«Les coupures d'électricité sont fréquentes, nous devons faire vite», me dit Adib Khodadad dans un français presque parfait. Il est dans les alentours de Kaboul et se bat avec son réseau internet de mauvaise qualité. C'est la moindre des batailles qu'il mène.
À 30 ans, Adib, diplômé de langue française à l'Université de Kaboul, est contraint de rester cloîtré chez lui et ne peut plus subvenir correctement aux besoins de sa femme et de ses deux enfants. Son épouse fait les courses et va chercher du bois pour se chauffer, mais ne travaille pas, comme la majorité des femmes en Afghanistan. Seules quelques mises en pages pour un magazine local permettent au couple de subsister.
«Mon beau-père me met la pression et s'inquiète pour sa fille. Il essaye de la faire divorcer, sous motif que je ne subviens pas aux besoins de la famille. Mais ma femme c'est mon amour et elle m'aime.»
Et cette situation dans laquelle se trouve Adib, la France en est responsable.
«J'ai travaillé pour les étrangers, ma vie a basculé»
Après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, et la décision de l'administration Bush de relancer la «guerre contre le terrorisme», une opération de l'Otan est lancée en Afghanistan. La France choisit d'en faire partie, et elle enverra en 13 ans plus de 70.000 soldats dans le pays. L'objectif est de chasser les talibans de Kaboul, de détruire les camps d'entraînement d'Al Qaïda en Afghanistan et de reconstituer une armée afghane, de la former. Pour cela, la France fait appel à des centaines d'interprètes, maillon crucial, indispensable, pour le travail de l'armée sur le terrain. C'est en cette qualité d'interprète qu'Adib a travaillé pour la France, avec l'armée, dix mois en tout.
«J'ai passé de très bons moments avec les soldats français. Moi je gérais toutes les affaires entre les soldats et les civils afghans. On faisait des réunions avec les Malik, chefs de villages, et on prévenait les villageois de nos actions. Quand les nouveaux escadrons arrivaient et qu'ils étaient inquiets, je les rassurais en leur disant comment reconnaître le comportement de talibans, comment communiquer les villageois, ou tout simplement comment entrer dans une maison afghane. Nous avons toujours été sincères et honnêtes avec eux. Sans nous, les soldats français étaient perdus. Moi j'ai travaillé pour les étrangers, ma vie a basculé.»
Un jour, l'oncle d'Adib reçoit la visite d'un Mollah et de villageois de sa région natale, dans la province d'Helmand. Les visiteurs préviennent: ils n'hésiteront pas à décimer toute la famille si Adib travaille pour les étrangers. «Mon oncle a nié, mais ils ont prévenu qu'ils tueraient même les enfants et les femmes», se rappelle t-il.
Tract de Daech et chef Taliban
Figures de traîtres de la nation et de la religion, perçus comme «hérétiques» ou «athées» (postures la plus grave dans l'idéologie de l'Etat Islamique) les interprètes sont actuellement recherchés par l'organisation terroriste, en plus d'autres groupuscules extrémistes et les Talibans. Dans un tract distribué à Kaboul, traduit et authentifié par un spécialiste chez RFI, l'EI annonce explicitement:
«Nous considérons comme athées les gens qui collaborent avec ceux qui font la guerre contre les musulmans: toute sorte de collaboration comme leur protection, la fourniture en vêtements, repas et soins.»
Tract traduit du Dari au Français, par un traducteur assermenté de la cour d’appel de Rouen
«Nous sommes des trophées pour les extrémistes de ce pays. Nos têtes valent même plus cher que celles d'un soldat», assure Adib.
Lui considère avoir pris tous les risques pour la France. Il se souvient notamment de ce chef Taliban capturé dans la vallée Afghania. «J'ai dû traduire l'interrogatoire. Quand il m'a vu, il a directement menacé de me tuer juste après sa sortie.» Sans compter les nombreux civils locaux, qui, lors d'opérations le traitent de «laïque, non musulman.»
Demande d'asile
Sous pression, il décide de ne pas retravailler avec l'armée à l'issue de sa pause universitaire. Il demande dans la foulée son asile politique pour la France. «Mon père et mes frères sont dans l'armée afghane. Ils ont des armes et savent se défendre, mais moi je n'ai rien de tout ça pour faire face en cas d'attaque.»
Je lui ai rappelé qu'on n'était pas des migrants mais des gens qui avaient servi la France. Aujourd'hui, j'attends juste la mort
Entre 2013 et 2014, il fait sa première demande. Il ne recevra jamais la moindre réponse malgré des lettres de menaces versées au dossier, le menaçant d'exécution. La seconde fois, quand le ministère de la Défense décide de réexaminer les dossiers en 2015, par la force de Caroline Decroix, avocate bénévole française de 36 ans, l'homme n'est pas retenu parmi les cent dossiers acceptés.
«On avait tous manifesté devant l'ambassade française de Kaboul. On était environ 90 à s'être déplacés. C'était très dangereux de se regrouper car nous étions tous des cibles. L'ambassadeur nous a finalement reçu. Il m'a dit froidement que la France était débordée de migrants et que ce n'était pas le bon moment. Je lui ai rappelé qu'on n'était pas des migrants mais des gens qui avaient servi la France. Aujourd'hui, j'attends juste la mort.»
Honneur et grève de la faim
Caroline Decroix découvre la cause des interprètes afghans dans un article, en 2015. Avec un collectif d'avocats bénévoles, elle menace alors l'État Française de saisir la justice: «le tribunal administratif de Nantes avait forcé l'Etat à accepter la demande de visa au titre de l'asile pour une famille syrienne. Du coup, ils ont eu peur d'un procès et ont accepté de rouvrir les dossiers. On a eu cette menace avec nous pendant trois mois, avant que le Conseil d'Etat ne brise cela en juillet 2015. Le ministère de la Défense et des Affaires Étrangères n'ont accepté que 100 dossiers sur 252. Même pas 50%! Ils ont voulu garder la main pour ne pas donner d'idées aux autres supplétifs qui ne s'étaient jamais manifesté. Ça été fait n'importe comment. Ils n'ont pas motivé les refus, car ils savaient qu'on n'aurait pas de recours possible. Ils ont donc trié sans aucun critère.»
«Moi j'ai échappé à une bombe glissée dans ma maison une nuit. Mais l'Etat français pense qu'on en rajoute...»
Abdul Razik, arrivé en France en mars 2016, est le président de l'association des interprètes afghans pour l'armée française. Selon lui, la France ne prend pas la mesure du danger sur place pour ses camarades. «Moi j'ai échappé à une bombe glissée dans ma maison une nuit. Mais l'Etat français pense qu'on en rajoute...», souffle t-il.
Caroline Decroix ne perd pas espoir et a lancé une seconde procédure judiciaire qui vise une demande de protection fonctionnelle accordant juridiquement défense aux employés de l'administration. Cette dernière se base sur une loi de 1983. Cela prendra encore du temps selon l'avocate. Il y a plus de deux mois, elle a également écrit à François Hollande. A ce jour, l'association des interprètes afghans de l'Armée Française reste toujours sans réponse. Caroline dit passer ses soirées bénévolement à s'occuper des quelques 152 cas qui lui ont envoyé chacun photos et récits de leurs trajectoires professionnelles et personnelles comme preuves pour la prochaine procédure judiciaire.
«Un jour j'ai rencontré le conseiller diplomatique d'Hollande. Nous lui avons fait remarquer que si la France se comportait encore comme ça, plus aucun interprète ne travaillerait pour l'armée. Il m'a répondu cyniquement qu'ils trouveraient partout des gens intéressés par l'argent.»
Caroline Decroix
«Quand je les vois bras dessus-bras dessous avec les militaires français, j'ai envie de vomir», dit-elle. «Un jour j'ai rencontré le conseiller diplomatique d'Hollande. Nous lui avons fait remarquer que si la France se comportait encore comme ça, plus aucun interprète ne travaillerait pour l'armée. Il m'a répondu cyniquement qu'ils trouveraient partout des gens intéressés par l'argent. Je pense que pour l'honneur de notre pays, cette affaire là ne doit pas se régler en justice, mais au niveau politique. Vu le précédent que nous avons, j'espère pour mon pays que la justice ne forcera pas l'Etat à accomplir ses devoirs. Je crois toujours que ça se réglera politiquement et avec honneur».
L'avocate attend de rencontrer le nouveau gouvernement qu'Emmanuel Macron et son premier ministre devront former et, à l'issue de cette rencontre, elle entamera une grève de la faim à Kaboul si la situation reste au statu quo.
«On ne joue pas l'épicier avec des vies»
Si certains sont morts sur l'ensemble de l'armée de la coalition internationale, pendant les opérations, on ne déplore à ce jour, depuis les retraits des troupes françaises, aucun assassinat. «Les menaces sont réelles pourtant le ministère semble remettre cela en cause. Il faut que quelqu'un se fasse égorger pour qu'ils en prennent conscience?»
252 interprètes ont sollicité l'aide de l'avocate. Les autres ont «disparu dans la nature, ou ne se sont pas manifestés», précise t-elle. Arifullah Amini, 28 ans, a été interprète de juillet 2006, à la toute fin, en juillet 2014. Voilà presque trois ans maintenant que ce père de famille attend son visa et craint pour sa vie. «J'ai reçu une lettre de menace en septembre 2014, puis des gens sont venus un jour demander à un de mes cousins où je me trouvais.» Il dit attendre deux choses «la balle ou le visa», et avoue ne pas savoir «quand l'un des deux arrivera». Sa demande de visa a été refusée deux fois malgré un excellent dossier.
Un militaire voulant rester anonyme tient à témoigner. Il a travaillé six mois, en 2011 avec Arifullah. De ses trois interprètes, «Ari», comme il l'appelle, lui semble avoir été de loin le meilleur. «Je n'ai pas compris, j'avais des nouvelles des autres qui me disaient qu'ils avaient obtenu leurs exils, mais quand j'ai su qu'Ari ne l'avait pas, je suis tombé de ma chaise», affirme t-il.
Pendant toute sa mission en Afghanistan, l'homme dit avoir tissé une véritable relation professionnelle et humaine avec les interprètes, tous volontaires, travailleurs et professionnels. «On était censé apprendre aux soldats afghans le démontage et remontage d'un M16. Ou encore les différentes positions de tirs avec un genou ou deux genoux, au sol, ou contre un muret et pourquoi adopter cette position dans quelle circonstance... Pareil pour les trajectoires de tir, avec les angles etc... Ari traduisait tout. C'était du vocabulaire technique et il le maîtrisait très bien à l'écrit, comme à l'oral. Ca ne m'étonne pas si il a été sélectionné pour intégrer la sélection blindée. C'était le meilleur. Il travaillait tout le temps.»
Malgré une lettre de recommandation élogieuse de ce dernier pour Arifullah, formulée au ministère de la Défense, sa demande d'asile n'a pas abouti. Outré, le militaire conclut: «On ne joue pas aux épiciers avec des vies humaines!» Son ancien compagnon de service dit ne pas vouloir fuir l'Afghanistan illégalement, dans le flot de migrants, trop dangereux pour sa petite fille d'un an.
Fuir
Massoud Mohammad, 23 ans, désespéré, a été contraint de le faire. Célibataire, il a atterri en Allemagne après être passé à pied par l'Iran, la Turquie, la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie et l'Autriche.
«Quand j'ai signé mon contrat avec l'armée, on me promettait sécurité. Quand vous êtes partis, j'avais beau clamer que j'avais reçu des lettres de menaces, que je recevais des appels anonymes venus du Pakistan, je n'obtenais pas de réponse à ma demande d'asile.» Aujourd'hui en Allemagne, le jeune homme a posé sa demande d'exil outre Hexagone, pas peur de recevoir le même traitement.
Abdul Wares, à Lanmeur, petit village perdu dans le Finistère-Nord de Bretagne, a eu plus de chance. Il a obtenu le saint graal en novembre dernier. Il attend pourtant, malgré un asile validé, sa carte de séjour. «Je suis passé des montagnes de Kaboul aux champs et aux vaches de Lanmeur», rigole t-il. «Je suis arrivé ici directement de Kaboul. J'ai été bien reçu par les gens d'ici mais je ne peux toujours pas m'inscrire dans une université, ouvrir de compte en banque ou prétendre à un petit travail sans ma carte de séjour.» Près de six mois après son départ d'Afghanistan, la présidente d'une association locale pour les réfugiés lui signifie que sa carte de séjour, tant attendue, pourrait ne pas dépasser les douze mois de validité. «Pourquoi m'a t-on fait venir, après un tel acharnement pour faire valoir nos droits, si c'est pour que je reste un an ici ?!»
Abdul a finalement obtenu son titre de séjour en avril pour une durée de dix ans. Il vit avec 80 euros par semaine que lui fournit la municipalité. «Mais je n'ai pas envie de me plaindre.» Il s'est récemment trouvé un petit travail dans une maison de retraite où «on le prend pour un breton ou un arabe», rigole t-il.
Politisation
Ironie de l'histoire, le Front National est le seul parti politique à avoir apporté son soutien à la cause. Dans une question au gouvernement, Marion Maréchal- Le Pen, députée du Vaucluse, notait ainsi en décembre 2016:
«Le gouvernement français s'est engagé à protéger ces hommes qui ont facilité, au péril de leur vie, l'accomplissement des missions quotidiennes des forces armées. Or, depuis le retrait des troupes françaises, certains de ces Afghans ont été décapités par les Talibans et les terroristes de l'Etat islamique, d'autres sont menacés de mort et vivent dans la peur permanente.
Alors que le gouvernement accepte d'accueillir des milliers de migrants ne répondant pas aux critères de l'asile, elle souhaiterait savoir les raisons pour lesquelles les Afghans ayant servi les forces françaises en lutte contre les Talibans, ne bénéficient pas du programme de relocalisation. Elle souhaite une clarification sur ces refus considérés comme arbitraires et injustes vis-à-vis d'hommes courant un réel danger de mort.»
Le nouveau président de la République, qui sera investi dans moins d'une semaine ne s'est pas encore prononcé sur leur sort.