Regretté dialoguiste aux répliques foudroyantes, Michel Audiard avait sans doute résumé un peu de sa pensée dans cet échange de Mort d'un pourri (Georges Lautner, 1977).
-«Les journalistes sont des vendus, des ordures. On devrait...
-Les acheter...
-... Ou les inviter à la chasse !»
Le mot d'esprit tombe en pleine scène de tir aux canards et la profession incriminée pardonnera à Audiard son sens de l'à-propos.
Or, tout n'est pas que pure fiction ou ressemblance fortuite avec la réalité dans ces petites phrases acides. Les chefs d'État et de gouvernement en ont fait une mode à force de sentir le poil à gratter d'un si noble métier... tant qu'il dérange tout autre que soi. Suiviste quand il faut, courtisan parfois, le journaliste peut vite redevenir ce petit animal fouineur que l'on aimerait corriger d'un coup de semelle quand il assume vraiment son rôle.
L'ambivalence de l'homme public, cajolant «les médias» et conchiant leurs employés - plus rarement l'inverse -, prend un tour plus marqué à l'heure où les nouveaux médias concurrencent la presse traditionnelle et où le citoyen blogueur supplante le journaliste. Où est donc passé ce fameux contre-pouvoir autrefois reconnaissable à ses lettrines de façade, ses ours de bas de page et son personnel encarté? Partout et nulle part. Le constat vaut aussi dans ces pays où un journaliste finit à l'ombre, voire pire, à peine a-t-il eu le temps de se mettre au travail. Le pouvoir se sent débordé. Oui, on s'y perd, tant le coup de sang d'un président contre «les journalistes» en terre démocratique se laisse souvent comparer à la colère d'un autocrate qui les surveille, les enferme ou les fait pendre.
«Les journalistes, ce sont des nullards, il faut leur cracher à la gueule, il faut leur marcher dessus, les écraser. Ce sont des bandits. Et encore, les bandits, eux, ont une morale.» De qui, cette douceur? D'un général birman? D'un prince saoudien? D'un potentat turkmène? Vous n'y êtes pas: elle est attribuée à Nicolas Sarkozy soi-même. Le président français s'y connaît pourtant en média où il ne manque pas d'amis. La petite phrase ne devait certes pas sortir d'un comité restreint entre hommes politiques de confiance. Peine perdue depuis l'édition du Canard enchaîné du 15 avril 2009! La confiance en politique a ses limites et le dogme du «off» ne résiste pas à ces petites transgressions qu'on appelle des fuites.
L'État en panne d'action porteuse a mal à son autorité mais heureusement, le mal est circonscrit. Il vient de cette «bande de porcs», comme les qualifie en ces temps de pandémie le Premier ministre slovaque Robert Fico, irrité de leur récente présence en surnombre dans son village natal et de leur manie de "conspirer" contre son gouvernement. Le cambodgien Hun Sen fait lui aussi son miel des métaphores animalières, assimilant régulièrement les journalistes de son pays à des «grenouilles». La comparaison n'a pas davantage flatté la presse cambodgienne mais elle est comme ça la presse : ingrate.
Au registre des insultes et des visions complotistes, Silvio Berlusconi se réserve plutôt pour les juges. Difficile de vilipender les médias auquel il doit une partie de sa fortune et qu'il contrôle désormais presque entièrement. Et quand le président du Conseil subit l'outrage des journalistes? Le manager qu'il est resté réplique aussitôt en purgeant l'organigramme de la rédaction fautive (lire la chronique Reporters sans frontières - Slate du 3 octobre 2009).
Après tout, ces foutus journalistes ne sont pas élus. Le chef de l'État, si, ou souvent. Comme si l'onction du suffrage valait surcroît de légimité médiatique, des chefs de l'État d'un genre aussi différent que Nicolas Sarkozy ou Hugo Chávez se font fort de rappeler leur conception de la préséance sur un plateau télé. «La télévision publique, c'est l'affaire du président de la République» rappelait le premier à l'adresse des «nullards» qui l'auraient oublié. Le colombien Alvaro Uribe, lui, s'est parfois fendu d'appels téléphoniques inopinés à l'antenne pour traiter en direct de «menteur» et de «terroristes» des éditorialistes trop critiques à son goût. Lesquels ont dû parfois prendre dans la foulée le chemin de l'exil sous la menace de groupes paramilitaires...
Déplorant au moment de sa brillante réélection, le 6 décembre, «l'abus de liberté» dont les journalistes se rendent décidément coupables, Evo Morales a récemment suggéré de les «éduquer» au respect de sa personne. Le trait grinçant n'a pas fait rire dans les rédactions boliviennes, mais celles-ci auraient tort de dramatiser. L'ironie reste préférable au cynisme, si l'on en juge par les «condoléances» atypiques du frère du président Sri Lankais, Gotabhaya Rajapaksa, après l'assassinat du journaliste Lasantha Wickrematunga, le 8 janvier 2009. «Pourquoi le monde s'inquiète-t-il pour un seul homme? Pour ce directeur de tabloïd? Il critiquait tout le monde. Donc tout le monde avait de bonnes raisons de le tuer», a estimé Monsieur frère.
L'abus, voilà le mot. Le journaliste par essence «abuse», comme le soulignait dernièrement une délégation vietnamienne en visite au siège de notre organisation, priant ses représentants de «ne pas détester notre pays plein d'amour pour la liberté d'expression» [sic]. Manquer de déférence envers le pouvoir, frôler le lèse-majesté et c'est tout le pays qui risque pour son image. Ce raccourci vaut en démocratie comme en dictature. A fortiori, en dictature se donnant parure démocratique.
Zine el-Abidine Ben Ali avait pourtant prévenu quiconque douterait de sa réélection à un cinquième mandat avec un «petit« 87 %. «La loi sera appliquée à qui émettra des accusations ou des doutes concernant l'intégrité de l'opération électorale sans fournir de preuves concrètes». Le raïs tunisien sacrifie hélas l'humour à la franchise. Tout le contraire de son homologue russe Dmitri Medvedev, interrogé par un journaliste ouzbek ce 9 décembre, et selon lequel en Russie comme en Ouzbékistan, «tout est en ordre» en matière de liberté d'expression. Tout est en ordre, oui. Comme en Erythrée où les 29 journalistes incarcérés «n'existent pas», jure le président Issaias Afeworki. Comme à Cuba, où leurs 25 confrères dans la même situation ne «sont pas des journalistes, mais des mercenaires à la solde de l'Empire», selon la lexicologie castriste. Vous ne le saviez pas? On rigole aussi, sous des régimes si bien armés contre la critique et la caricature.
Benoît Hervieu, Reporters sans frontières
Image de Une: Un jeu de chasse avec de vrais armes mais sur des cibles projetées Vincent Kessler / Reuters