Philippe Boggio est l'auteur d'un livre sur Johnny Hallyday: «La Légende, les vérités» (Flammarion 2009).
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Johnny, reviens! Accroche-toi! Parce que, franchement, j'ai pris peur. La trouille est montée au zénith, jeudi après-midi, avec Nicolas Poincaré (France-Info), l'un des journalistes radio que j'estime le plus, dont l'impatience vocale me trouble toujours, depuis ses reportages sur le génocide rwandais. Justement, un message sur mon mobile. L'imminence d'un drame, avec un débit pareil. Johnny. Je devais venir. Mais Johnny quoi? Pas mort, mais tout comme, puisque la voix de Poincaré, qui ne respire jamais, gorgée d'inquiétude et de passion journalistique, semblait appeler et repousser tout à la fois une issue informulable.
Avant lui, puis après lui, jusque tard dans la nuit, plusieurs dizaines d'appels de journalistes, de présentateurs, d'assistants. Canal +, TF1, France 3, M6... Les radios. L'AFP. Des confrères de la presse écrite. Empressés, exaltés, même. Suppliants. Venez en studio. Trouvez un téléphone fixe. Tu parles! J'étais dans la rue quand une fille, dont je n'avais pas eu le temps de saisir le nom, et qui m'a tout de suite appelé «Philippe», m'a suggéré cette solution d'un autre âge. Je n'arrivais pas à comprendre ce qu'ils me voulaient au juste, et eux pas vraiment non plus. Une «info» divinatoire. Vivra? Vivra pas? Un commentaire pré-nécrologique «d'attente». Que je me mouille. Que je choisisse pour eux, et pour le peuple immense qu'ils avaient désormais tétanisé, propulsé en pensée au Cedar-Sinaï Hospital, entre Hallyday au passé et Johnny parmi nous, demain.
Les messages, les appels contenaient autant de désarroi que de fébrilité. En quelques heures, l'affaire était devenue d'importance nationale; on était déjà du côté de François Mitterrand, de Coluche, de l'Abbé Pierre, au dernier jour, tout près de ces temps suspendus qui voient les Français basculer dans une même stupeur, ou se préparer au deuil partagé. En plus, quelques uns de mes interlocuteurs devaient y jouer un CDI ou leur maintien dans la grille des programmes. Tout le monde était éperdu. Les voix, dans mon téléphone, courraient en tous sens.
Les repousser m'a épuisé. En refusant de partager leurs antennes, de me prononcer, de meubler «l'attente», je les «achevais», m'a dit l'une d'elles. Des numéros de charme vocaux ont tourné au grief. Je perdais là un tas d' «amis des médias» avec ma position de principe: on n'enterre pas un vivant. C'est lui porter la poisse. Pardon, pardon. Mais j'ignorais tout de l'état du chanteur. J'étais dans la rue, à Paris, et Los Angeles me paraissait foutrement loin.
Je n'étais que l'auteur d'un livre sur Johnny Hallyday, pas même une biographie, pour lequel je m'étais surtout attaché à mieux cerner les raisons de son importance dans notre demi-siècle collectif. Ce qui ne valait pas un titre de médecin de famille. C'était à peine si je me donnais un léger avantage, si moi-même je parvenais à me calmer, et à décourager l'assaut confraternel, pour réfléchir un peu dans mon coin. Pour avoir exploré cette destinée, j'imaginais la tête des chirurgiens, surtout des anesthésistes américains devant la litanie des antécédents médicaux de leur patient. Ce qu'il avait bu. Ce qu'il avait fumé. Le sérieux mis à user son fond de santé par les drogues, les nuits de veille, la suractivité scénique. Une gloire, une longévité uniques se lisaient maintenant, en négatif, sur des bilans cliniques, comme de sombres empreintes. La phase post-opératoire devait être critique. Grosse faiblesse pulmonaire. Défenses immunitaires fatiguées de combattre.
Jeudi, Eddie Mitchell, son ami, a eu cette image: «Johnny renaît sans cesse de ses cendres». C'est vrai. Mais à ce Phénix, il a tout de même toujours fallu une salle de concert, et depuis quelques temps, un stade. Brisé, épuisé, démoralisé, on le renvoie sur scène, depuis cinquante ans, et il en redescend au mieux de sa forme. Seulement, là, il était loin de sa fontaine de jouvence. De la Tour Eiffel ou du Stade de France. Piégé sur un lit d'hôpital, comme ceux dont les cendres ne refleurissent pas. A égalité, pour une fois, avec l'humanité qu'il survole. Son sort se jouait peut-être à pile ou face, et je me demandais si l'emballement médiatique, cette ferveur sincère mêlée au goût du sang, que le chanteur percevait peut-être encore, sous le masque du respirateur artificiel, pouvait lui donner l'envie de demeurer ici-bas. Si c'était un réconfort, ou une «complication» de plus.
Sur mon trottoir, j'ai croisé les doigts pour Johnny, comme on le fait au passage d'une ambulance, sirène hurlante, dans la ville. J'ai pensé qu'il ne fallait pas que cet homme meurt, un jour, car aucun autre ne possédait à ce point, gisant ou sur ses jambes, le pouvoir de mettre la société hors d'elle, et d'en chambouler le Panthéon affectif. Car si dans mille ans, un tel événement survenait malgré tout, je n'aurai plus qu'à jeter mon téléphone.
Philippe Boggio