Mercredi 17 mai, le 70e Festival de Cannes s’ouvre avec la projection des Fantômes d’Ismaël d’Arnaud Desplechin. Le même jour, ce film sort dans les salles françaises. C’est un beau film qui sera montré au Palais des festivals. Mais ce n’est pas le vrai.
De manière à peu près illisible, il existet deux Fantômes d’Ismaël. Il faudra aux spectateurs beaucoup d’attention s’ils souhaitent voir le vrai, annoncé pour l'heure en exclusivité au cinéma du Panthéon à Paris, et qui est qualifié de «version originale» –ça ne veut pas dire que c’est en anglais, ça veut dire que c’est dans la langue de son auteur. D'autres salles en ont fait la demande et devraient proposer cette version plus longue comme le cinéma Le Vincennes.
Bande annonce de la version coupée. Il n'existe pas de bande annonce de la version complète, dite "V.O."
Que les commerçants en charge du film aient voulu réduire sa durée est, disons, explicable –il faudrait juste, en ce cas, arrêter d’être malpolis avec ces gros cons d’Américains chez qui ce n’est pas l’artiste, comme chez nous les valeureux défenseurs de la culture, qui a le final cut. Au fait: avec un peu de chance, aux États-Unis, c’est le véritable Fantômes qui sortira.
Final cut
Donc, disons qu’on comprend les marchands. Mais que le plus grand Festival du monde, célébrant en grande pompe cette année son âge respectable, choisisse pour son ouverture de ne pas montrer le film d’un des cinéastes les plus admirés d’aujourd’hui tel que celui-ci l'a voulu est, en revanche, complètement inexplicable.
Est-ce un problème de durée? Le film présenté en ouverture dure 1h54. Le vrai film dure 2h14. Pour le festival de Cannes, qui a présenté en ouverture des films significativement plus longs (récemment Da Vinci Code, 2h32; Robin des bois, 2h20; Gatsby le magnifique, 2h23, il est vrai d’intouchables chefs-d’œuvres), la différence de durée ne fournit aucun indice.
Essayons d'être clair, et calme: les films ne naissent jamais tout beaux tout neufs de l'esprit de leur auteur. Ils résultent toujours de discussions, de compromis, de pressions. Et ceux qui y contribuent sont loin d'avoir toujours tort, l'artiste est loin d'avoir toujours raison, même s'il y a de très bons motifs de lui donner en principe le dernier mot quant à son œuvre. Nous avons vu, à Cannes comme ailleurs, d'innombrable films qui ont été modifiés, pour le meilleur ou le pire, suite à des épisodes divers, dont on entend parfois parler, et souvent non.
Arnaud Desplechin dans l'écheveau de la création du cinéma, photo de tournage (© Jean-Claude Lother, WhyNot Productions)
Mais le cas des Fantômes d'Ismaël est différent: il y a d'emblée deux versions. Les deux ont été montrées à la presse, les deux sortent en salle. Desplechin peut bien dire qu'il valide les deux, il est évident que le vrai film est celui de 2h14, pas celui d'1h54.
Cubisme narratif
Et ce n'est qu'à partir de cette situation, pour le coup inédite –rien à voir avec la sortie diffférée, des mois voire des années plus tard, du director's cut ou du redux– que le choix par le Festival d'une version diminuée, amputée, alors que l'autre est disponible et pourra être vue par le pubblic, est une étrangeté qu'on ne s'explique pas.
Outre les vingt minutes de différence, qu’est-ce qui sépare les deux versions? La suppression de quelques scènes-clés, quelques scènes magnifiques de drôlerie et de tragique. Quelques scènes essentielles pour faire des Fantômes d’Ismaël un film extraordinairement multiple, jouant sur plusieurs tableaux, inventant une sorte de cubisme narratif à la fois jubilatoire et inquiétant.
Quelques scènes, aussi, qui inscrivent un drame individuel –une belle histoire de triangle amoureux avec revenant(e)– dans une tragédie historique, et même, ben oui, désolé, métaphysique.
Bon, il est bien, le petit Fantômes en format réduit. Mais ici, il sera désormais question du grand film étrange, le seul qui devrait s’appeler Les Fantômes d’Ismaël. Celui qu’il faudrait, partout, demander aux salles de projeter.
La fille des étoiles…
Ça démarre à fond de train, dorures de la République et officine nids d’espion, on parle d’un type étrange, disparu. Ivan Dedalus. Tondu comme un Louis, il dit: «J'ai pensé que j’avais une grande curiosité du monde.» Bon pour le service.
Donc voilà Ismaël D., c’est-à-dire Mathieu A. qui joue Arnaud D. (qui joue!). Ismaël est réalisateur, il a un film à faire, il a bu, il est explosé de trouille. Changement d’axe, changement de cadre, changement de rythme: l’espace, c’est du temps.
Mais, deux ans avant…
Ah voilà Sylvia. Chez leurs amis communs, Ismaël, Woody mal léché, Amalric de compétition, est odieux et séduisant, l’astrophysicienne Charlotte G. craque.
Sylvia (Charlotte Gainsbourg) et Ismaël (Mathieu Amalric)
Elle est… sublime. Rien que ça, un cinéaste qui filme aussi bien, sans aucune des ruses connues, une actrice, on irait à genoux lui offrir cette rose que l’ange donne à qui passe en rêve au paradis. On ne peut pas l’expliquer, faut le voir pour le voir.
…et le pire emmerdeur de l'hémisphère
Donc Ivan est dans une forteresse au loin dans les steppes, il a rencontré une héroïne désarmée et double, il rend visite à un héros d’Alexandre Dumas passé au djihad. Les Russes manœuvrent dans l'ombre, et il n'est pas exclu qu'un tableau de Pollock soit un message codé recelant de terrifiants secrets. Ça va péter.
Ivan (Louis Garrel) et Arielle (Alba Rohrwacher)
Ismaël, le grand frère d'Ivan qui fait et ne fait pas un film sur le tribulations exotiques de son cadet, est, lui, en deuil. Le deuil d’un amour cassé, une femme disparue. Un amour désintégré il y a vingt ans dans le néant. Celle qui n’est plus là, la femme d'Ismaël, était la fille d’Henri.
Hé oui, Henri. Henri? Henri Bloom!
Le pire emmerdeur de l’hémisphère, égocentrique délirant et burlesque, un génie qu’habite une douleur surhumaine, le vertige sans fin de l’extermination des Juifs, et la disparition de sa fille. Sa fille déclarée morte, qui revient.
Ismaël est au bord de la mer, il écrit (pas) son prochain film et fait des cauchemars, la fille du feu et des étoiles est à la plage, elle se baigne, elle bouquine, il fait beau, c’est cool. L’autre, la femme disparue, revient. Elle s’appelle Carlotta, forcément.
Carlotta (Marion Cotillard) et Ismaël (Mathieu Amalric)
Les deux plus grands films du monde
Parce que voilà: on a le doit de dire que Vertigo et Shoah sont les deux plus grands films du monde.
Au moins comme une proposition –à un autre moment, on aura bien le droit de dire autre chose. On peut même aussi dire qu’il s’agit des deux versants de la même angoisse, de la même terreur, et que l’extrême de la fiction hollywoodienne et l’extrême du documentaire d’histoire européenne ont jailli comme deux fusées du même gouffre. Et on peut, oui, faire un film accroché en même temps à ces deux fusées.
Un film né de cette évidence depuis toujours: le cinéma, c'est la présence des absents –de ceux qui manquent, qui nous manquent, et qui sont là. Donc des fantômes. Maxime Gorki assistant à une des toute premières projections, en 1896: «J'étais hier au royaume des ombres.»
Le cinéma, comme tout art, c'est ce que qu'on ne voit pas, et qui est là. Mais au cinéma, à la différence de tous les autres arts, ce qu'on ne voir pas ce sont des hommes et des femmes réels, qui ont existé et existent. Comme Vertigo et Shoah, Les Fantômes d'Ismaël n'est pas un «film fantastique»: ce qui est fantastique, c'est le cinéma lui-même.
Du «vertigo» de l'absence, on peut faire un film drôle, surprenant, émouvant. Un film avec des voix off, in, dessous, dedans, des voix ivres, furieuses, tendres, intérieures, littéraires, un film avec des sauts dans le temps et dans l’espace, dans les rêves et dans les souvenirs.
Un film avec des visages de femmes (Sylvia Gainsbourg, Carlotta Cotillard, Arielle Rohrwacher) regardées si intensément, comme s’ils détenaient un secret –les visages, pas forcément les femmes. Parce qu’ils détiennent un secret.
Un enfant, hier, demain.
Un film où il n’importe pas du tout d’ignorer que Carlotta Valdès est le nom de cette aïeule imaginaire dont l’héroïne de Vertigo contemple le portrait et visite la tombe, pas du tout de reconnaître Claude Lanzmann en Henri Bloom, pas du tout de savoir tel détail de la biographie des Desplechin, ni même combien cette ville du Nord où Ismaël fuit son tournage traverse comme un germe actif la quasi-totalité des films du réalisateur de La Vie des morts, depuis vingt-six ans.
Henri Bloom (Laszlo Szabo), qui vit en compagnie des fantômes de son peuple, face à un fantôme de plus.
Plusieurs films en un
Les Fantômes d'Ismaël n'est pas un film à clé, c'est un film à trous, à sommets et précipices, à blagues dans le coin et sincérité d'écorché. De temps en temps, une blonde elfe shakespearienne tend la main au-dessus d'un abîme, son sourire est un mot de passe, comme chez Jean Cocteau.
Regardez bien, quand Ismaël et Sylvia se déshabillent l'un l'autre, c’est tout le mystère des âmes accordées par delà les chienneries du réel et du temps. Un poème de doigts et de peau, de souffle.
Le réalisateur dit qu’il y a plusieurs films en un, bien sûr cela lui sera reproché. Et c’est vrai que parfois il vaut mieux ne raconter qu’une histoire, simplement et dans l’ordre. Parfois, aussi, pas souvent, un cinéaste réussit à s’approcher de cet hilarant et terrifiant bordel qu’est le fait d’être au monde, avec tous ces gens, qu’on aime, qu’on désire, qui meurent, qui mentent, qui s’occupent de vous ou veulent en profiter.
Et de ça, ce cinéaste arrive à faire une proposition, ouverte, accueillante, ludique, bondissante, urticante et jouissive. Le nouveau film d’Arnaud Desplechin est ainsi. Il s’appelle Les Fantômes d’Ismaël. Il dure 2h10.
Les Fantômes d'Ismaël
d'Arnaud Desplechin, avec Mathieu Amalric, Charlotte Gainsbourg, Marion Cotillard, Louis Garrel, Alba Rohrwacher, Laszlo Szabo, Hippolyte Girardot.
Durée: 2h14.
Sortie le 17 mai