-Unis maintenant arrivera en France dans une année ou deux, par exemple. Ce qui veut dire que si les chiffres sont déjà révélateurs d’un manque de diversité outre-Atlantique, l’état des lieux est sans doute pire dans l’hexagone. Nous n’avons pas la même culture de l’édition: des enfants peuvent publier leurs propres livres là-bas, en France notre culture du livre est très élitiste.»
Quand de rares livres présentent un personnage principal non-blanc, qui n'est pas un petit garçon et qui par conséquent doit composer avec ses différences, il arrive que des parents tombent sur des ouvrages comme celui de Petit Oursin édité chez Flammarion en 2002:
«C'est parce que la petite fille a des cheveux crépus que le livre s'appelle Petit Oursin. D'ailleurs sa maman blanche s'essaie à repasser les cheveux de la petite fille au fer à repasser», raconte Diariatou Kebe
Même en Afrique francophone...
On pourrait penser la situation différente dans les pays d’Afrique francophone, mais non: «Sachant que les livres scolaires sont édités par la France, il y a un vrai problème», explique Diariatou Kebe.
«Les bibliothèques là-bas sont fournies par des associations “très généreuses” en livres français, ironise Laura Nsafou. Surtout, le circuit éditorial en Afrique francophone est sclérosé à cause du prix du papier et de la diffusion. Donc on va trouver beaucoup de livres français dans ces pays-là, mais pour l’inverse il faut vraiment chercher. Ce n’est pas faute d’avoir des ONG qui soutiennent des éditeurs indépendants sur place. La grosse faille c’est quand il s’agit d’importer des livres africains en Europe.»
Cristèle Carmen Dandjoa, auteure de Mayi Sirena: la petite fille mauve a envoyé son manuscrit à plusieurs maisons d’édition françaises. Son livre raconte l’aventure d’une petite fille Togolaise qui se trouve dotée de trois jambes. Les éditeurs lui ont unanimement répondu:
«“Nous, on ne fait pas ce genre”, raconte t-elle. Je ne sais pas de quel “genre” il s’agit, mais cette histoire que j’ai inventée pour ma fille lui plaît et plaît à d’autres enfants donc je lui ai donnée vie.»
Un seul éditeur s’est intéressé à son projet, il est africain. «Le seul problème, c’est qu’il me demandait de tout faire: payer l’impression, assurer la communication et démarcher des illustrateurs. Là, j’en ai conclu que je pouvais le faire toute seule», dit-elle. Cristèle finit par s’autoéditer.
Une «culture du livre élitiste»
Laura Nsafou et Diariatou Kebe jugent toutes les deux que ce sont les maisons d’éditions, puis les écrivains et les illustrateurs, dans un second temps, qui sont responsables de ce manque de diversité. «Ce sont toujours les mêmes personnes qui produisent les mêmes choses, soupire Laura. Les plus innovants en la matière sont des écrivains auto-édités ou des maisons d’édition indépendantes qui n’ont pas autant d’argent que des éditeurs reconnus.»
Diariatou Kebe ajoute:
«Quand j’ai commencé à travailler là-dessus je pensais moi aussi qu’il y avait un vrai manque de diversité. Mais les livres existent! Les auteurs sont là, mais on ne les met pas suffisamment en avant parce qu’ils ne profitent pas du réseau de diffusion des grandes maisons d’édition.»
D'ailleurs même quand les maisons d’édition ont l’occasion de mettre en avant une certaine diversité, elles s’y refusent: lorsque Andrea Beaty, auteure américaine pour enfants, publie le livre Ada Twist, scientist, dans lequel l’héroïne est une petite fille noire, c’est le seul livre d'une collection de trois, qui n'est pas traduit en français. Et ce malgré les records de vente aux Etats-Unis: de toute l'année 2016, on n'a vu de livre pour enfants vendu aussi rapidement. Les deux autres, Rosie, l’ingénieure et Iggy Peck, l’architecte racontent les histoires d’enfants blancs. Ceux là sont traduits par la maison d’édition Sarbacane. Contactée par nos soins, la directrice éditoriale de Sarbacane, Emmanuelle Beulque, a confirmé qu’une traduction d’Ada Twist, scientist n’est pas prévue pour des raisons «confidentielles».
Un impact psychologique conséquent
Si la diversité des personnages dans la littérature jeunesse est cruciale, c’est parce qu’elle joue un rôle clé dans le développement de l’enfant selon le pédopsychiatre et chercheur en ethnopsychiatrie, Saïd Ibrahim:
«Un enfant doit penser son monde, comprendre qui il est, comment il est fabriqué et nourri. Et la littérature jeunesse peut justement servir de porte d’entrée.»
Faute de personnages divers, «on nous a habitués, en tant qu’enfants non-blancs, à concevoir l’universel avec des personnages blancs», dit Laura Nsafou.
Mais si l’enfant ne se sent pas représenté dans des environnements qu’il identifie, dans des aventures qui pourraient l’inspirer ou dans des situations qu’il connaît, «cela peut bloquer son imaginaire, prévient le pédopsychiatre. Le risque pour l’enfant, c’est de ne pas pouvoir s’interroger ni se situer.»
Quelques ratés et de futures réussites
Un problème dont certaines maisons d’édition se disent conscientes. Justine Haré, éditrice chez Talents Hauts, décrit la ligne éditoriale de la société:
«Nous essayons de bousculer les idées reçues et d’aller à l’encontre des discriminations de genre, raciales ou validistes.»
Mais Laura Nsafou et Diariatou Kebe trouvent toutes les deux que Talents Hauts ne s’y prend pas toujours de la meilleure des manières: «Je me souviens notamment de Samiha et les fantômes, qui raconte l’histoire d’une petite fille qui ne veut pas devenir fantôme une fois plus grande. Les fantômes, ce sont les femmes voilées...», se rappelle Diariatou Kebe.
Elle poursuit:
«Il y avait aussi Gros chagrin, qui raconte l’histoire d’une petite fille métisse qui veut devenir blanche, comme son papa. Alors il lui raconte une histoire où elle devient un petit chat noir, transformé en chat blanc par une fée. Mais comme personne ne la reconnaît, pas même sa mère, elle redevient noire. La conclusion, c’est qu’elle a un coeur “noir et blanc”. C’est problématique quand on sait à quel point le blanchissement de la peau est un problème récurrent dans les communautés noires. Ça l’est aussi quand on s’aperçoit que dans cette histoire, le racisme arrive de nulle part, comme si cette petite fille ne s’aimait pas de manière innée, alors que ce genre de réflexions arrivent après des moqueries reçues à l’école dans la plupart des cas.»
Justine Haré répond:
«Avec ce livre, on explique que ça ne sert à rien de changer de peau. Elle ne doit pas ressembler aux autres: elle est le fruit d’un métissage. Concernant Samiha et les fantômes, nous avons eu pas mal de reproches pertinents. Si on devait le refaire aujourd’hui, nous aborderions ce sujet autrement.»
Pour ne pas tomber dans ces écueils, Bilibok propose plutôt aux parents de personnaliser un livre en fonction de l’enfant et de son environnement familial. C’est justement ce genre d’initiatives que propose de mettre en lumière l’association Diveka.