Depuis l’investiture de Donald Trump en janvier dernier, Jimmy Fallon et Stephen Colbert, les deux plus grosses stars des «late shows» américains naviguent en eaux troubles. Le premier est en perte d’audience depuis l’élection du nouveau président et le second fait face à une campagne demandant sa démission suite à une blague visant le président et jugée homophobe.
Les «late shows » sont ces émissions de deuxième partie de soirée mêlant commentaires de l’actualité et divertissement dans ce joli flou artistique nommé «infotainment». Elles sont aussi nombreuses que populaires aux États-Unis, du «Late Show with Stephen Colbert» au «Tonight Show starring Jimmy Fallon» en passant par «Jimmy Kimmel Live», «Last Week Tonight with John Oliver», «Late Night with Seth Meyers» ou encore «Full Frontal with Samantha Bee». Toutes se veulent plus ou moins irrévérencieuses et n’hésitent pas à pointer du doigt à chaque occasion les dérapages de la vie politique américaine, ce qui peut s’avérer opportun en période de grand n’importe quoi populiste.
Mais le problème éternel de l’infotainment, c’est qu’il est difficile de concilier traitement rigoureux de l’information et divertissement, de ne pas succomber au raccourci déformant de l’actualité au profit d’une vanne plus ou moins bonne. Lorsqu’on est face à un gouvernement qui lui-même méprise les faits au moyen d’alternative facts et place toute son action sous une lentille déformant la réalité, ce problème prend une nouvelle ampleur.
Dingue vs absurde
Jimmy Fallon et Stephen Colbert ont choisi deux approches diamétralement opposées pour continuer leur activité sous Donald Trump. Stephen Colbert a décidé d’adapter son émission à la situation politique américaine et à se faire plus incisif envers les abus de la Maison-Blanche. Jimmy Fallon, à l'inverse, a choisi de ne rien changer, de continuer d’en rire. Comme le résume le New York Times, si les deux partent du même constat face à Trump, à savoir: «Tout ceci est dingue», « Monsieur Colbert l’entend dans le sens de “Tout ceci est terrifiant»”, tandis que pour Monsieur Fallon c’est plus “tout ceci est absurde”.»
Pour Colbert, tout a changé le 8 novembre 2016. Il était en direct pour commenter la soirée électorale américaine dans une émission spéciale sur la chaîne câblée Showtime et avait préparé une conclusion pleine de cet humour ironico-empathique dont il a le secret sur la tant attendue victoire d’Hillary Clinton. Et puis l’impensable arriva, il devenait clair que Donald Trump allait être élu au nez et à la barbe de toutes les certitudes des commentateurs politiques américains.
Chris Licht, le producteur exécutif et partenaire de Colbert profite alors d’une page de publicité pour suggérer à son présentateur de laisser tomber ses vannes préparées, d’improviser, de partager avec l’audience le désarroi qu’il ressent, «tu enlèves le script, tu enlèves tout et tu laisses l’être humain, nu, exposé», lui dit-il. Ce que fit Stephen Colbert dans une séquence aussi intelligente qu’émouvante et devenue culte malgré la maigre audience de 238.000 spectateurs le soir même.
Comme le rapporte Stephen Colbert au New York Times, «c’est ce moment qui a tout changé pour nous, et c’est à ce moment qu’on a commencé à avoir ce sentiment qui te fait dire “quel boulot incroyable j’ai de pouvoir faire ça” en sortant de scène».
L'intervieweur trumpé
Tout en restant fidèle à son humour mi acerbe mi bon enfant, Stephen Colbert a de fait adapté le ton et l’organisation de son «Late Show» à l’impensable arrivée de Donald Trump au pouvoir. Avant la victoire du Républicain, Colbert avait été régulièrement malmené par les audiences. Fraîchement débauché par CBS de la chaine câblée Comedy Central pour remplacer le légendaire David Letterman, le présentateur a jusqu’à récemment connu beaucoup de difficultés à trouver le ton de l’humour politique grand public et de l’interview politico-divertissante. Rester mordant tout en ne serrant pas trop les crocs, un subtil équilibre.
Et de fait on lui a souvent reproché d’avoir perdu de sa superbe, de ne plus du tout serrer la mâchoire et surtout de ne pas savoir gérer une interview politique. Lorsqu’en septembre 2015, il recevait Donald Trump alors seulement candidat à l’investiture républicaine, ses lacunes étaient flagrantes et lui valurent une pluie de critiques. Trump avait réussi à détourner tous ses sarcasmes, toutes ses questions sans être une seule fois en difficulté. Pire, il semblait ravi, tout à son aise pendant que Colbert se perdait dans une imitation sinon raciste du moins gênante du président mexicain.
Le magazine américain The Atlantic résumait l’interview ainsi:
«Hier soir, (…) Colbert avait pour invité Donald Trump, mais cette structure grammaticale ne traduit pas très bien la teneur de l’interview. Parce qu’hier soir, Colbert s’est fait trumpé.»
Au cœur du trumpisme
Tout a changé le 8 novembre. L’envolée «off script» du présentateur lui a donné des ailes. Il lui fallait sans doute ce choc de la nouvelle en direct pour comprendre que dorénavant le «business as usual» n’était plus possible. Premier changement donc dans le ton. Colbert, comme beaucoup d’autres, a mis du temps à comprendre qu’il était nécessaire de ne pas seulement se moquer de Trump, qu’il y avait plus à décrypter que la tenue de son toupet. Et il a de ce fait plongé plus profondément dans les eaux troubles du trumpisme. Comme le résume The Atlantic:
«The Late Show est devenue le foyer d’une discussion raisonnée mais tranchée sur les abus de la Maison-Blanche. Soudainement, Colbert n’a plus eu peur de rentrer en détail dans les méandres de la politique et un simple coup d’œil à ses scores d’audimat suffit à montrer comme ce retournement est un succès.»
Et pour bien montrer ce changement de ton, Colbert a pris soin d’inviter deux des commentateurs-humoristes les plus minutieux. Le premier est Jon Stewart, ancien présentateur à la retraite du «Daily Show», connu pour son combat systématique contre le néo-conservatisme et les présentateurs ultra-conservateurs de la chaîne Fox News comme Bill O’Reilly et désormais régulièrement invité chez Colbert. Le deuxième est John Oliver, présentateur de «Last Week Tonight with John Oliver», un commentaire humoristique de l’actualité qui choisit de se concentrer sur des sujets précis chaque semaine.
Le présentateur se distingue par une préparation extensive et profonde des sujets qu’il aborde, accompagné d’une équipe de recherce, préparant minutieusement chaque émission. Et c’est cette exigence qui lui a déjà valu quatre Emmy Awards et une reconnaissance générale pour son travail dans le décorticage des mensonges de la Maison-Blanche. Dans son émission post-élection de Donald Trump, le présentateur appelait d’ailleurs ses téléspectateurs à s’engager pour que la presse sérieuse puisse continuer à faire son travail et à ne pas «normaliser» la situation, à ne pas s’habituer à la réalité sous Trump:
C’est cette même volonté de ne pas normaliser la situation qui a conduit Stephen Colbert à ajuster son émission au contexte politique américain. Les deux présentateurs se sont ainsi livrés en février à une discussion à battons rompus sur les abus de Trump, les fake news, la nomination à l'éducation de Betsy DeVos. Drôle mais terriblement lucide:
Un agent de la «normalisation» de Trump?
Le 26 avril dernier, John Oliver était aussi l’invité de Jimmy Fallon mais cette fois la discussion a surtout tourné autour de robots, de sauna à Tokyo, de son accent anglais et du sens de l’humour du Dalai Lama. Ces deux interviews du même présentateur résument à elles-seules les approches diamétralement opposées des deux hommes. Si les deux soutiennent le travail et les prises de position de John Oliver, Colbert lui offre une deuxième tribune tandis que Fallon lui offre un deuxième one man show.
Pour Jimmy Fallon, la politique peut être traitée comme n’importe quel sujet et un homme politique est un invité comme un autre sur son émission. Même s’il porte avec lui des idées et un programme qui ont l’ambition d’avoir des conséquences directes sur des millions de téléspectateurs-citoyens. C’est par opposition à cette volonté de neutralité que le présentateur Seth Meyers avait refusé de recevoir Donald Trump dans son émission «Late Nigth with Seth Meyers» pendant la campagne présidentielle américaine. Ce rejet du candidat était une réponse au refus de Donald Trump d’accréditer le Washington Post sur les meetings de sa campagne. Le «ban» du candidat était bien sûr ironique mais visait à montrer comment une telle prise de position durant le débat électoral était très inquiétante pour un potentiel futur président.
Rien de tel chez Jimmy Fallon qui avait lui pris le parti de rester léger, de se moquer de Trump mais d’une façon tout à fait inoffensive. Et cette position lui est souvent reprochée puisqu’il a été accusé d’avoir activement participé à la «normalisation» du candidat. À force d’en rire, les Américains se seraient habitués à Donald Trump. Malgré toutes les horreurs qu’il pouvait dire, il ne pouvait pas être si méchant puisque personne ne le prenait au sérieux. Il était trop drôle, trop ridicule pour être dangereux. Et tout le monde gardait les yeux rivés sur le grotesque sans voir la stratégie de séduction insidieuse qui se cachait derrière. Le summum de cette normalisation par le rire était donc effectivement son passage chez Jimmy Fallon, lorsqu’il laissa, plein de bonhomie, le présentateur lui chiffonner le toupet:
L’attitude rigolarde et nonchalante de Fallon qui s’adressait à Donald Trump comme il s’adresse à n’importe quel acteur ou chanteur avait beaucoup choqué et a nui à l’émission. Au moment de l’invitation de Donald Trump, Jimmy Fallon était le leader incontesté des «late shows», avec des moyennes hebdomadaires dépassant les trois millions de téléspectateurs. Il est depuis régulièrement en baisse et s’est fait dépasser par Stephen Colbert lui régulièrement en hausse.
Place au direct
Colbert a également modifié l’organisation de son émission pour répondre à l’instabilité politique créée par Trump. Accompagné de son producteur Chris Licht, il a multiplié les directs pour que le show soit «taillé au laser sur l’actualité». Là où les autres émissions sont la plupart du temps pré-enregistrées et donc en décalage, Colbert s’est donné la capacité de répondre tout de suite aux temps forts de la vie politique. Et ses monologues placés en tout début d’émission, avant le générique, sont devenus la signature du show. Des monologues chaque fois plus incisifs envers le président et sa politique, jusqu’au dérapage du 2 mai dernier.
Stephen Colbert prenant la défense du journaliste John Dickerson, insulté par Trump finit son monologue adressé directement au président par ces mots: «John Dickerson est beaucoup trop digne pour échanger des insultes avec le président des États-Unis, mais moi Monsieur, je ne suis pas John Dickerson». Puis le présentateur enchaîne avec une minute d’insultes fleuries sur le président de type «vous avez plus de gens qui manifestent contre vous que le cancer», «vous parlez comme le langage des signes d’un gorille qui se serait pris un coup sur la tête, en fait la seule chose pour laquelle votre bouche soit bonne c’est d’être un étui pour le pénis de Vladimir Poutine.»
Il semblerait que Colbert soit allé un peu trop «off script» sur celle-là. Le présentateur fait depuis l’objet d’une campagne sur internet «#FireColbert» en réaction à cette vanne jugée homophobe. Stephen Colbert s’en est défendu : «n’importe qui exprimant son amour pour une autre personne de la façon dont il l’entend est pour moi un héros de l’Amérique.» Il n’empêche que la «Federal Communications Commission», l’équivalent américain du CSA a ouvert une enquête pour juger si le présentateur a oui ou non enfreint les lois régissant l’audiovisuel américain. Les audiences lui ont cependant une nouvelle fois donné raison puisque le jeudi 4 mai, l’émission faisait son plus haut score d’audience depuis septembre 2015, dépassant largement le «Tonight Show with Jimmy Fallon».
Là où Fallon reste invariablement léger, Colbert se fait de plus en plus sombre et manifestement l’Amérique sous Trump en a besoin. Il semblerait d’ailleurs que Jimmy Kimmel, le présentateur du «Jimmy Kimmel Live» habituellement moins politique que Stephen Colbert lui emboîte le pas. Le 1er mai, dans une séquence très émouvante, le présentateur a choisi de partager les problèmes cardiaques de son fils né une semaine avant, remerciant tout le personnel hospitalier qui lui a sauvé la vie et expliquant que cet hôpital fonctionnait aussi grâce au financement public et que le projet de loi de Trump visant à détruire l’Obamacare aurait des conséquences désastreuses pour la santé aux États-Unis. Il termine par ces mots : «si votre bébé va mourir et qu’on pourrait le sauver, le montant de votre salaire ne devrait avoir aucune importance» troquant lui aussi sa légèreté habituelle pour une opposition frontale et émouvante au président.