Que se passe t-il dans cette Église à laquelle je continue de croire et d’appartenir, dont j’ai commenté longtemps –comme journaliste à La Croix, au Monde, à Slate et dans des livres– la vie et les péripéties, dont les hommes et l’engagement ont si souvent éveillé en moi le respect et l’admiration, pour que, cette fois, je sois tenté de dire non, d’avouer ma gêne, de ne plus taire ma honte?
Pourquoi cette Eglise est-elle devenue, plus qu’inaudible, carrément muette dans une société française divisée par des crispations et des tensions sans précédent que révèle l’actuelle campagne, exposée à des menaces qui n’ont jamais paru aussi graves depuis la guerre, incertaine de son histoire, de ses valeurs, de sa force et de son avenir?
Pourquoi ce quasi-silence sur les dangers d’une possible victoire de Marine Le Pen le 7 mai, de la part d’évêques de France connus autrefois pour être plus courageux, redoutés pour leur combat contre ce parti «anti-évangélique» et d’inspiration «néo-païenne» comme le Front national?
Pourquoi cette Eglise laisse t-elle sans riposter les chapelles extrémistes comme Sens commun ou des personnalités politiques comme Christine Boutin qui, chaque jour, osent se prévaloir de leurs soi-disantes valeurs chrétiennes pour encourager le vote Marine Le Pen et combattre la candidature d’Emmanuel Macron?
Pourquoi les autorités d’une Eglise qui certes se rétrécit, mais compte encore 3 millions de pratiquants chaque dimanche, ne se révoltent-elles pas plus devant les caricatures grossières diffusées chaque jour dans les médias sur ces «cathos» ringards et conservateurs qui, au mieux, sont fillonistes, au pire lepénistes, «réactionnaires» crispés sur leur «identité» chrétienne, combattant les réformes de mœurs, la permissivité de la société, la fin du modèle familial traditionnel, l’envahissement par l’islam et l’étranger?
Ou est la parole prophétique?
On dirait que les évêques de France ont déserté l’espace du débat public. On les sait paralysés par le scandale de la pédophilie des prêtres, aux prises avec une crise numérique sans précédent du personnel clérical, en doute profond quant à l’originalité de leur mission dans une société hypersécularisée, soumis aux attaques d’une laïcité plus agressive devant l’avancée des intégrismes, exposés aux divisions dans leurs propres rangs (surtout depuis l’affaire du mariage pour tous) et surtout dans les cercles de leurs fidèles.
Mais en ces jours décisifs, leur silence étonne ou choque. On ne les voit plus à la télévision et dans les circuits médiatiques connus. Ils ont perdu leurs grandes voix d’autrefois, des porte-parole qualifiés ou des intellectuels respectés et écoutés. Ils répercutent, avec plus ou moins de … docilité, les paroles du pape François sur les réfugiés, l’environnement, les pauvres. Ils ont publié l’automne dernier une déclaration assez affligeante de platitudes, intitulée «Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique», qui rappelle certes les priorités chrétiennes –accueil de l’étranger, respect de la vie au début et à la fin, foi en l’Europe–, mais évite avec soin tout ce qui pourrait ressembler à la plus petite consigne de vote… *.
Dans la période que traverse la France, avant un second tour capital, on aimerait une Église «prophétique», mais ses évêques sont devenus de dévoués gestionnaires de la pénurie. Ses organisations militantes –largement plus fournies pourtant que Sens commun, la Manif pour tous ou le Parti chrétien-démocrate– publient des déclarations, invitent leurs membres à traduire dans le vote les valeurs chrétiennes. Mais elles ne sont jamais reprises comme le mériterait par exemple celle du 13 avril, signée par une vingtaine d’associations catholiques, qui souligne bien les enjeux:
–«Notre foi et nos valeurs nous appellent à ne pas céder devant la colère, la peur et le rejet de l'autre, mais à plaider la cause des plus pauvres et à promouvoir le respect de la personne humaine et de l'environnement. Nous pensons que les solutions se trouvent dans l'ouverture, le dialogue et l'échange pour construire ensemble une France et une Europe plus justes dans un monde de droit et de dignité».
La fin du cordon sanitaire contre le FN?
Faut-il en conclure que le combat de l’Eglise contre l’extrême-droite et le vieil intégrisme français a fait son temps? Que le «cordon sanitaire» hier dressé par sa hiérarchie autour du FN est en train de tomber? Deux faits incontestables pourraient expliquer cette frilosité, mais sans la justifier le moins du monde.
1.La droitisation de l’électorat catholique
L'historien René Rémond répétait que plus la pratique catholique était forte en France, moins on votait Front national. Il disait en 2002 à La Croix:
«Mis à la part les catholiques lefebvristes, la proportion de catholiques pratiquants à apporter leurs voix au Front national est inférieure à la moyenne nationale. L’Église constitue un barrage à l’influence du Front national. Son affaiblissement est d’ailleurs une des causes de la montée du FN.»
Après bien d’autres votes depuis cinq ans, celui du 23 avril atteste d’une droitisation encore plus forte de l’électorat catholique et d’une résistance toujours moins grande à Marine Le Pen.
Les catholiques «pratiquants» ont voté dimanche à 44% pour François Fillon: les affaires qui ont nui à l’image d’un candidat présenté comme «chrétien», à son éthique personnelle et familiale, n’ont que très marginalement atteint cet électorat qui, en 2012 déjà, avait voté à 47% pour un homme encore plus clivant comme Nicolas Sarkozy. Mais le plus étonnant est que ces cathos «pratiquants réguliers», qui ont voté Marine Le Pen au premier tour, sont aussi nombreux -16%- que ceux qui ont voté pour Emmanuel Macron.
Selon les spécialistes électoraux, les catholiques résistent plus que la moyenne nationale à la séduction qu’exerce Marine Le Pen, mais ils n’échappent pas au vent qui souffle en faveur des valeurs identitaires qu’elle prétend incarner. Si les digues tiennent chez les plus anciens «cathos», la stratégie de banalisation de Mme Le Pen porte ses fruits dans les plus jeunes générations où la perte de marqueurs idéologiques de droite comme de gauche et l’absence de vrais repères religieux ou éthiques facilitent le vote FN.
2.La division de l’épiscopat
Dans les années 1980, le Front national était rejeté comme radicalement incompatible avec les valeurs chrétiennes. Les premières condamnations épiscopales remontent à 1985 au lendemain d’élections européennes où le FN avait atteint …11%. Depuis sa cathédrale, à Lyon, le cardinal Decourtray avait prononcé ce réquisitoire resté célèbre:
-«Nous en avons assez de voir grandir le mépris, la défiance et l'hostilité contre les immigrés. Nous en avons assez des idéologies qui justifient ces attitudes. Comment pourrions nous laisser croire qu'un langage et des théories qui méprisent l'immigré ont la caution de l'Eglise de Jésus-Christ?».
À Paris, le cardinal Lustiger, d’origine juive, dénonçait régulièrement lui aussi, à la télévision, les thèses «néo-païennes et anti-chrétiennes» du Front national.
La génération à la tête de l’Eglise aujourd’hui n’a pas plus de complaisance que celle d’hier, mais elle n’exprime plus de telles condamnations à l’égard de Marine Le Pen. Elle n’a pas plus d’indulgence pour les thèses anti-immigration et l’instrumentalisation d’une référence chrétienne très présente par exemple chez une Marion Maréchal-Le Pen. Mais sa frilosité est à l’image d’une hiérarchie, d’un jeune clergé et surtout de fidèles qui ont changé et qui, moins nombreux, se sentent plus menacés, se constituent en forteresse, se montrent plus soucieux de discipline, de sécurité, d’identité, plus critiques de la «permissivité» ambiante, plus inquiets des évolutions familiales, des «confusions» sur le genre, plus crispés par la présence des étrangers et surtout par la peur de l’islam.
A la ligne progressiste qui, en France, avait précédé et suivi le concile Vatican II des années soixante, a succédé une ligne «néo-conservatrice», appuyée sur une défense plus musclée de valeurs chrétiennes traditionnelles, sur l’éducation, le mariage, la famille, le «genre», la sexualité et sur le retour à des formes anciennes de discipline catholique, de rite et de dévotion. Le poids sociologique et politique des évêques français s’en ressent. Certains sont même connus pour être des francs-tireurs (Mgr Rey à Toulon, Mgr Aillet à Bayonne), militants des combats de toujours contre l’homosexualité et l’avortement, voyageant dans la Russie de Poutine et la Syrie d’Assad.
Comment donc ne pas s’étonner, voire se scandaliser, à quelques jours d’une échéance capitale, d’un tel manque de combativité à la tête de l’Eglise catholique contre la candidature de Marine Le Pen?
Comment donc ne pas s’étonner, voire se scandaliser, à quelques jours d’une échéance capitale, d’un tel manque de combativité à la tête de l’Eglise catholique contre la candidature de Marine Le Pen, quand on sait que tout ou presque –dans l’Évangile, dans le discours des papes, dans la «doctrine sociale» catholique, dans la fidélité à l’Europe dont les «Pères fondateurs» étaient tous chrétiens (Konrad Adenauer, Charles de Gaulle, Alcide de Gasperi, Robert Schuman, etc) – sépare le message de cette Eglise du vote Front national?
A la suspicion contre l’immigré, elle devrait répondre par l’accueil de l'étranger. Contre le racisme, elle devrait réaffirmer l'égalité entre tous les hommes. Contre le repli national, elle devrait rappeller les valeurs universelles du christianisme. Contre tout antisémitisme, elle devrait reconnaître le peuple juif comme le «peuple aîné» des chrétiens. Contre tout rejet de l’islam, elle devrait rappeler, envers et contre tout, malgré le meurtre d’un prêtre à l’autel entre les mains d’un islamiste, le devoir d’amitié avec tous les «fils d'Abraham».
* Cet article a été mis à jour à la suite d'une précision de Jean-Pierre Denis (La Vie) mentionnant son éditorial du 23 avril. Nous parlions à tort du silence des «journaux engagés La Croix, La Vie ou Témoignage chrétien».