L'image du visage ensanglanté de Silvio Berlusconi pourrait bien être un tournant dans la politique italienne traversée depuis des mois, sinon des années, par une névrose devenue dernièrement irrépressible. Au cours des dernières semaines, cette névrose a atteint son apogée avec le procès pour collusion avec la mafia de Marcello Dell'Utri, un des hommes les plus proches du premier ministre, déjà condamné en première instance à neuf ans de prison ferme. Dans ce procès en appel, qui se tient à Palerme, Dell'Utri est accusé de complicité avec l'association mafieuse dénommée Cosa Nostra. Les faits, anciens, remontent au début des années 1990.
Dell'Utri, palermitain, aurait été le garant de Cosa Nostra auprès de Berlusconi, financier, entrepreneur, constructeur, homme d'affaires implanté à Milan et en Lombardie où, au milieu des années 1970, les «capo» de Cosa Nostra ont débarqué avec des valises débordantes d'argent pour investir dans les affaires leurs capitaux considérables, produit de toutes sortes de malversations, à commencer par le trafic de drogue. Mais si Berlusconi est resté étranger à ce procès jusqu'à il y a quelques mois et, bien que mis en examen, n'avait jamais été impliqué directement dans les accusations, des faits nouveaux ont surgi il y a quelques semaines portés par Gaspare Spatuzza, un mafieux repenti condamné à perpétuité pour une quarantaine d'homicides et les attentats à la bombe qui ont marqué la stratégie «terroriste» de la mafia.
Spatuzza a déclaré avoir entendu directement de la bouche de son capo- Giuseppe Graviano, chef du clan de Brancaccio, au cœur de Palerme - que Dell'Utri et Berlusconi étaient les interlocuteurs «propres» de la mafia. Spatuzza a été entendu au tribunal durant les audiences du procès et a confirmé l'accusation, sans fournir d'autre preuve que son souvenir personnel des paroles prononcées par Graviano. Les révélations du repenti ont cependant eu un impact énorme dans l'opinion publique italienne et monopolisé l'espace d'une semaine la totalité du débat politique jusqu'à ce que le tribunal interroge la source même de cette révélation. Mais Giuseppe Graviano - emprisonné depuis une quinzaine d'années - a refusé de répondre pour protester contre le régime d'incarcération dur auquel il est soumis. Son frère, lui, a répondu aux questions des juges et comme c'était prévisible, il a tout nié point par point: jamais eu aucun rapport avec Berlusconi et Dell'Utri.
Pic de névrose
Tout cela peut peut-être aider à comprendre le pic de névrose atteint par la politique italienne. Un premier ministre suspendu aux déclarations d'un tueur repenti de la mafia, une opinion publique déchirée entre partisans de son innocence et convaincus de sa culpabilité: tous les hommes de Berlusconi en embuscade pour défendre leur leader face à une minorité très bruyante qui l'accuse, lui, son histoire et son système. Reste une part silencieuse du monde politique modéré - au premier rang de laquelle figure le parti démocratique, principal opposant de Berlusconi - qui espérait en fait secrètement détenir enfin la carte décisive pour battre le leader de la droite mais qui, pour des raisons de savoir-vivre institutionnel, feignait de ne prêter aucune foi aux paroles d'un mafieux et répétait comme une litanie sa volonté de vaincre l'adversaire par les voies politiques.
Soulagé par le démenti de Graviano, Berlusconi a repris du poil de la bête en même temps que le micro et, fidèle à son habitude, il a volé dans les plumes de ses détracteurs en les accusant de comploter pour avoir sa peau. Le congrès du Parti Populaire Européen réuni à Bonn lui a servi de tribune pour sa retentissante diatribe contre les juges italiens - presque tous de gauche selon lui -, contre la Cour constitutionnelle qui a rejeté il y a deux mois la loi sur l'immunité du premier ministre, et même contre le président de la République, Giorgio Napolitano - un ex-communiste - qu'il a accusé de s'ingénier lui aussi contre le «premier élu des italiens». Et il a conclu son discours de façon aussi familière que virile par une expression très italienne - que les interprètes se sont abstenus de traduire - en se définissant comme un homme «con le palle». Autrement dit, bardé de ses attributs masculins, prêt et plus que prêt à défier le monde puisque le monde entier se dresse contre lui. En somme, rien de moins que du grand Berlusconi, grand communicateur, publicitaire charismatique capable d'enflammer l'opinion publique de droite et une grande partie de celle du centre qui a voté pour lui en masse il y a à peine un an et demi, lui rendant les rênes du pays perdues en 2006 au profit de la coalition de centre gauche dirigée par Romano Prodi, qui n'a pas su les garder plus de deux ans.
L'accusation de collusion avec la mafia fait suite à un été déjà bien chaud en révélations scabreuses sur la vie privée du premier ministre, le déballage des scandales sexuels ayant culminé avec le récit d'une prostituée de Bari s'étendant longuement et publiquement sur sa nuit passée dans la demeure romaine du président du Conseil. Après le sexe, la mafia. Pas étonnant que le climat politique se soit encore tendu au point de creuser un fossé définitif entre les pro et les anti-Berlusconi. Ou plutôt entre les supporteurs ultra des deux équipes. Une sorte de guerre civile de mots, menée sur tous les supports: à la télévision et dans les journaux fusent accusations et coups bas, révélations scandaleuses et notes des services secrets sur les habitudes intimes et sexuelles des représentants des deux bords.
Au centre de tout
Un climat irrespirable. Avec Berlusconi au centre de tout, cet homme génial, infatigable promoteur d'images, homme de télévision et de spectacle, créateur d'un empire économique et financier qui n'a pas son pareil en Italie. Berlusconi qui est aussi cet homme controversé, suspecté d'entretenir des liens avec l'économie parallèle et obscure, politicien de tendance populiste, affairiste désinvolte, en lutte continuelle contre la légalité, qui n'est pour lui qu'un inutile traquenard source d'ennuis, qu'il s'agisse de faire des affaires ou bien d'exercer son mandat politique.
Ses ennemis le décrivent comme un parvenu blanchisseur de capitaux mafieux, évadé fiscal, coureur de putains maladif, politicien sans scrupules, antidémocratique, un narcissique populiste pétri de tendances autoritaires. Ses soutiens voient au contraire en lui l'homme qui a libéré l'Italie des hypocrisies d'une politique idéologique, abstraite, toujours du côté du vieil establishment italien, de ces familles détentrices de l'éternel pouvoir économique conservé au moyen d'une alliance avec les banques et d'un incomparable réseau de «pouvoirs forts» étrangers et ennemis de toujours de l'ambitieux Berlusconi, homme de réussite qui a brisé le miroir de leur pouvoir immuable. Deux Italie, deux cultures, deux mondes que tout divise: leur culture, leur langue, leurs références.
Voilà dans quel climat a mûri l'incident de dimanche dernier. Un déséquilibré (l'homme qui a frappé Berlusconi était soigné depuis une dizaine d'années pour des troubles psychiques) s'est nourri de cette atmosphère délétère. Berlusconi en a certes été victime mais il ne faut pas oublier le rôle prépondérant qu'il a joué auparavant dans la montée de l'exaspération, que ce soit dans le ton des discours ou bien les actions politiques, lesquels ont rendu cet incident possible. Heureusement l'incident est resté somme toute bénin, bien qu'impressionnant, mais personne n'ignore que cela aurait pu être bien plus grave. Et les conséquences, elles, imprévisibles.
Depuis son lit d'hôpital, Berlusconi a émis des signaux d'apaisement. Tous les leaders politiques lui ont exprimé leur solidarité, le chef de l'Etat lui a téléphoné (alors qu'ils ne s'adressaient plus la parole depuis plus de deux mois), le nouveau secrétaire du Parti démocratique Pierluigi Bersani lui a rendu visite. En ce moment, il semble possible d'envisager la reprise d'un dialogue civil et normal entre les forces politiques jusque là paralysées dans un face à face obstiné.
Cela durera-t-il? Difficile de le dire. Berlusconi homme d'image et de publicité, n'a jamais conçu la politique comme un dialogue et une confrontation de vues mais bien comme une épreuve de force. L'image dramatique de son visage ensanglanté et de son regard égaré de vieillard de 73 ans pourrait changer durablement le cours de la saison. Quel usage en fera donc le leader quasi martyr de la politique italienne?
Cesare Martinetti
Traduit de l'italien par Florence Boulin
Image de Une: Silvio Berlusconi, Alessio85, Flickr, CC