France / Société

Mais au fait, elle vient d'où, cette image des «chars russes place de la Concorde»?

Temps de lecture : 3 min

Ou comment un élément de langage de la campagne présidentielle de 1974 continue d'être cité dans le débat public quatre décennies plus tard.

Des manifestants autour d'un char soviétique à Prague, le 21 août 1968, lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie | LIBOR HAJSKY / CTK / AFP.
Des manifestants autour d'un char soviétique à Prague, le 21 août 1968, lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie | LIBOR HAJSKY / CTK / AFP.

Les chars russes sont de retour! Non, pas dans nos rues, mais dans les médias de gauche, qui réutilisent cette image pour s'étonner de la virulence des critiques contre Jean-Luc Mélenchon depuis sa montée dans les sondages. Sur France Inter, le présentateur Patrick Cohen s'amuse: «On n’est pas très loin de l’épouvantail de 81 des chars russes à la Concorde.» L'Humanité s'irrite: «Et voilà le spectre des “chars russes à la Concorde” agité par les marchés et le patronat». Même tonalité dans Libération: «Le Figaro consacre la “une” et trois pages à un programme selon lui inspiré de Chávez, Lénine et Robespierre? Rien de moins. Tant qu’à faire dans l’anachronisme, il n’y manque que les chars soviétiques place de la Concorde.» L'épisode a aussi été exhumé par Alexis Corbière, porte-parole du candidat «insoumis», qui s'insurge des attaques dont celui-ci est la cible: «C’était les mêmes qui expliquaient, en 1981, que les chars russes allaient défiler sur les Champs-Elysées».

L'image des «chars russes à la Concorde» est vaguement implantée dans le cerveau de beaucoup d'électeurs français, y compris ceux qui, comme l'auteur de ces lignes, n'étaient pas nés le 10 mai 1981. Mais d'où vient-elle exactement? On la cite souvent en référence à la victoire de François Mitterrand mais, en réalité, elle a émergé sept ans plus tôt, en 1974. Le futur président socialiste est alors à égalité dans les sondages avec Valéry Giscard d'Estaing, dans une candidature d'union avec le PCF qui annonce, pour la première fois depuis 1947, l'entrée possible de ministres communistes au gouvernement. Quatre jours avant le second tour, le 15 mai 1974, Michel Poniatowski, futur ministre de l'Intérieur de VGE, attaque à la télévision le secrétaire général du PCF:

«Georges Marchais se donne la silhouette d'un démocrate, mais il est, et sera toujours, le dirigeant d'un mouvement soumis à une tutelle étrangère à son pays. [...] Tous les pays européens qui ont un gouvernement communiste sont actuellement occupés par les troupes russes. [...] Le pouvoir communiste est un ticket sans retour.»

Des propos qui jouent sur les souvenirs du «coup de Prague» de 1948, quand les communistes tchécoslovaques, minoritaires au sein du gouvernement, avaient mené un coup de force pour transformer leur pays en «démocratie populaire», ainsi que sur ceux de l'entrée des troupes soviétiques en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968 pour rétablir l'ordre dans deux pays «frères». En réaction, Poniatowski est durement critiqué par la Pravda et par l'ambassade de Russie mais aussi, on y arrive, par Jean-Marcel Jeanneney, ancien ministre de De Gaulle mais soutien de Mitterrand, qui juge «grotesque» ce spectre des «chars russes».

«À quand ce moment inoubliable?»

En 1981, Mitterrand n'est plus allié aux communistes au premier tour, mais Michel Poniatowski reprend l'image pour motiver l'électorat de droite, en train de placer ses avoirs en Suisse alors que le pouvoir sortant fait chauffer les broyeuses: «Si la gauche l'emporte, on verra les chars soviétiques place de la Concorde». Des tracts reprenant cette idée circulent. Le garde des Sceaux de Giscard, Alain Peyrefitte, évoque alors deux scénarios: «Soit le retour à la IVe République, soit le Front populaire conduisant à la démocratie populaire».

Mitterrand, lui, a retenu la leçon de 1974, quand il lui avait manqué 400.000 voix seulement pour l'emporter, et mise cette année-là sur son côté rassurant, sa «force tranquille»: «Je devais tenir compte d'une opinion chauffée à blanc par nos adversaires, qui annonçaient les chars soviétiques place de la Concorde au lendemain d'une victoire de la gauche, la fin de la propriété, les églises fermées, le désordre partout», justifiait-il en 1984 dans L'Expansion.

La peur des chars moscovites trouve d'autant moins de prise que le candidat socialiste mène une campagne nettement antisoviétique, accusant notamment Giscard d'Estaing d'être le «petit télégraphiste» du numéro un du Kremlin, Leonid Brejnev. Une attitude qu'il gardera à l'Elysée, approuvant notamment le déploiement de missiles américains en RFA pour neutraliser ceux mis en place par l'URSS («Les pacifistes sont à l'Ouest et les euromissiles à l'Est», résumera-t-il). Et dissipant ce fantasme des «chars russes» dont on trouvait encore trace, un an après son élection, dans le Bréviaire pour une jeunesse perdue du polémiste Jean-Edern Hallier:

«À quand ce moment inoubliable, leur remontée sur les Champs-Élysées? Tous les matins, mon impatience décuple. Je n'en plus d'attendre... J'entends déjà les bruits de bottes des armées de l'Est, avançant au rythme de la Moldava, de Soljenitsyne et de Zinoviev.»

L'ironie, c'est qu'à ce fantasme des chars russes à droite en répond un autre à gauche: celui de l'ennemi de l'intérieur, du sabotage. En 1981, ainsi, pendant que la droite cauchemardait sur les tanks soviétiques, la gauche craignait, sur le modèle du Chili de 1973, un putsch qui aurait assiégé François Mitterrand, dans sa Moneda du VIIe arrondissement...

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