On n'apprendra donc jamais rien de nos erreurs? Comme un enfant va retourner coller ses mains sur une casserole brûlante, même après s'être ébouillanté, on va continuer à s'exciter au premier urgent dégainé par @AlertesNews sur Twitter?
Il semblerait que oui.
Jeudi soir, 20 avril, je regarde les candidats défiler sur France2 dans «15 minutes pour convaincre» en buvant un Sancerre et en picorant du chorizo. Forcément, je zone en même temps sur Twitter pour ricaner de conserve avec certains de mes confrères sur la prestation de certains candidats. Quand je vois un premier tweet faisant état d'une fusillade sur les Champs-Élysées. Je fronce un sourcil et reprends du chorizo. Quelque minutes plus tard, je vérifie tout de même où en est la situation sur les Champs. J'apprends qu'un policer est mort, un autre blessé, et que l'assaillant a été abattu.
À ce stade, je suis inquiète bien sûr, mais j'attends.
Ouais.
J'attends.
Des informations de la préfecture de police. Du ministère de l'intérieur, de l'AFP ou de n'importe quelle instance officielle et/ou sérieuse. La prudence et la patience ne sont pas de mise pour tous. Ça balance du périscope tourné sur les Champs saturés de sirènes. Sur Twitter, quelques minutes à peine après l'annonce de l'attaque, dont on ne sait strictement rien à ce moment là, d'aucuns s'étonnent déjà que France 2 n'ait pas interrompu son direct pour annoncer l'info et interroger les candidats sur le sujet.
Mais pour leur dire quoi, exactement?
«Benoît Hamon, un policier est mort sur les champs-Élysées, un assaillant tué. Que faut-il faire avec les fichés S? Répondez monsieur Hamon.»
Alors qu'on ne sait rien encore. De ce qui s'est passé. De l'identité du ou des assaillants. De leur motivation.
Alors que cela instaurerait de fait, une rupture d'égalité entre les candidats déjà passés à l'antenne, et qui n'auront pas pu s'exprimer sur le sujet, et ceux qui, à chaud, pourront commenter à loisir, qui sur l'armement des policers, qui sur l'opération Sentinelle, et se fendre, forcément, d'un petit mot compatissant (et néanmoins sincère, la plupart du temps) à l'égard des victimes et de leurs proches.
Rumeurs et mensonges
Heureusement, France 2 attendra au moins une quinzaine de minutes avant d'informer ses invités de l'actualité et de les y faire réagir. Pour un résultat, d'ailleurs, forcément peu probant: François Fillon va ainsi relayer des rumeurs d'autres attaques supposément perpétrées dans Paris, mais non fondées. #fakenews.
#ChampsElysees François Fillon évoque à tort "d'autres violences dans Paris", rumeur démentie par l'Intérieurhttps://t.co/MRpOUKWlkp pic.twitter.com/ry0G9Uj7uV
— franceinfo plus (@franceinfoplus) April 20, 2017
Léa Salamé et David Pujadas vont s'empresser de s'en prendre avec virulence à Philippe Poutou et sa volonté de désarmer la police, jugée indécente vu le contexte.
On a vachement avancé hein?
Impossible de ne pas voir, dans les voix s'indignant de la supposée lenteur de France 2 à évoquer la fusillade, la volonté de provoquer artificiellement une polémique. De préparer le terrain à moult articles de presse, débats ou tweets sur le thème de «pas vrai que nos politiques et nos journalistes sont vraiment à côté de la plaque, vu qu'ils ont même pas tout arrêté pour en parler hein? Pauvre France». Comme si on manquait de polémiques en ce moment. Et comme s'il fallait, à chaque tragédie, trouver des complices par omission.
Incompréhensible que Salamé et Pujadas ne parlent pas de la fusillade alors que la préfecture de police a confirmé #15minutesPourConvaincre
— Judith Waintraub (@jwaintraub) April 20, 2017
Pourtant, à ce stade sur BFMTV, on entend déjà «c'est le symbole de la France, les Champs-Élysées, qui a été visé». M'est avis que l'attaque aurait eu lieu sur une place quelconque du XIVe arrondissement, que BFMTV y aurait vu un symbole de la France assaillie par des hordes d'islamistes. Et BFMTV de parler tourisme et conséquences économiques. Rappelons-le, moins d'une heure après les faits. Et alors que sur Reuters évoque à un vol à main armée:
UPDATE: Three police sources say shooting in Paris could have been an attempt at an armed robbery https://t.co/q4HREsDEM5 pic.twitter.com/W1LQBAEDJZ
— Reuters Top News (@Reuters) April 20, 2017
«Vu à la télé»
En quelques minutes, et sans encore ne rien savoir, seulement pressentir, on s'apprête à rejouer l'immonde soirée du 14 juillet 2016, quand les chaînes, dont France 2, ont cédé au sensationnalisme, se sont repues de témoignages trash (avec cadavres couverts de draps en arrière plan), quitte à propager fausses informations et images choquantes. France 2 a même été contraint de s'excuser le lendemain.
L'Obs n'a pourtant pas eu peur ce jeudi soir de tweeter des «images exclusives» d'un «homme à terre»:
#Paris, attaque sur les Champs-Elysées : "J'ai vu un homme à terre" https://t.co/ETCSeOeyPu pic.twitter.com/42xcEK1g1K
— L'Obs (@lobs) April 20, 2017
On a tous intériorisé l'idée que le devoir de l'information et des journalistes était de rendre compte en temps réel, voire avec force spéculation, de n'importe quelle situation ressemblant de près ou de loin à une attaque terroriste. Quitte à meubler, quitte, comme ce soir-là, à organiser un duplex avec une commercante des Champs-Élysées qui ne pourra rien dire d'autre que «on ne sait pas, on a peur». Ou avec l'animateur télé Julien Courbet, qui se trouvait dans un resto du coin, et qui pourra, avec une petite voix essouflée, conter comment tous les clients du restaurant ont flippé et comment ils ne savaient rien. Si en plus, le témoignage est assorti du petit label «vu à la télé», pensez-donc, CNews n'allait pas bouder son plaisir.
Enfermé dans un resto a côté des champs fusillade en cours c est l horreur on ne sait pas ce qui se passe
— Julien Courbet (@courbet_julien) April 20, 2017
À 22h30, avant l'allocution de la préfecture de police et celle de François Hollande, CNews interviewait aussi en duplex le vice-président du Front national, Florian Philippot. Et le journaliste de s'étonner avec une fausse naïveté insupportable, alors que ce dernier égrène le programme du FN en matière de lutte contre le terrorisme: «mais monsieur Philippot, vous politisez la situation?».
Prem's
Il aura fallu moins d'une heure, quelques minutes, pour que tout se mélange: fausses infos, pistes variées, aspirations de récupération, y compris par Trump, et ses fans:
Terrorists open fire on #ChampsElysees in #Paris. Guns are illegal in France.pic.twitter.com/76TA2MNk4y
— Susie (@5U5ie777) April 20, 2017
Et voilà donc que le président des États-Unis s'empresse de réagir, en affirmant qu'il «semble que ce soit une attaque terroriste» bien avant que ce soit confirmé. Avant les informations de sources policières françaises, et avant la redevendication de l'État Islamique, survenu bien plus tard dans la soirée. Comme s'il fallait être prem's. Y compris diplomatiquement.
Et cette grosse dalle pour l'instantané n'est pas circonscrite à quelques tweets et à nos chaînes d'infos. Même des syndicats de policiers s'empressent de s'exprimer, quitte à donner des informations fausses:
J'ajoute que je ne comprends pas pourquoi les syndicats de policiers éprouvent le besoin de communiquer AVANT le ministre.
— Jacques Raillane (@AbouDjaffar) April 20, 2017
#ChampsElysees Selon le syndicat @UNITESGPPOLICE, le deuxième policier serait décédé https://t.co/J1OxPcPxFA pic.twitter.com/VGWEcOWWjX
— 20 Minutes (@20Minutes) April 20, 2017
.@prefpolice @PHBrandet Contrairement à des informations qui ont pu circuler, il n'a pas de second policier décédé (@PHBrandet) #ChampsElysees
— Ministère Intérieur (@Place_Beauvau) April 20, 2017
Tout cela doit nous interroger sur notre rapport au temps, et sur nos soifs d'infos brutes, que la télévision s'escrime gaiment à abreuver. Si des Français estiment aujourd'hui, que dix minutes, cinq minutes! après un événement, ils doivent impérativement être alimentés en infos, même les plus anecdotiques, et qu'un débat présidentiel doit être interrompu dès les premières secondes d'une attaque, c'est que l'on a un problème.
Le formidable alibi, pour tous ceux qui s'attroupent autour du drame, comme des badauds au bord d'un accident sur une départementale, c'est d'exprimer vivement leurs condoléances aux proches des victimes. Car faire passer l'empressement de hyènes par un brin de compassion, c'est toujours mieux.
Reste que, si l'on se plait à dire que la société française est résiliente et qu'il faut malgré tout saluer une forme d'unité nationale, il va bien falloir un jour interroger ce petit frisson dégueulasse qui semble parcourir l'échine de beaucoup d'entre nous, citoyens, journalistes, politiques, témoins, à chaque fois que nos téléphones vibrent d'une nouvelle alerte sinistre.