Ce 70e Festival de Cannes aura apporté de belles rencontres et plus que son lot de déceptions. Il est temps à la fois de rappeler les quelques rares coups de cœur de la compétition, et, au-delà de la liste de ceux, loin d’avoir tous déjà été évoqués ici, qui nous ont laissé sur notre faim, d’essayer comprendre où le bât blesse. Temps enfin de signaler quelques belles découvertes pas encore nommées par les quelques 45 «films de Cannes» qu'on est parvenu à voir.
Une des phrases les plus fréquemment entendues sur la Croisette ces derniers jours est: «On plaint le jury qui doit donner des prix à une telle sélection». En attendant que l’aréopage présidé par Pedro Almodovar se prononce, redisons combien on a aimé Vers la lumière de Naomi Kawase, 120 battements par minute de Robin Campillo et Le Jour d’après de Hong Sang-soo, trio qu’on se réjouirait de retrouver en haut du palmarès.
Parmi les titres en compétition, nombreux, plus nombreux que d'habitude, sont ceux qui auront déçu. Une des principales causes vient de tant de films qui cèdent à une conception machinique du cinéma: la fabrication d’un dispositif qui décide une fois pour toute de la forme et du ton, le déroulement de la projection consistant dès lors en une illustration répétée de ce «concept» comme on dit, non pas en philosophie mais en publicité.
Machinique, machinal, machination
Cela est vrai du très brillant filmer qu’est le russe Andrey Zviagintsev (Faute d’amour) enfonçant méthodiquement le même clou de décomposition morale de la société russe, c’est vrai du petit système romanesque avec injection de fantastique de l’américain Todd Haynes (Wonderstruck), vrai du mélange artificiel de plaidoyer social et de fantastique imprégné de religiosité du hongrois Kornel Mondruzco dans La Lune de Jupiter.
C’est vrai encore de ces machinations ourdies par François Ozon dans le jeu de miroirs gratuit de L’Amant double, par Fatih Akin avec le film de vengeance In the Fade, ou par Roman Polanski dans le film d’emprise D’après une histoire vraie. Et c’est aggravé de la laideur du regard que porte systématiquement le Suédois Ruben Östlund sur ses contemporains dans The Square.
Une variante de cette faiblesse tient à la volonté (ou à l’acceptation) de se couler dans les moules du film de genre. Rien de répréhensible à cela, sauf que pour continuer d’y faire vivre du cinéma, il faut une énergie décuplée, une capacité de réinventer de la liberté à l’intérieur d’un espace codifié.
Les frères Josh et Benny Safdie (Good Time) comme Lynne Ramsay (You Were Never There) perdent plus qu’ils ne gagnent à se frotter à ces exigences, par surenchère stérile de péripéties dans le premier cas, par abus de digressions psycho-oniriques dans le second.
Du moins chacun des deux bénéficie de la présence d’un très bon acteur très bien utilisé, Robert Pattinson pour les réalisateurs de Lenny and the Kids, Joaquin Phoenix pour celle de Ratcatcher.
Face à tous ces films programmés, contraints par leur scénario ou les règles établies de la fiction, la projection des deux premiers épisodes de la saison 3 de Twin Peaks offraient un contre-exemple stimulant, même si les phénomènes d’addiction que suscite la série sont par ailleurs fort déplaisants.
Nullement télévisuelle, la nouvelle proposition de David Lynch compose une série d’associations libres sur des motifs déjà connus, dont le principal carburant est l’humour associé à un incontestable sens graphique. Et pas l'ombre d'un «programme» ni d'un «concept», voilà qui fait du bien.
Au bonheur d’Un certain regard
Côté sélection officielle, on terminera avec deux films présentés dans la section Un certain regard, que de nombreux festivaliers auront trouvé plus relevée que la compétition. Outre les très beaux Barbara de Mathieu Amalric et Un homme intègre de Mohammad Rasoulof, juste lauréat du grand prix dans cette section, il faut au moins parler de deux autres titres.
La rigueur exigeante, jamais complaisante, jamais simplificatrice, avec laquelle Laurent Cantet met en regard une femme écrivain et un jeune marginal tenté par l’extrême droite dans le cadre d’un atelier d’écriture est exemplaire de tension légitime et de présence incarnée. L'Atelier est assurément une meilleure réalisation de l'auteur d'Entre les murs.
Quant à Karim Moussaoui, il signe avec En attendant les hirondelles une admirable réponse à tous les formatages regrettés plus haut. Sa manière de raconter successivement trois récits qui sont des composants d’une même histoire, celle de l’Algérie d’aujourd’hui, avec énergie et sensibilité, est tout à fait remarquable.
Ce premier long métrage invente, pour ses personnages et pour ses spectateurs, une liberté, une capacité à exister par eux-mêmes sans se voiler la face sur les complexités et les duretés de la réalité, qui est la promesse sur laquelle on souhaitera malgré tout quitter le festival.
Pendant ce temps-là, l’ACID
Continuant d’occuper une position en marge de la manifestation, avec ses sélections officielles et ses ses sections parallèles historiques, la Quinzaine des Réalisateurs et la Semaine de la Critique, l’ACID aura continué de faire entendre son ton singulier, au service de films qui n’auraient autrement pas trouvé place sur la Croisette.
On a dit ici l’intérêt considérable de L’Assemblée de Mariana Otero. Parmi les dix autres titres présentés, on retiendra au moins Scafolding de l’Israélien Matan Yair, pour l’intensité de la mise en scène et la précision sensible des portraits de ses personnages, et le beau Avant la fin de l’été de la réalisatrice française d’origine iranienne Maryam Gooormaghtigh, dont le road-movie aussi gracieux qu’inattendu évoque par moment la libre grâce de Jacques Rozier.