France

Emmanuel Macron, la banque Rothschild et le peuple

Temps de lecture : 12 min

Le passé du candidat En Marche! à la banque Rothschild concentre une large partie des reproches qui lui sont faits par tous ses adversaires. À la fin des années 1960, Pompidou le banquier attisait déjà les fantasmes.

JOEL SAGET / AFP
JOEL SAGET / AFP

Ce fut une interrogation entêtante, en février 2015, quand la loi Macron battait son plein. Le ministre de l’Économie voulait réformer la justice du travail, trop lente, et des conseillers prudhommaux virent dans le projet la vengeance d’un ancien dirigeant de la banque Rothschild (1); en janvier 2012, la banque avait été lourdement frappée par les prudhommes, condamnée à verser plus de 3 millions d’euros à une salariée licenciée abusivement. Le ci-devant directeur associé Macron réglait donc des comptes? «Absurde», répondit Bercy. Le bruit se dissipa. Il en reste pourtant quelque chose, au moment où le destin approche: la part de soupçon qui s’attache à un parcours, quand ce parcours est passé par un fantasme.

La banque. La grande banque, la banque d’affaires, la banque Rothschild. Marine Le Pen en fait des vulgarités de tribune pour sauver sa campagne, et Mélenchon un prétexte pour détourner ses troupes de «l’extrême finance». Macron s’en justifie. «Je ne suis pas inféodé aux banques», dit-il; il a agi, ministre, contre leur monopole! C’est exact. Ça n’a aucune importance pour ses contempteurs. L’image suffit, et l’adéquation. Un homme libéral a été banquier. La paresse intellectuelle est l’ersatz de la sociologie politique.

Tout un slogan

Jadis, on s’étonnait qu’un ancien ajusteur, Pierre Bérégovoy, soit devenu un socialiste dérégulateur, dont le Financial Times vantait les mérites. Bérégovoy, ouvrier d’origine, assigné à cette identité, devenait une figure du malheur prolétaire, condamné par son ascension à agir contre sa classe. Aujourd’hui, Macron est banquier comme Bérégovoy était ouvrier. Il est cohérent, comme «Béré» était aberrant. On tisse des narrations de café du commerce. Macron «est» banquier, pour quatre ans de sa vie qui l’ont rendu riche. Qui se souvient aujourd'hui qu'Henri Emmanuelli est également passé par là avant lui?

Ces mots, «l’ancien banquier chez Rothschild», l’accompagnent depuis que la politique l’a découvert. Ils n’étaient pas méchants, au début. L’ancien banquier de chez Rothschild, qui connaissait les patrons, avait le mérite de leur parler; le secrétaire général adjoint de l’Élysée maintenait un contact avec le monde de l’entreprise, quand le socialisme s’illusionnait encore de la taxe à 75% et autres cookies de campagne. Ce fut une première narration. Elle s’inversa quand Macron devint ministre, en aout 2014. L’ancien banquier à Bercy devint la proie des slogans.

«Monsieur le banquier»

Les communistes dénonçaient «une politique plus droitière que jamais, symbolisée par l'arrivée d'Emmanuel Macron, homme-clé des banques et de la finance». Le député socialiste frondeur Jean-Marc Germain soupirait sur Twitter: «Mettre un financier à l'industrie alors que notre pays a souffert de la mainmise de la finance, ce n'est pas un bon signe.» Nadine Morano, chaînon manquant entre le frontisme et la droite sarkozyenne, ironisait: «Macron, ancien de chez Rothschild, ministre de l’Éco. Le reniement c'est maintenant». Florian Philippot actait une «officialisation de la domination de la grande finance».

Les extrêmes et les mécontents s’étaient trouvés un ennemi commun. Après avoir ironisé, «chez nous, il ne faut pas avoir fait ses classes à la banque Rothschild pour parler d’économie», Marine Le Pen étrennerait en octobre 2014 ce qui est aujourd’hui son antienne: «Emmanuel Macron est un banquier. Il défend l'intérêt des banques contraire aux intérêts des peuples.» Illustrant déjà cette convergence obscure qui mine la fin de la campagne, Jean-Luc Mélenchon monterait en violence. En octobre 2014 –Macron ayant exprimé le souhait d’une réforme «sans tabou» de l’assurance chômage, aujourd’hui à son programme présidentiel–, il fustigeait «Monsieur le banquier»:

«Regardez comme ces gens sont ignobles! Ils parlent de tabou, mais ce n'est pas un tabou, Monsieur le banquier, c'est un acquis social!»

Quelques mois plus tard, en juin 2015, il serait haineux:

«Ce type est sinistre. Il n'a jamais été élu, il est le résultat du fait du prince, il sort d'une banque pour arriver au pouvoir et accabler les autres de son mépris. Je n'ai pas que du mépris, j'ai aussi du dégoût. J'exprime une révolte: comme moi, des millions d'hommes et de femmes de gauche sont humiliés d'être représentés par des gens pareils, qui n'ont rien à voir avec nous.»

En 1962 déjà, «l'hyper-capitalisme sans patrie»

Un banquier peut-il être « nous »? En avril 1962, le Général de Gaulle appelle à Matignon un agrégé de Lettres, qui ne s’est pas contenté d’enseigner. Georges Pompidou est passé chez Rothschild, où il a fait une belle carrière depuis 1954, homme de dossiers africains puis directeur général et intime du Baron Guy. On lit alors ceci dans Rivarol, hebdomadaire fasciste, sous la plume de Lucien Rebatet, écrivain collaborationniste ayant échappé au peloton par une grâce présidentielle, qui en appelle aux insoumis de son camp:

«Un “Rothschild” installé sur le trône auxiliaire; le coup est dur. Cette omnipotence affichée de l'hyper-capitalisme sans patrie, quel plus bel argument pour les thèses dont nous n'avons jamais démordu, celles de notre nationalisme et de notre socialisme. À la jeunesse qui communie avec nous dans le mépris d'une bourgeoisie hébétée ou putride, de ces politiciens de l'égout, que ce soit notre mot d'espoir. Que ce soit son cri de ralliement, net et dur.»

Plus classique, le Parti communiste de Maurice Thorez, alors une puissance, sort un communiqué sibérien: «Le remaniement ministériel annoncé contribuera à installer plus ouvertement encore aux fonctions d'État les hommes des banques et des monopoles, comme Pompidou, directeur de la banque Rothschild et administrateur de nombreuses sociétés capitalistes.»

Fascination haineuse

Fascination des habitudes. Les mêmes mots, quasiment, les mêmes référents, les mêmes violences, à un demi-siècle d’intervalle, venus aussi bien de la gauche extrême que du fascisme. Mélenchon, Le Pen, Rebatet, Thorez, font résonner le même rejet du banquier, sans lien avec le peuple, ennemi de son pays, et dont la seule existence justifie la révolte. Évidemment, comparer Mélenchon à Rebatet est imbécile et insultant? Mais la fascination est ici: le banquier de chez Rothschild fait converger des haines que l’on croirait incompatibles. Extrême droite et révolutionnaires se haïssent, mais haïssent le banquier et Rothschild. On devine les gouffres qui s’ouvrent, alors, sous nos débats publics…

Et en même temps, la banque n’est pas un objet neutre, ni un corps préservé. Il n’y a pas de fumée sans feu, ni de haine sans ambiguïté. La grande banque, dont Rothschild est l’emblème, se mêle de politique depuis la nuit des temps. C’est par Alphonse de Rothschild que la France se releva après la défaite de 1871, quand le banquier aida le pays à payer l’indemnité de guerre exigée par l’Allemagne. Cet Alphonse était aussi du Jockey-Club, du Consistoire israelite (les gouffres s’ouvrent à nouveau), conseiller général de Seine-et-Marne, bâtisseur de chemins de fer. C’était un monde. La banque était le partenaire de l’État. Georges Pompidou, l’amoureux de Racine et de la poésie qui soupesait la fugacité des hommes, cigarette ironique aux becs, s’inscrivait dans cette histoire.

«Pompidou, il veut gagner de l'argent»

Quand il la rejoint, la banque, dirigée par Guy, petit-fils d’Alphonse a quelques liens avec le gaullisme: c’est en cherchant des finances pour le RPF, le parti du Général sous la IVe République, que Pompidou a rencontré la rue Lafitte. Ainsi se nouaient les carrières. Il n’y avait pas de honte? Rothschild, quand même, posait une question. «Pompidou, il veut gagner de l’argent», avait confié De Gaulle à François Bloch-Lainé, haut fonctionnaire qui lui suggérait de prendre l’Auvergnat aux Finances. Matignon, ce serait autre chose? Pompidou était d’une solidité sans faille. Son travail chez Rothschild lui avait, aussi, servi de couverture, pour préparer les négociations du pouvoir avec les indépendantistes algériens. Il avait hésité entre «le monde des affaires», ainsi parlait-on, et le service de l’Etat. Il aurait un destin national.

«M. Pompidou, en quittant les affaires privées, a abandonné une situation très confortable et un avenir florissant qui lui était offert pour répondre à l'appel du général de Gaulle. Qui peut en dire autant?»

L’époque était moins prude que la nôtre. Parler de la Banque n’était pas outrancier. En 1965, les États-Unis avaient imposé un quasi-embargo sur le nickel français, pénalisant une grand entreprise nationale, «Nickel». Le Monde commentait tranquillement:

«En déclarant la guerre contre Le Nickel, Washington aurait, d'autre part, voulu porter un coup personnel au général de Gaulle. Tous les commentateurs américains insistent en effet sur la place précédemment occupée par M. Pompidou dans le groupe Rothschild, qui contrôle l'importante société française.»

Quand Pompidou serait remplacé comme Premier ministre par Maurice Couve de Murville, on pourrait lire, toujours dans Le Monde, qu’un homme de chez Rothschild était remplacé par un «grand commis de l’État», apparenté par son épouse –«la discrète et souriante Mme Couve de Murville, née Jacqueline Schweisguth»– à la «haute banque protestante».

«Moi, j'ai décidé de diviser mon salaire par quinze»

C’était le pouvoir, et les élites immuables. La classe dirigeante n’était pas un vain mot. Pompidou, qui n’en venait pas, enfant du Cantal, fils d’enseignant, en avait adopté les codes. Il restait, gouvernant, un Rothschild adopté: un étalon de l’écurie maison, Orvilliers, avait été baptisé du nom de ce village où le beau Georges avait sa résidence secondaire! Ce n’était pas un drame. Le capitalisme prospérait dans les trente glorieuses, et la société faisait mouvement, dans un antidote à l’aigreur. Pompidou jouissait bellement de la vie, et sa Porsche était garée dans la cour de l’hôtel de Matignon. Il ne se cachait pas, mais, venu du peuple, il savait pourtant que la méfiance existait, jamais éteinte.

En 1969, quand il serait candidat à l’Élysée, ses équipes de campagne fourniraient des argumentaires aux militants:

«M. Pompidou, en quittant les affaires privées, a abandonné une situation très confortable et un avenir florissant qui lui était offert pour répondre à l'appel du général de Gaulle. Qui peut en dire autant? M. Pompidou ne prétend pas être misérable. Mais il n'a pas de fortune. La preuve, c'est que lorsque l'immeuble où il habite a été vendu par appartements, il est le seul à n'avoir pu acheter le sien, dont il est resté locataire.»

Comme la haine, les défenses ne se renouvellent pas. M. Pompidou a quitté une bonne situation, disait-on en 1969, pour servir l’État? «Moi, j'ai décidé de diviser mon salaire par quinze pour devenir conseiller du président de la République en 2012. Chiche! Faites-le», répliquait Emmanuel Macron il y a quelques semaines aux journalistes d’Explicite, une nouvelle fois interrogé sur ses émoluements millionnaires au temps de Rotschild.


La même image, la même vérité! Elle sert à Macron depuis 2014; ses biographes parlaient plutôt d’un salaire divisé par dix, chiffre plus simple à imaginer. Qu’importe! Seule la démarche importe, pompidolienne ou macronienne: renoncer aux affaires et à la prospérité pour l’intérêt général!

Le monde d'avant

Ce parallèle laisse rêveur. Il y a du Pompidou chez Macron, dans le parcours comme dans les regrets. La Province, dont on vient. La banque, comme accouchement à la puissance. Avoir été choisi par le pouvoir, et avoir su s’émanciper de son maître: Pompidou avait sapé De Gaulle aussi bien que Macron empêcha Hollande (et l’on sent bien que cette comparaison est déroutante). La nostalgie des livres aussi, de ce qu’on n’a pas été. On disait de Pompidou qu’il ne regrettait que cela, n’avoir pas écrit au-delà d’une anthologie de la poésie française. Macron n’a rien publié, si ce n’est son livre-programme, qui n’était pas un livre, mais une preuve politique. La politique venue comme un hasard, puis une nécessité. La capacité à s’imposer à un monde –les vrais gaullistes, trempés dans la Résistance à laquelle Pompidou n’avait pas participé, ou les socialistes de pouvoir, dépassés par un homme jeune et sans remord– auquel on est étranger. Et puis Rothschild. Ici culmine la ressemblance, mais elle cesse aussitôt.

Entre les Rothschild de Pompidou et celui de Macron, trop de crises sont passées. Les vieux mondes se sont émiettés. L’entre-soi d’une société prospère, en développement industriel, nourrissait l’entente de la banque et de l’État, depuis la Restauration jusqu’au pompidolisme. On prenait des parts de marché aux colonies, dans l’Outremer, et l’on structurait l’hexagone. Dans la France écorchée de la mondialisation, chacun vit sa vie, et les rencontres sont des accomplissements individuels. L’État se crispe et la banque a muté, et les banquiers aussi. Brillants sans doute, philosophes à leurs heures, tel l’ancien patron de Macron, d’ambitions sans nul doute, mais mus par des logiques et des destins éclatés

«J'assume»

Les banques ont perdu leur superbe dans la grande crise; elles sont de la flibuste, quand elles étaient la Royale. On maitrise l’art des négociations, quand, jadis, on régentait la place. C’est en négociant un deal entre le suisse Nestlé et l’américain Pfizer que Macron est entré dans la légende des Fusacs, les fusions-acquisitions, batailles maitresses des banques d’affaires quand le capitalisme se recompose. Les sommes sont colossales, et les enjeux déconnectées. L’étrangeté de cet univers nourrit le cliché; sous Pompidou, on voyait tout!

«L’argent n’est pas l’alpha et l’oméga de tout. Je ne fétichise pas l’argent sans avoir non plus de rapport hypocrite avec lui. Je ne considère pas scandaleux d’en gagner»

Emmanuel Macron

Désormais, on imagine. Cela n’aide pas. Les haines d’antan fonctionnaient à l’habitude, nées de la lutte des classes à l’extrême gauche, de l’antisémitisme mixé d’anticapitalisme à l’extrême droite. Désormais, on suppute les causes cachées, les complots, les non-dits. On élabore mille scénarii. On ne peut plus entendre que le banquier est un homme, si l’on s’abandonne: Pompidou, en somme, avait une partie plus facile que Macron. L’argent s’est étalé, et en même temps sent le soufre; en 2010, jeune banquier, Macron devait déjà s’en défendre, dans la revue de Sciences Po, et construisait son «j’assume», qui le barde aujourd’hui:

«Il n’en reste pas moins qu’un banquier gagne extrêmement bien sa vie. L’argent n’est pas l’alpha et l’oméga de tout. Je ne fétichise pas l’argent sans avoir non plus de rapport hypocrite avec lui. Je ne considère pas scandaleux d’en gagner.»

Pas scandaleux? Sans doute? L’entend-on, de l’autre côté?

Émancipé

Tout ceci est un peu injuste, mais nul n’échappe à son temps. Macron n’a pas de voiture, si Pompidou avait une Porsche. Macron n’a fait que passer par la banque, quand Pompidou y imagina sa vie. Macron utilise les armes de la finance contre le capitalisme, quand Pompidou était, fidèle, un gardien de l’ordre et des hiérarchies prospères. Macron doit refaire société dans un pays éclaté, quand Pompidou connaissait une France cohérente. Rien ne tient, sauf l’apparence. L’État superbe a dû apprendre la ruse, et ses meilleurs enfants sont devenus malins. Ce n’est pas à la banque que Macron a nourri ses idéologies, mais dans des lectures et des cercles progressistes, dans l’héritage de la social-démocratie ou de la démocratie sociale. La banque l’a émancipé du besoin mais ne ne l’a pas modelé. Banquier, il fréquentait Rocard, Hollande, la fondation Jean-Jaurès; banquier, il apprenait; un jour, il rendrait?

Quand il était ministre, Macron, voulant imposer un garde-fou aux ambitions de Carlos Ghosn, le patron de Renault-Nissan, avait utilisé pour l’État ce que la banque lui avait appris, achetant des actions et guerroyant en conseil d’administration, jouant le jeu méchant du libéralisme. Lui qu’on accusait de trahir la gauche, parce qu’étant passé par Rothschild, prétendait plutôt être un gouvernant complet, n’ignorant rien des mœurs de la finance, et sachant les retourner. Il était, donc, duplice mais pour la bonne cause, rusé, mais au contraire de ce dont on le taxait? Banquier, certes, ci-devant Rothschild, mais en même temps… Ce raisonnement, sans doute, est trop subtil pour les bêtises ambiantes, qui préfèrent les complots bien tenus.

AVERTISSEMENT: Macron a travaillé à la banque David de Rothschild. L'actionnaire de Slate est la famille Benjamin et Ariane de Rothschild. Les deux maisons sont distinctes et indépendantes. Retourner à l'article

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