Des concerts, voire des tournées, à guichets fermés. Des chiffres qui donnent le tournis. Des récompenses à tout-va. Des anciennes gloires qui remontent sur scène. Ne cherchez pas, le rap en France n'a jamais bénéficié d'une popularité et d'une résonance aussi conséquentes. Alors que, pour de nombreux rappeurs francophones, les certifications –disque d'or, disque de platine et même disque de diamant– pleuvent, le rap francophone semble parvenir à s'épanouir, en salles comme en festivals, bien plus facilement qu'auparavant. À tel point qu'en 2015, Télérama s'était même demandé si les soirées rap étaient «redevenues fréquentables».
Il faut dire qu'après un passage à vide de quelques années entre 2005 et 2012, le genre a retrouvé des couleurs. D'abord grâce à des succès notables, de Kaaris à Youssoupha, en passant par 1995 qui donnera, plus tard, naissance au projet solo de Nekfeu. Puis grâce à l'émergence d'une variété «urbaine» –de Soprano, Black M à Sexion d'Assaut– qui a démontré que remplir des Zeniths n'était plus un créneau uniquement réservé aux rockstars, ni aux anciennes gloires du hip-hop. «J’ai juste l’impression que le rap français est devenu mainstream, comme le rap américain l’est déjà depuis très longtemps», acquiesce Emmanuel Forlani, co-organisateur des concerts et des soirées Free Your Funk à Paris depuis une dizaine d'années (Action Bronson, Joey Bada$$...).
Un constat assez largement partagé dans le monde du rap français, à l'image de Benjamin Chulvanij, patron de Def Jam, label hip-hop d'Universal, ou de JoeyStarr pour qui le rap serait devenu «la pop d'aujourd'hui». Une appellation et une réalité difficiles à contredire pour peu que l'on s'amuserait à rencenser l'intégralité des événéments rap de la capitale –des soirées Yard aux HRZNS, pour ne citer qu'elles–, ou à analyser la manière dont certains festivals ont ouvert grand leurs portes au hip hop.
Les festivals Rock en Seine et We Love Green sont deux exemples assez éloquents. Le premier, pour son édition 2017, n'a pas hésité à convier et confier une large place aux artistes rap français, belges ou américains (Columbine, Caballero, Jeanjass, Vince Staples, Denzel Curry, Cypress Hill, Rejjie Snow, Roméo Elvis...). Le second, depuis 2011, a progressivement orienté sa programmation vers les musiques électroniques et des sonorités hip hop –sa dernière édition en date propose des artistes comme Damso, Jok'Air, Anderson .Paak, Action Bronson... L'an dernier, souvenez-vous, c'est le duo de rappeurs PNL qui y avait fait un passage remarqué.
«Une source d'emmerdes»
Le temps des soirées Hip Hop Résistance, pilotées par Dj Fab et feu dans les années 2000, semble aujourd'hui bien lointain. Le duo était alors l'un des seuls à promouvoir et faire vivre le hip-hop indépendant dans la capitale. «Avant eux, personne ne le faisait, ils ont eu une sorte de monopole malgré eux. Personne voulait faire de soirées ou de concerts hip hop, c'était une source d'emmerdes pour tout le monde», se souvient Emmanuel Forlani.
Désormais, le public parisien a l'embarras du choix. Les professionnels du spectacle, bien conscients de l'engouement populaire récent d'un public –de plus en plus jeune– pour le rap, ont complètement changé de braquet. Et, bien qu'en retard par rapport aux États-Unis, cette mutation s'est opérée assez rapidement, note-t-il.
«Il y a encore dix ans, le rap était une musique de pestiférés. Il n'y avait alors que très peu de tourneurs qui faisaient du hip hop, c'était souvent des tourneurs indépendants. Aujourd'hui, il y a non seulement des labels mais aussi des tourneurs qui ouvrent une section hip hop car ils se rendent compte que c'est ce que les jeunes écoutent. T'as des bookeurs hip hop là où il n'y en avait pas il y a encore deux ans. Aujourd'hui, tous les professionnels veulent du rap dans leurs événéments. C'est tant mieux, même si ça nous fait sourire car ce n'était pas du tout le cas il y a quelques années.»
Un vieillissement bénéfique du public
L'explication derrière ce changement de regard, de la part des professionnels, comme de celui des médias traditionnels (qui se montrent globalement bien plus bienveillants), est aussi une question démographique pour Emmanuel Forlani. Emmanuelle Carinos, doctorante en sciences sociales au Cresppa, un laboratoire de recherche qui regroupe Paris-8 Saint-Denis, Paris-10 Nanterre et le CNRS, confirme:
«Le vieillissement des gens qui ont grandi avec le rap a des conséquences sur la légitimité du genre. Tout simplement, parce que de futurs journalistes, programmateurs et programmatrices de concerts ont grandi avec et n'ont donc pas la même approche.»
Ce qui n'était pas le cas il y a quelques années, selon Emmanuel Forlani:
«Pour les salles, ça commence à changer. Mais la plupart des gens qui sont aux manettes des salles, des subventions de l’État, c’était, jusqu’à il y a pas longtemps, des gens qui n’étaient pas du tout en contact avec le hip hop. Des gens qui venaient plutôt du milieu du rock ou de l’électro. Ils n’avaient aucune sensibilité hip hop. C’était donc compliqué pour eux d’avoir un regard qualitatif puisque ce n'était pas des gens passionnés.»
Sans compter que dans les labels, les rédactions et dans le monde du spectacle en général, des profils plus jeunes ont désormais leur mot à dire, qui ont grandi en écoutant du rap, et disposent d'une connaissance approfondie du genre. «Dans les médias, on ne rélègue plus le rap aux faits divers, aux clashs entre Booba et La Fouine, c'est une bonne chose», se réjouit Fif, cofondateur du site d'information spécialisé sur le rap Booska-P, lancé en 2005.
Le privilège de l'éclectisme
En quelques années, c'est aussi le public qui a changé. Il s'est diversifié tant en terme d'âge, de genre que de classe sociale. Mais pas autant qu'on l'imagine souvent: les classes populaires et privilégiées se croisaient déjà il y a une vingtaine d'années, comme le raconte Karim Hammou, chargé de recherche au Cresppa, pendant un colloque:
«On présente souvent ce public comme essentiellement composé de jeunes hommes des classes populaires, avec une diversification sociale récente. En fait, les publics du rap se rencontrent dans les années 1990 aussi souvent parmi les enfants des classes supérieures que parmi les enfants d’ouvriers. Par contre, on observe dans les années 2000 un recul relatif de l’écoute du rap dans les groupes sociaux privilégiés. Autre évolution, si le public des années 1990 écoutait majoritairement du rap français, sa version américaine s’impose de plus en plus depuis les années 2000.»
Emmanuel Forlani ajoute un autre élément important, qui expliquerait en partie ce changement de public progressif:
«Comme le rap s’est rapproché de la pop culture, il y a plein de gens qui ne baignent pas forcément dans la culture hip hop qui viennent de plus en plus à des concerts parce qu’ils aiment un artiste, mais à coté de ça, il aiment du rock, de l’électro. C’est un phénomène intéressant dans le public 18-25 ans actuel. Contrairement à ce qu’était le public hip hop il y a 10-15 ans, c’est des gens qui écoutent de tout. Ils vont aller à We Love Green écouter autant du rock que de l’électro et du rap.»
Ce que décrit le coordinateur des soirées Free Your Funk, Emmanuelle Carinos se souvient l'avoir lu dans un livre co-écrit par Philippe Coulangeon, Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu: l'hypothèse de l'éclectisme.
«Les classes dominantes auraient les clés pour accéder non seulement à la culture dite légitime —l'opéra, le cinéma d'auteur, entre autres— mais aussi à la culture dite populaire: le foot, le rap, ou la bande-dessinée à un moment», énumère la doctorante.
Ceci dit, elle nuance:
«Le rap est un genre tellement riche, tellement fort qu'il peut très bien convenir pleinement, entièrement à une foule de dispositions culturelles très variées. C'est un genre qui brise des barrières sociales, les reconfigure. Ce qui est légitime au sein du rap comme espace n'est pas forcément ce qui est légitime dans une société caractérisée par la domination de la culture savante, écrite, produite par des bourgeois et/ou par des blancs, et pourtant qu'ils ne peuvent plus ignorer.»
Impossible donc de nier, selon Emmanuelle Carinos, que les évènements rap rassemblent. Ils rencontrent de ce fait un fort succès. Et avec le succès, forcément, viennent les retombées économiques.
«Musiques urbaines»
Mais malgré le succès commercial, le genre reste encore méprisé par les institutions et les classes dominantes. Emmanuelle Carinos le déplore:
«Dans les représentations sociales du genre musical, on note de nombreux exemples de racisation du rap et de ceux qui le font, ce qui contribue à sa dévalorisation. Les thèmes de "musique de sauvage", "violente", "vulgaire" reviennent fréquemment, explicitement chez les détracteurs du rap —la saillie "musique nègre" d'un Henri de Lesquen est récente—, et de manière plus sournoise (mais qui peut être tout aussi violente) chez des gens qui se prétendent plus «neutres». Le combo "racisé de classes populaires" produit une illégitimation spécifique qui peut prendre ce type de formes.»
La doctorante cite l'exemple de la catégorie «musiques urbaines», qui consacre les artistes rap et hip hop, de la cérémonie des Victoires de la Musique:
«Cette catégorie, qui regroupe des genres musicaux très différents, est un peu une aberration dans ce sens. Elle exprime par contre très bien à la fois le succès commercial du genre qui implique qu'on ne peut plus l'ignorer associé au processus d'altérisation que ce type d'institution font peser sur les artistes: ce n'est pas la "chanson française", c'est "la musique des autres", et pour ne pas dire la musique des autres, on dit "urbain", alors qu'on ne voit pas trop ce à quoi ça correspond concrètement.»
Est-ce donc par simple opportunisme que les professionnels de la musique se sont tournés comme d'un seul homme vers le rap, ou par une volonté éditoriale d'ouverture vers d'autres horizons musicaux? Cela reste difficile à dire et à évaluer compte tenu de la singularité des démarches. Emmanuel Forlani, lui, défend l'idée d'un «rééquilibrage». À Paris, la techno et la musique électronique, par l'intermédiaire de la Concrete ou d'événement comme le Weather Festival, ont été surjouées. Et, comparativement, les salles et festivals parisiens et français ont proposé que très peu de hip hop, ajoute-t-il.
«J'ai le sentiment qu’il y a une forme de rééquilibrage. Les gens en ont marre des soirées techno. Ils ont envie d’écouter autre chose, un peu plus de hip hop. Les professionnels sont en train de se réveiller parce que les gens et les jeunes sont demandeurs de cela. Au fond, ils s’adaptent juste à la demande, avec beaucoup de retard par rapport aux États-Unis.»
Pour décrire ce revirement de situation, Fif parle d'abord d'une «belle revanche», mais surtout d'une «victoire», obtenue sans l'avoir voulue et sans animosité envers ceux qui n'ont jamais vraiment eu ni l'envie, ni l'intention, de promouvoir ce genre musical.
«Tout ce qu'il se passe aujourd'hui, c'est bien la preuve que nous avons gagné. Les gens qui disaient que ce n'était qu'une mode, qui refusaient de jouer du rap sous prétexte que nous n'étions pas fréquentables, que nous étions les méchants, n'ont aujourd'hui plus le choix. Tu ne peux plus passer à côté du rap, car si jamais tu décides de faire sans, alors tu te plantes, parce qu'il faut remplir les salles.»
Tout n'est pas gagné
Bien que le monde du spectacle évolue en offrant une plus large place au rap, le genre se heurte toutefois encore à des obstacles. La réticence des marques et des sponsors vis-à-vis du hip hop, par exemple, reste une réalité en France.
«Jusqu’à il y a très très peu de temps, l’image du rap en France auprès des marques restait une musique assez peu glamour. Au-delà des clichés sur les violences dans les concerts, le hip hop est longtemps resté dans les esprits un milieu dans lequel il y avait peu de filles. On estimait aussi que le consommateur de hip hop n'avait que peu de pouvoir d’achat –ce qui est faux. Aux yeux des sponsors, c’était un public qui n’allait pas acheter. Ils préféraient, par exemple, sponsoriser un événement électro, et c’est encore le cas.»
Il reste donc encore du chemin à faire avant que, comme aux États-Unis, des marques de téléphonie sponsorisent des événements entièrement hip hop. Mais cela évolue –lentement. Fif de Booska-P est bien placé pour en parler, lui qui s'est frotté pendant de longues années à la réticence des annonceurs, peu enclins à associer leur image à celle du hip hop. «On avait une mauvaise image, on nous reprochait de ne parler que de rap, mais cela a changé avec le temps. Désormais, on assume haut et fort notre positionnement, et ils aiment ça», dit-il. Pour preuve, dernièrement, le site a décroché une campagne pour Le Roi Arthur: La Légende d'Excalibur, un film «qui n'a rien à voir avec le rap» –qui a même fait appel au rappeur Sofiane pour sa bande originale. «Ça veut tout dire.»
Reste que certains préjugés et stéréotypes qui collaient autrefois au rap ont la dent dure. Comme ce soir d'avril 2017 où une soirée dans le lieu historique des Bains Douches, à Paris, a été annulée au dernier moment après que le public et les rappeurs suisses invités à se produire se sont vus refuser l'entrée dans l'établissement. «On m’a expliqué qu’ils ne voulaient pas de cette clientèle-là, qu’ils ne pouvaient pas la gérer, ni même s’occuper de leur sécurité. Ils craignaient qu’ils cassent tout», rapportait Jean-Charles Leuvrey, fondateur de la webradio Hotel Radio Paris et organisateur de la soirée, à Trax.
L'incident fait réagir Emmanuelle Carinos:
«Ce que cette scène décrit, c'est vraiment la manière dont le public amateur de rap est perçu comme de "nouvelles classes dangereuses". Et, là encore, on voit la manière dont on va associer une "violence" à des êtres humains avec des propriétés sociales particulières.»
Finalement, ce soir-là, l'événement avait pu se poursuivre dans une autre salle, le Nouveau Casino, à quelques centaines de mètres de là.