En matière de scandales, tous les champs d'investigation scientifique ne sont pas nés égaux. Certains suscitent l'admiration générale à peu près à tous les coups –l'astrophysique est peut-être l'exemple le plus flagrant, «les étoiles» ont toujours fait rêver–, quand d'autres s'attirent inévitablement les foudres de cercles militants survoltés. En 1993, dans son livre Kindly Inquisitors («gentils inquisiteurs»), le journaliste et chercheur en sciences politiques Jonathan Rauch mettait en garde contre la «menace humanitaire» pesant sur certaines disciplines et certains axes de recherche s'approchant un peu trop près de l'humain et, surtout, ne le prenant pas dans un sens «convenable». Des travaux jugés non pas pour leur qualité scientifique intrinsèque –soit, en gros, leur degré d'adhérence au réel–, mais pour «le mal» qu'on les accuse de vouloir ou de pouvoir faire aux idéologies cherchant à «soulager l'humanité souffrante, à venir en aide aux hommes dans le besoin, dans la détresse», comme le veut la définition.
Le destin d'une étude, parue en juillet 2014, donne une récente illustration de ce phénomène. Menée par une équipe de quatre chercheurs dirigés par Kate Clancy, anthropologue à l'université de l'Illinois et par ailleurs contributrice de Slate.com, elle estime que 64% des femmes débutant une carrière scientifique sont victimes de harcèlement sexuel, avec 21,7% ayant été agressées sexuellement sur leur lieu de travail et/ou dans le cadre de leurs recherches. Si cette étude a été largement citée et saluée pour son attention portée à un problème aussi grave que trop souvent ignoré –le sexisme en sciences, et le rôle qu'il peut jouer dans la sous-représentation des femmes dans les milieux scientifiques–, des chercheurs ont aussi souligné certaines de ses lacunes méthodologiques et, notamment, des biais favorables à un grossissement des chiffres.
«Bon, ce n'est que ton interprétation»
Un petit débat scientifique tout à fait «sain» et serein que Kate Clancy transformera en grosse polémique qui tache en voulant le porter sur l'agora des réseaux sociaux. Ici, sa «ligne de défense» ne sera pas de justifier la solidité de son étude, mais d'accuser ses critiques de faire le jeu des agresseurs, vu qu'ils semblaient estimer «acceptables» certaines prévalences de harcèlement et d'agressions et pas d'autres. Pour le dire en deux mots, selon la «logique» de Clancy, toute personne doutant de ses données était mue par des motivations douteuses qu'il convenait de débusquer avant d'en venir aux faits (voire en n'y arrivant jamais). Soit l'exact inverse d'un environnement propice à la recherche scientifique, de la part d'une chercheuse dénonçant par ailleurs –et à raison– l'empoisonnement de certains de ses puits.
Cet environnement toxique et cette «menace humanitaire», Craig T. Palmer les connaît sans doute mieux que personne. Au milieu des années 1980, Palmer est doctorant en anthropologie à l'université d’État de l'Arizona. Des études qu'il préfère abandonner car, comme il l'expliquera à Alice Dreger près de trente ans plus tard, «le postmodernisme prenait possession de l'université et je me suis dit que cela ne valait pas la peine de m'échiner à collecter et présenter scientifiquement des faits pour qu'on les balaye d'un revers de main en disant “Bon, ce n'est que ton interprétation”». En lieu et place d'une carrière scientifique contrariée dans l'Arizona, Palmer préfère s'installer dans le Maine et devenir pêcheur de homards. Le hasard de la vie, comme on dit, lui fera faire demi-tour.
Peu de temps avant son déménagement, la fille de ses voisins est enlevée et assassinée. Un suspect est appréhendé et accablé par de nombreuses preuves matérielles. Trois jours après l'arrestation, c'est le corps de la victime qui est retrouvé. Des éléments rassemblés par la police indiquent qu'elle a été violée, mais pour la presse «les motivations de l'agresseur demeurent inconnues». Palmer y voit l'expression d'un dogme absurde: qu'il est impossible et impensable d'expliquer un viol (et le kidnapping et le meurtre commis pour faciliter les objectifs du violeur) comme un acte sexuel ayant effroyablement mal tourné. Et il se rappelle la semi-promesse faite à son directeur de thèse avant son départ pour la patrie des crustacés: «Si je reviens, ce sera parce que l'idée que le viol ne relève d'aucune motivation sexuelle sera une hypothèse ostensiblement fausse des sciences sociales méritant d'être remise en question». Palmer est revenu.
Causes biologiques
Ses recherches sur les bases biologiques de la coercition sexuelle lui font fatalement croiser la route de Randy Thornhill, un entomologiste travaillant sur le même sujet, mais sur des insectes –sa bébête totem est la mouche scorpion (Panorpa vulgaris). Dans cette espèce vivant sous nos latitudes, le mâle possède deux stratégies pour se reproduire: soit il séduit la femelle en lui offrant un «cadeau nuptial» (une boule de salive, un insecte mort), soit il la poursuit et la prend de force.
Détail croustillant comme seule la belle et douce nature qui fait toujours bien les choses en a le secret, les mâles sont dotés d'un organe spécifique pour la copulation forcée: une sorte de pince à l’extrémité de l’abdomen, ressemblant au dard d’un scorpion (d'où son nom), qui maintient la femelle en place, lui bloque les ailes et l’empêche de s’enfuir. Un organe qui, d'ailleurs, ne semble pas avoir d’autre utilité: si on le neutralise en le recouvrant de cire d’abeille, le mâle ne viole plus. En outre, si ce mode de copulation est fréquent, il ne s'agit pas pour autant du mode de reproduction privilégié des mouches scorpions.
Du côté des femelles, les panorpes préfèrent largement s’accoupler avec un mâle séducteur qu’avec un mâle violeur. La preuve, elle suivent spontanément un mâle doté d'un cadeau et restent indifférentes à ceux qui n’en ont pas. De même, la copulation consentie semble recueillir les faveurs des mâles, qui n'ont recours à la coercition que s’ils n’arrivent pas à trouver un cadeau. En effet, si un mâle est en train de poursuivre une femelle, s'apprête à faire usage de son dard pour arriver à ses fins et débusque, in extremis, un potentiel cadeau sur sa route, il «redevient» séducteur.
«Pourquoi les hommes violent-ils?»
N'étant pas totalement débiles, Thornhill et Palmer savent que des différences de taille distinguent les hommes des mouches. Et d'une, aucun homme (en l'état actuel de nos connaissances) n'a séduit de femme en lui offrant de la bave pétrifiée. De deux, les mâles de notre espèce ne sont pas dotés d'un organe réservé au viol. Reste que sur un plan très général, la sexualité humaine comme celle des mécoptères sont toutes deux le fruit de l'évolution. Il n'est donc pas insensé de chercher à expliquer le viol humain en ayant recours aux outils de la biologie évolutive.
En 2000, après plusieurs études menées et publiées en commun dans le courant des années 1990, Thornhill et Palmer font paraître dans la revue de l'Académie américaine des sciences de New York un article intitulé «Pourquoi les hommes violent-ils?», sorte de note d'intention du livre qui sortira deux mois plus tard aux presses du MIT, A Natural History of Rape –Biological Bases of Sexual Coercion («Une histoire naturelle du viol –les bases biologiques de la coercition sexuelle», traduit en français en 2002 chez Favre, sous le titre Le viol: Comprendre les causes biologiques pour le surmonter... et ne plus le perpétrer).
Théoriquement parlant, l'ouvrage oscille entre deux hypothèses soutenues par l'un et l'autre de ses auteurs. Pour Palmer, le viol n'est pas directement explicable par l'évolution, il s'agit d'un «sous-produit adaptatif», comme disent les spécialistes, une sorte d'effet secondaire d'un trait améliorant la fitness de l'organisme. En l'espèce et en résumé, le viol serait pour Palmer un reliquat de la sexualité masculine beaucoup moins «discriminante» que son homologue féminin. Thornhill, lui, voit dans le viol une stratégie proprement reproductive pour les mâles humains –qui y auraient recours, comme chez ses chères mouches, faute de mieux.
Combat politique
Sans jamais trancher entre les deux pôles qui, d'ailleurs, ne sont pas forcément mutuellement exclusifs, Thornhill et Palmer dressent le catalogue raisonné de la violence sexuelle chez les humains et d'autres animaux, en se focalisant sur le point de vue des agresseurs (sans pour autant nier celui des victimes, comme l'indique leur premier titre «Pourquoi les hommes violent, pourquoi les femmes souffrent»). Voici un rapide florilège de leurs arguments: que l'apparence physique de la victime compte pour le violeur; que le viol est avant tout un acte sexuel, ensuite (et pas toujours) de domination, d'humiliation ou de néantisation de la victime; que le viol peut être un outil de transmission génétique pour le violeur; que la biologie reproductive joue un rôle dans la coercition sexuelle.
La suite (ne) va (pas) vous étonner. Parce qu'ils y étalent des vérités on ne peut plus dérangeantes –et, comble de l'outrage, mesurables et mesurées– les deux scientifiques seront l'objet d'une polémique nucléaire.
L'offensive est lancée par Joan Roughgarden, biologiste et écologue théiste (alias non darwinienne), auteure d'une très farfelue théorie «alternative» de la sélection sexuelle et, par ailleurs, militante LGBTQ. Dans sa recension de l'ouvrage de Thornhill et Palmer parue en 2004 dans la revue Ethology, elle n'y va pas par quatre chemins: les chercheurs méritent d'être «pendus haut et court» pour leur explication-justification du viol dédouanant les violeurs et stigmatisant les victimes.
«Les critiques de la psychologie évolutionnaire (…) doivent comprendre qu'ils sont bien davantage face à un combat politique qu'académique. Pour nous opposer à cette merde, notre organisation doit être celle de militants. Le temps est venu de sortir au grand jour et de quitter nos confortables fauteuils. Les enjeux sont trop grands», conclut-elle.
Risques pour la sécurité
Si la violence de Roughgarden demeure «métaphorique», certains prendront ses recommandations au pied de la lettre. En plus des manifestations de campus, des cours et des conférences impossibles à tenir à cause des huées, et des appels aux éditeurs des revues et du livre pour qu'ils répudient leurs auteurs, le répondeur et le courrier physique et électronique des chercheurs débordent bientôt de menaces de mort, tant et si bien que les scientifiques seront un temps mis sous protection policière.
Un shérif va ainsi se charger de modifier l'annonce du répondeur de Thornhill, pour informer ses correspondants que tous les appels sont enregistrés et consultés en temps réel par les autorités –ce qui est faux, mais suffisant pour dissuader le gros des harceleurs et permettre à Thornhill et à sa famille de reprendre une vie à peu près normale. Quant à Palmer, il aura le grand plaisir de devoir vérifier, tous les matins, si sa voiture n'est pas piégée. «Et je devais veiller à ne pas toujours emprunter le même trajet. Sur conseil de la police, l'université m'a aussi donné une place de parking censément plus sûre pour moi», explique-t-il.
Le crime de Thornhill et Palmer? Avoir osé tripatouiller un «consensus qui avait solidement tenu dans la vie intellectuelle pendant un quart de siècle», écrit le psychologue Steven Pinker dans Comprendre la nature humaine et qui, face à leur démonstration, prenait un sacré coup dans l'aile. Cette doxa, représentative des idéologies de la «page blanche» (blank slate), estime que les comportements humains en général, et les néfastes en particulier, sont entièrement imputables à l'éducation, l'apprentissage et la socialisation.
«Le catéchisme moderne»
Dans la droite ligne du mythe du bon sauvage, variante du sophisme naturaliste (ce qui est naturel est bon, ce qui est bon est naturel), la sexualité est considérée comme «naturelle» et, de fait, assimilée à la bienveillance de la nature. Le sexe ne peut donc «rien traduire de honteux ou de pernicieux», précise Pinker. Le viol étant indéniablement nocif, il est impossible qu'il soit naturel. Troisième terme du syllogisme: le viol n'a «aucun lien avec la sexualité. La motivation d'un viol provient nécessairement des institutions sociales, sans aucun rapport avec la nature humaine».
«C'est le catéchisme moderne», commente Pinker, et selon ce credo, les hommes violent uniquement à cause de leur socialisation et d'une culture qui glorifie la violence masculine contre les femmes. Conformément à cette doctrine «les gens sont des pages blanches (qui doivent être formés ou socialisés pour vouloir des choses); la seule motivation humaine est le pouvoir (le désir sexuel est hors sujet); et toutes les intentions et tous les intérêts sont à situer dans des groupes (comme le sexe masculin et le sexe féminin), pas chez les individus».
Ou pour le dire comme la féministe Susan Brownmiller, le viol est un «processus délibéré d'intimidation par lequel tous les hommes maintiennent toutes les femmes dans un état de peur constant». «Lorsque l’homme a compris que son pénis pouvait servir d’arme pour répandre la peur, ajoute-t-elle, il a fait l’une des découvertes les plus importantes des temps préhistoriques, au même titre que l’utilisation du feu et de la première hache de pierre.»
«J'en ai appris beaucoup sur l'espèce humaine»
Sauf que s'ils attestent que le viol possède une composante sexuelle, Thornhill et Palmer n'entendent absolument pas, comme le prétendent Roughgarden et d'autres de leurs détracteurs, dédouaner les violeurs, stigmatiser les victimes, ni encore moins minimiser la gravité d'un acte qualifié, dès la première phrase de leur avant-propos signé par Margo Wilson, d'«atroce pour les femmes». À l'inverse, ils insistent sur le fait qu'étudier sérieusement les facteurs biologiques à l’œuvre dans le viol revient à prendre très au sérieux la souffrance des victimes et à comprendre qu'elles ont subi l'un des pires affronts qui soient pour un organisme sexué –le déni de son choix reproductif.
Et à l'instar de militantes féministes comme Susan Brownmiller, Thornhill et Palmer n'ont qu'un horizon en vue: que le viol disparaisse de la face du monde.
«Qu'y a-t-il de judicieux, et encore moins d'éthique, à faire croire à une femme que son apparence n'a aucune importance aux yeux d'un prédateur potentiel, qu'il n'y a pas des moments et des situations où elle n'est pas plus vulnérable qu'à d'autres?, se demande Palmer, interviewé par Alice Dreger. De toute cette histoire, j'en ai appris beaucoup sur l'espèce humaine, et comment elle peut en arriver aux lynchages et aux génocides. Je ne sais pas si je suis content de le savoir. Un de mes collègues m'a demandé si, à cause de cette affaire, les médias avaient baissé dans mon estime. Je lui ai répondu non, pas les médias, mais notre espèce, si.»
Quels sujets sont trop dangereux à étudier? Et pourquoi? Qui doit poser les limites, selon quels critères et quelles compétences? Ceux qui œuvrent pour le bien ou pour le vrai? La quête de la vérité n'est-elle pas si cruciale pour notre existence qu'il faille en étudier les terrains les plus escarpés, les plus glissants? Sans redouter la colère et le châtiment de «gentils inquisiteurs»?