On est parfois atterré par la méconnaissance des politiques français quand ils parlent de l’histoire de France: comment peuvent-ils si souvent se réclamer d’une histoire qu’ils connaissent de manière si approximative? Jean-François Copé qui parle du pont d’Arcole en flammes ou bien de Robespierre comme d’un homme qui «guillotinait d’abord et parlait après»? Jean-Christophe Cambadélis qui parle de Valls et de Hollande comme l’épée et le bouclier, soit une comparaison utilisée par les défenseurs de Pétain pour décrire de Gaulle et le vieux maréchal? La liste tend vers l’infini.
Un sentiment de malaise de plus en plus renforcé depuis que, durant la campagne présidentielle, certains ont affirmé vouloir remettre le récit ou le roman national au goût du jour dans les écoles. Car à les en croire, si ce pays désespère, si de plus en plus de jeunes vivent dans la précarité, si les aînés ne se portent guère mieux, si la colère gronde et si un parti extrémiste de droite est arrivé au deuxième tour de la présidentielle, cela n’est pas à cause du chômage de masse, de l’échec des politiques économiques enchaînées par tous les gouvernements successifs depuis trente ans pour y remédier, des affaires de corruption qui touchent la classe politique ou de la déconnexion totale entre les élites et le peuple non! C’est parce qu’on ne parle plus de Clovis et de Voltaire à l’école, ce qui convenons-en est beaucoup plus grave –même si c’est totalement faux.
Une inévitable vision caricaturale?
Comment expliquer cette vision si caricaturale? Par la manière dont l’enseignement de l’histoire se fait? Certes, du primaire au lycée, les programmes d’histoire sont chargés et il faut aller vite –et tout le monde ne fait pas des études supérieures en histoire. L’enseignement de l’histoire avant l’université est-il pour autant caricatural? Certainement pas à en lire les programmes. Encore moins à en écouter un professeur d’histoire-géographie, Hervé V., interrogé à ce sujet:
«Avec des classes de 4e, par exemple, sur un sujet aussi complexe que la Révolution, on est forcément obligé de prendre des raccourcis. Mais cela ne signifie pas que l’on caricature. Quant à l’idée de faire passer un récit national en classe, cela n’a aucun sens. L’histoire est une science. Certes, on peut parsemer son cours d’histoires (avec un s), d’anecdotes, qui permettent aux élèves de se raccrocher à quelque chose. Mais sur la globalité, un cours ne saurait être un récit, même s’il convient naturellement de le structurer et de lui donner un fil conducteur.»
Renouer d’une autre manière avec le récit et la chronologie, c’est l’audacieux pari d’un livre sorti l'an dernier et qui a fait grand bruit, L’Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, spécialiste de l’histoire médiévale. Reprenant le canevas classique de la chronologie, il se propose d’offrir ce qui se fait de plus avancé en matière de recherche historique. Le format: 10.000 signes par notice, une date, un événement recontextualisé, exposé, révisé par une ou un spécialiste du sujet car l’époque où une seule personne pouvait prétendre écrire seul une histoire complète de la France est totalement révolue –sauf pour l’immense Lorant Deutsch, bien sûr.
Une histoire aux mains de militants haineux?
Preuve s’il en fallait de la rupture d’une partie de l’opinion publique avec une telle approche, la page des commentaires des clients d’Amazon.fr donne libre cours à une dénonciation de ce qui est présenté comme la fameuse «bienpensance» d’historiens nécessairement «gauchistes» et «biaisés», «un manifeste idéologique du politiquement correct», «un recueil de textes écrit par des militants d'extrême gauche haineux de la France» –et dont beaucoup nous conseillent plutôt la lecture de Jacques Bainville – l’historien royaliste et maurassien mort en 1936 étant très certainement d’une plus grande objectivité. (Raclements de gorge gênés)
S’imaginant sans doute cernés par des cohortes d’historiens marxistes qui imposent leurs vues dans tous les médias, ces internautes ne font que reproduire les vues d’un Jean Sevillia qui tient salon dans les colonnes du Figaro ou les emportements d’Alain Finkielkraut qui a récemment décrit au micro d’Elisabeth Levy ce livre comme «le bréviaire de la bien-pensance et de la soumission» –mais qui s’est révélé moins fringant, pour rester poli, face à Patrick Boucheron, directeur de ce livre, lors d’un débat en septembre 2016 sur la responsabilité des intellectuels dans le débat politique.
Soyons sérieux. L’histoire de France est complexe, comme toute histoire d’ailleurs, et pour la comprendre, il faut naturellement alterner les lectures sur le temps long et sur le temps cours, extraire des évènements. Oui, mais jamais sans les sortir tout à fait de leur contexte et, au contraire, pour mieux les regarder sous toutes leurs facettes, voire considérer comme des évènements ce qui n’était pas toujours considéré comme tel auparavant. C’est d’ailleurs ce que propose aussi L’Histoire Mondiale de la France. Ce qui permet aux historiens de rompre, comme l’expose Patrick Boucheron dans son introduction, avec «ce partage des rôles qui leur est de plus en plus défavorable: aux publicistes les facilités narratives d’un récit s’éloignant sans scrupule de l’administration de la preuve, aux historiens les circonvolutions embarrassées pour ramener ce récit aux froides exigences de la méthode.»
Un regard extérieur est-il une solution?
Il est souvent compliqué de regarder sa propre histoire. Cela n’est sans doute pas un hasard si le premier grand ouvrage sorti sur la France de Vichy a été écrit par un historien américain, Robert Paxton. Que dire des magnifiques ouvrages publiés par Alister Horne sur la défaite française en 1940 ou bien sur la bataille de Verdun et qui ont fait date à leur sortie. Quant à la Guerre Franco-Allemande de 1870-1871, pour prendre un dernier exemple, rien n’a sans doute dépassé l’ouvrage de Michael Howard, historien britannique, qui exposait dans l’introduction de son ouvrage (hélas jamais traduit) que son statut même de Britannique lui donnerait quelques atouts:
«J’espérais qu’en choisissant une guerre à laquelle mon pays n’avait pas pris part, je serais en mesure d’en produire une description raisonnablement dépourvue d’affect.»
Il s’interrogeait également sur la non traduction de son ouvrage en allemand et en français, qu’il attribuait au sujet du livre lui-même:
«Il s’agit d’un triomphe que les Allemands d’aujourd’hui préfèrent oublier et que les Français ne souhaitent pas se voir rappeler, fut-ce par un étranger compatissant.»
Ce conflit, parlons-en un instant, car c’est de la défaite française en 1871 que naît la IIIe République et avec elle l’idée que la défaite peut-être une fondation. Ne faut-il pas y voir là l’origine de regain d’intérêt pour Alésia et Vercingétorix à la fin du XIXe siècle, le choix de se choisir comme ancêtres les Gaulois et pas les Francs, c’est à dire des Germains, c’est à dire les ancêtres de ceux qui occupent désormais l’Alsace-Moselle? Comme le rappelle avec talent Yann Potin, dans sa notice sur Alésia dans L’Histoire Mondiale de la France:
«Avec la scène de la reddition après bataille des armes à Alésia, l’idéologie nationale s’est […] dotée d’une matrice, à la fois rétroactive et prospective, où la défaite glorieuse et nécessaire devient un motif de justification de l’histoire et de son “sens”. La ferveur déployée en un culte pour Alésia s’est transformée en syndrome de la défaite glorieuse. Au point que se trouve ainsi forgé le premier maillon d’un chapelet de batailles perdues –que la mémoire nationale se charge d’épeler avec une curieuse fascination, de Poitiers à Azincourt, de Pavie à Waterloo, de Sedan à Paris, et de Trafalgar à Diên Biên Phu.
Se fige ainsi une figure du glorieux perdant: Vercingétorix, christ républicain (et laïc), chargé d’antidater le “baptême” mérovingien de la France, et, le cas échéant, de préfigurer la collaboration vichyste, quitte à rappeler qu’il fut aussi (parfois) victorieux. Le 30 août 1942, c’est à Gergovie, à la faveur du 2e anniversaire de la Légion française des combattants et des volontaires de la Révolution nationale, que furent rassemblées en un cénotaphe de marbre des terres extraites de toutes les communes du territoire et de l’“empire” français.»
C'était mieux avant?
Voilà ce qu'est «faire de l'histoire»: une tentative d’analyser les tendances lourdes, de tisser des correspondances, dégager les lignes de fractures et les continuités qui parfois se confondent. Faire de l’histoire de la sorte, c’est commencer à prendre conscience que ce qu’il est convenu d’appeler une civilisation est une matière en perpétuelle évolution. Vouloir écrire un «récit national» en 2017 est donc une absurdité, c’est vouloir fixer dans le marbre ce qui est en perpétuel mouvement, en revenir à un «c’était mieux avant» –mais avant quoi au juste? Sur ce point, Marc Bloch écrivait dans L’Étrange défaite:
«J’entends, chaque jour, prêcher par la radio, le “retour à la terre”. À notre peuple mutilé et désemparé, on dit: “tu t’es laissé leurrer par les attraits d’une civilisation trop mécanisée; en acceptant ses lois et ses commodités, tu t’es détourné des valeurs anciennes, qui faisaient ton originalité; foin de la grande ville, de l’usine, voire de l’école! Ce qu’il te faut, c’est le village ou le bourg rural d’autrefois, avec leurs labeurs aux formes archaïques, et leurs petites sociétés fermées que gouvernaient les notables; là, tu retremperas ta force et tu redeviendras toi-même”. Certes, je n’ignore pas que sous ces beaux sermons se dissimulent –en vérité assez mal– des intérêts bien étrangers au bonheur des Français. Tout un parti, qui tient aujourd’hui ou croit tenir les leviers de commande, n’a jamais cessé de regretter l’antique docilité qu’il suppose innée aux peuples modestement paysans.»
Faut-il sortir de l’affect pour bien écrire l’histoire? Certainement pas et pour la bonne raison que cela est difficile et même, contre-indiqué. La matière première de l’histoire, c’est l’humain et le traiter sans affect est aussi incongru qu’impossible. C’est donc une affaire de distance.
Faut-il s’écarter absolument du récit? Pas davantage. Fin 2016 est sortie une nouvelle édition de L’Histoire de France pour les Nuls. Cet ouvrage et L’Histoire Mondiale de la France sont parfaitement complémentaires. Moins universitaires, le premier propose une lecture plus linéaire de l’histoire, mais avec de nombreux encadrés et respirations qui viennent renverser quelques idées reçues.
Car en vérité, il n’y a pas une seule bonne manière d’écrire une histoire, d’un pays, d’un homme ou d’une civilisation et il ne saurait en aucun cas exister une histoire neutre. Dire l’histoire, écrire une histoire, c’est choisir et donc éliminer. Et pour revenir à l’histoire de France, quand la faire commencer? À la grotte Chauvet? À Alésia? au sacre de Clovis? À celui d’Hugues Capet? On le voit, aucun de ces choix n’est neutre. Choisir, comme le fait L’Histoire mondiale de la France, de partir de 34.000 avant J.-C. et de la grotte Chauvet, c’est dès le départ poser l’idée que l’histoire de France ne saurait se limiter à une succession de souverains et de régimes, qu’elle est une matière en perpétuel mouvement, large et profonde.
Comme l’écrivait Marc Bloch:
«L’histoire est, par essence, science du changement. Elle sait et elle enseigne que deux événements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. Sans doute, reconnaît-elle, dans l’évolution humaine, des éléments sinon permanents du moins durables. C’est pour avouer, en même temps, la variété, presque infinie, de leurs combinaisons. […] Examinant comment hier a différé d’avant-hier et pourquoi, elle trouve, dans ce rapprochement, le moyen de prévoir en quel sens demain, à son tour, s’opposera à hier. Sur ses feuilles de recherche, les lignes, dont les faits écoulés lui dictent le tracé, ne sont jamais des droites; elle n’y voit inscrites que des courbes, et ce sont des courbes encore que, par extrapolation, elle s’efforce de prolonger vers l’incertain des temps.»
Une histoire par et pour tous
Faire de l’histoire, enfin, et la faire honnêtement, c’est aussi et avant tout ne pas détourner le regard de ce qui dérange, heurte ou blesse nos sensibilités. L’histoire de France est l’histoire de tous les Français et chacun doit pouvoir se l’approprier. Sa construction doit éviter à la fois l’écueil de l’histoire officielle, d’une doxa imposée par le pouvoir politique, mais aussi résister à la tentation d’être trop technique, de trop insister sur de trop grandes complexités qui ne peuvent avoir au final que pour seul effet de détourner la grande masse des Français d’une matière qui les concerne au premier chef: Le «laissez faire les pros» est aussi contreproductif que l’administration d’un récit national élaboré dans un ministère.
Un ouvrage collectif paru en 2016, Le Récit du commun, réunit les visions variées de l’histoire de France par près de 7.000 élèves, âgés de 11 à 19 ans. Ce que ce livre révèle avant tout, c’est à quel point tous ces élèves aiment l’histoire de France, dans toute sa complexité, sans concession. La lecture fait tomber cette idée reçue selon laquelle on ne pourrait faire aimer l’histoire de France et la France qu'en n’en présentant que ce qu’elle a de plus beau.
Qui peut croire aimer sincèrement quoi que ce soit ou qui que ce fut sans connaître ses qualités et ses défauts? Pour parodier le grand poète brésilien Vinicius de Moraes, «faire une histoire sans tristesse, c’est comme aimer une femme qui ne serait que belle». Comme beaucoup de Français, je crois aimer davantage l’histoire de France en en connaissant autant les triomphes que les parts d’ombre.
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