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Croissance contre décroissance, le faux débat

Temps de lecture : 5 min

La fin d'un mode de croissance à l'occidentale ne conduit pas forcément à la décroissance. Le président de la République en a fait pourtant, devant les adhérents de l'UMP, un de ses chevaux de bataille pour monter à l'assaut des positions écologistes. Mais cette croissance se nourrit d'énergie fossile. Or, les exemples pullulent qui démontrent que, en «découplant» consommation d'énergie et croissance économique, on peut diminuer l'une sans mettre l'autre en péril. Et, en cela, inventer un nouveau moteur à la croissance.

L'incroyable périple de la petite crevette

C'est l'histoire de la petite crevette néerlandaise. A peine pêchée dans les eaux nordiques par des marins hollandais, elle entame un ahurissant voyage. Elle est acheminée au Maroc pour y être décortiquée, puis elle remonte aux Pays-Bas pour qu'y soit parachevé son conditionnement, avant d'être revendue dans tous les pays de l'Union européenne! Rien ne se justifie dans cette ahurissante accumulation de kilomètres... sauf le différentiel de prix de la main d'œuvre, et les tarifs anormalement bas du transport qui génèrent un surcoût inférieur aux économies réalisées dans la décortication. Mais quel bilan carbone pour la petite crevette néerlandaise lorsqu'elle arrive dans une assiette? Si elle ne traversait pas l'Europe avant d'en arriver là, la croissance économique ne serait pas mise en péril. Mais quelle conséquence sur les émissions de CO2!

Il ne s'agit que d'un exemple. Mais il illustre une des dérives d'un modèle de croissance occidental fondé pendant tout le siècle dernier sur la consommation d'une énergie très bon marché. Tellement bon marché, même, que des aberrations économiques s'en trouvèrent économiquement justifiées. Comme le voyage de la petite crevette néerlandaise.

Des millions de palettes vides sur les routes

D'autres exemples existent. On aurait pu, aussi, suivre le voyage des pommes de terre françaises qui partent en Italie en robe de chambre, et en reviennent épluchées. Et il est d'autres types de transport qui n'ont rien de rationnels. Ainsi, la palette en bois a été une trouvaille formidable pour les logisticiens. On l'utilise sur tous les continents, elle est à l'origine de la standardisation des cargaisons. Mais une fois débarrassée de sa marchandise, elle devient totalement inutile si elle n'est pas rapatriée sur un nouveau lieu de chargement. L'Europe est ainsi sillonnée chaque année par des milliers de camions qui transportent des millions de palettes comme des emballages vides. Et les échanges intracommunautaires, qui ont augmenté de 80% en quinze ans, sont un accélérateur pour ces trafics. Une aberration tant environnementale qu'économique!

Pourquoi ces situations existent-elles? Seulement parce que le transport sous-tarifé n'est considéré que comme un coût marginal. Certes, ce secteur n'est pas le seul à émettre des gaz à effet de serre. Mais c'est aussi celui où les énergies de substitution non carbonées sont les plus difficiles à mettre en place, de sorte que les émissions de CO2 dans le transport ont progressé de 25% en France depuis le sommet de Kyoto alors qu'elles ont diminué dans les autres secteurs d'activité. Plus généralement au niveau mondial, le transport tient une grande place dans la hausse de plus de 30% de ces émissions depuis 1990.

Dumping fiscal sur les carburants

La fiscalité sur les carburants peut être un régulateur. C'est la logique en France de la TIPP (taxe intérieure sur les produits pétroliers) et bientôt de la taxe carbone. Mais pour être efficace, il faut une harmonisation. Or, elle n'existe pas. Et à cause du différentiel de taxes sur les carburants, il s'est par exemple créé en Europe un véritable circuit du «fuel tourism» qui passe par le Luxembourg.

Des poids lourds français, italiens, allemands, suédois et même britanniques parcourent des kilomètres inutiles, parfois à vide, simplement pour y acheter du gazole moins cher! Car la fiscalité sur le gazole est au minimum européen à 302 euros pour 1 000 litres, alors que la moyenne dans l'Union européenne est de 354 euros et que cette fiscalité atteint 423 euros en Italie pour 1 000 litres, 427 euros en France, 470 euros en Allemagne et 582 euros au Royaume Uni. Soit, pour un transporteur britannique, près de deux fois moins de taxes... ce qui justifie le détour lorsqu'on fait des pleins de 800 litres! Pour éviter ces pratiques qui n'ajoutent rien aux prestations fournies mais qui génèrent des kilomètres et des émissions de CO2 en plus, des propositions ont été avancées pour aligner en Europe la fiscalité du carburant professionnel. Après les avoir repoussées, le Parlement européen s'est finalement prononcé en faveur de cette harmonisation, à partir de 2014. Reste maintenant aux ministres des finances des 27 à la mettre en scène.

La mondialisation épargnée?

Plus qu'un faux débat entre croissance et décroissance, la réflexion doit plutôt porter sur un découplage entre croissance économique et consommation d'énergie. La démarche est-elle trop consensuelle pour avoir un intérêt politique quelconque? Probablement. Pourtant, elle ne vise qu'à une rationalisation, pas à une révolution. Même pas pour la mondialisation, qui ne serait pas menacée. Celle-ci a eu un effet démultiplicateur sur les échanges internationaux depuis une trentaine d'années. Il faudrait bien plus qu'un baril à 100 ou 150 dollars pour qu'ils en pâtissent.

Démonstration: l'énergie représente environ le quart des coûts d'exploitation des porte-conteneurs qui transportent jusqu'à 10.000 «boîtes». Même avec un doublement ou un triplement du prix du fuel, l'incidence de la hausse du prix de l'énergie sur le coût d'acheminement d'un conteneur (de l'ordre de 2.000 euros par exemple entre Shanghai et Le Havre) ne serait pas déterminante comparée au différentiel entre les coûts actuels de fabrication. Surtout si l'on rapporte cette incidence à l'unité de marchandise dans un conteneur : qu'il s'agisse de chemises, de chaussures ou d'équipements électroniques, elle est de l'ordre de quelques centimes d'euros par unité.

Des solutions pour moins polluer

Avec le découplage en question, on n'ajouterait pas au chômage et à la misère, mais on pourrait inventer de nouvelles solutions. Au quotidien, par exemple. L'urbanisme du XXe siècle a repoussé les zones commerciales en périphérie des villes. Or, pour une même quantité d'achats, un magasin en périphérie génère un trafic de voitures trois fois plus important qu'un magasin de centre ville, indique une étude du CNRS. Ne pourrait-on alors imaginer de réhabiliter le commerce de centre ville avec des transports urbains adaptés, pour réduire les transports sans nuire à l'activité? Des agglomérations se sont déjà engagées dans cette voie, sans en souffrir. Et pour être plus complet, on pourrait aussi relancer le transport ferroviaire et le fluvial pour décongestionner les centres villes, comme Monoprix l'expérimente à Paris pour approvisionner ses magasins ou UPM pour transporter les vieux papiers (40% de CO2 en moins). Les solutions ne manquent pas, qui passent par l'optimisation des chargements et des déplacements. Elles devront de toute façon être mises en oeuvre lorsque le prix du pétrole augmentera. Alors, pourquoi attendre?

Gilles Bridier

Lire également sur le même sujet: Croissance contre «décroissance», La fin de la mondialisation, La guerre est déclarée, Copenhague: décrypter la bataille des chiffres et Copenhague: pourquoi les Etats-Unis n'iront pas plus loin.

Image de Une: Des vélos garés à Zurich Christian Hartmann / Reuters

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