Dans une semaine, le 17 mai, commence le Festival de Cannes. Les dates de sortie à proximité de la plus grande manifestation de cinéma du monde sont une zone sinistrée pour les films qui ne bénéficient pas par ailleurs d’atouts puissants en termes de visibilité. Sortir le 10, le 17 ou le 24 mai, c’est avoir toute les chances de passer inaperçu, si on n‘est ni Pirates des Caraïbes 25, ni un film de la Croisette.
C’est le sort promis à une bonne de vingtaine de films. Parmi eux, au nombre des sorties de ce 10 mai, deux merveilles de cinéma. Deux films qui devraient chacun attirer toute l’attention de quiconque s’intéresse à ce qui apparaît de neuf et de beau sur les grands écrans.
L’un est chilien, l’autre japonais. Ils n’ont rien d’autre en commun que de sortir le même jour, et d’être l’un et l’autre très beau.
Pieds nus sur la terre déshéritée
Le Christ aveugle accompagne un jeune homme qui se sent une vocation christique. Lorsqu’il apprend que son ami d’enfance est gravement blessé, il part à travers le désert de l’altiplano chilien, pieds nus. Il va faire un miracle.
Sur son chemin, il rencontre des paysans, des fous, des enfants, des femmes seules, un ancien taulard devenu diacre d’une église abandonnée de son curé. Il rencontre partout un immense besoin de croire.
Parfois on le bat, parfois on l’idolâtre, parfois il fait l’amour, ou donne un peu de réconfort. Qui est vraiment ce Michael? A-t-il des pouvoirs de guérison? Il a en tout cas une forme de sagesse pratique, et une immense capacité d’attention aux autres. La caméra qui le filme est pareil.
Dans des paysages hallucinés, somptueux et déglingués, au milieu de personnages qui sont autant de figures impressionnantes, palpitantes d’humanité, dignes d’affection et peut-être dangereuses, le film de Christopher Murray circule avec ce sens inquiet et sûr à la fois. Lui aussi est comme pieds nus sur cette terre déshéritée, son cinéma est fait de contact, au risque de se blesser, et en faisant don de son espérance.
Il en résulte un étrange mysticisme sans religiosité, une croyance infinie qui passe par les repères que les humains de cette partie du monde, catholique, se sont donnés. Il ne s’y enferme pas. Le courage des mineurs, l’opiniâtreté des paysans, la patience et la fierté des femmes en définissent les rites bien davantage que le canon apostolique.
Le véritable miracle, c’est le film lui-même, son attention à l’infime du réel et sa capacité d’accueil d’un surnaturel qui fait partie des conditions d’existence. Le cinéaste chilien ne se soucie ni de prêche ni d’hagiographie, sa foi dans le cinéma semble aussi puissante, aussi vitale que celle des personnages dans l’existence d’une force dont l’hypothèse seule rend acceptable l’idée de la vie. Le Christ aveugle est un film fantastique –au sens exact où sont fantastiques les films des grands matérialistes mystiques du cinéma, Dreyer, Bresson, Pasolini.
Au cœur de la catastrophe, une étrange beauté
Sayonara aussi est un film fantastique, et finalement d’une manière assez proche, mais japonaise et non plus chrétienne. Au Japon, toutes les centrales ont explosé en même temps. Le pays tout entier est évacué. Dans une maison à la campagne, une jeune fille. Elle a pour seule compagnie un androïde féminin, même si elle reçoit aussi la visite de son amoureux, et d’une voisine. La jeune fille est malade. L’androïde est privée de l’usage de ses jambes. Le pays se meurt. Et tout cela est d’une grâce infinie.
La beauté légère des plans de Kôji Fukada accueille la dimension tragique du récit, et sans l’atténuer, lui confère une sorte de quotidienneté qu’on peut dire « très japonaise », au sens où est japonaise cette manière qu’on a là-bas de s’adresser aux divinités, en frappant dans ses mains, en leur offrant des poupées en plastique, en jetant des casseroles d’eau sur les tombes, bref mêlant intimement le trivial et le sacré.
Par sa manière de traiter du côté de l’intime, du domestique une situation extrême, Sayonara évoque les nouvelles de Ray Badbury, où passerait l’ombre des Moutons électriques de Philip K. Dick.
Mais l’étonnante et très émouvante relation entre la jeune femme blonde et l’androïde japonaise qui récite Le Bateau ivre dans la langue qu’on veut est encore d’une autre beauté, d’une autre étrangeté, d’une autre douceur. On a vu beaucoup de robots au cinéma, jamais une actrice mécanique de cette qualité.
Loin d’être monocorde, le film que troue une bacchanale hard rock est comme traversé de plusieurs souffles, de plusieurs mouvements. Il s’offre des audaces visuelles impressionnantes, où la distorsion de l’image rend sensible la torsion mortelle de la possibilité d’habiter un monde qui s’effondre.
Il comporte, dans sa dernière partie, des scènes sidérantes, transposition cinématographique des Vanités à l’ère nucléaire.
Mais un seul plan, d’une extrême simplicité, par une très paisible variation de lumière, donne à éprouver mieux encore cet alliage de mélancolie, de tragique et de proximité qui habite tout le film. Et suffirait à lui seul à confirmer combien le jeune réalisateur d’Au revoir l’été et d’Harmonium est, sans hésitation, un grand cinéaste.
Le Christ aveugle
de Christopher Murray,
avec Michael Silva, Bastian Inostroza, Ana Maria Henriquez
Durée: 1h25.
Sortie le 10 mai
Sayonara
de Kôji Fukada,
avec Bryerly Long, Geminoid F, Hirofumi Arai.
Durée 1h52.
Sortie le 10 mai