PELOTAS, Brésil
En fin d'année dernière, Fernando recevait un message qu'il redoutait depuis des mois. Avec vingt-trois de ses camarades, son université avait décidé de l'expulser. La nouvelle allait faire les gros titres dans tout le Brésil, mais Fernando (un pseudonyme), ni aucun autre des bannis, n'apparaîtra sous son nom –c'est en tant que groupe qu'ils seront conspués. L'accroche du magazine hebdomadaire CartaCapital –«Des étudiants blancs expulsés d'une université pour avoir fraudé le système de discrimination positive»– n'aurait pu être plus claire.
Sauf que l'article ne correspond pas à l'identité que s'assigne Fernando. Il se voit comme un pardo, ou marron: un métis aux ancêtres noirs. Sa famille est en proie à la discrimination depuis que son grand-père blanc décida d'épouser sa grand-mère noire, m'explique-t-il. «Mon grand-père a été accusé de souiller le sang familial», ce qui lui vaudra d'être déshérité. Dès lors, lorsque Fernando avait déposé sa candidature à la prestigieuse faculté de médecine de l'Université Fédérale de Pelotas, dans le sud du pays, il avait tiré profit d'une législation récemment entérinée et réservant des places aux étudiants noirs, métis et amérindiens dans tous les établissements publics brésiliens.
Si la discrimination positive est arrivée dans les universités américaines dans les années 1970, il faudra attendre 2001 pour que le concept débarque au Brésil, à la faveur notamment d'une remise à plat de l'identité brésilienne. Quasiment tout a long du XXe siècle, intellectuels et politiciens avaient qualifié le Brésil de «démocratie raciale», riche d'une histoire jurant positivement avec celle des États-Unis ou de l'Afrique du Sud, à la ségrégation raciale officiellement consacrée. Cette «démocratie raciale», un terme popularisé dans les années 1940 par des anthropologues, aura longtemps fait la fierté des Brésiliens.
Un mythe
Mais comme des militants noirs l'assurent depuis des décennies, le concept est aussi un mythe. L'atroce histoire esclavagiste du Brésil –avec 5,5 millions d'Africains déportés au Brésil, contre «seulement» 500.000 en Amérique– et son héritage contemporain exigeaient une reconnaissance juridique, affirmaient-ils. Et depuis près de vingt ans, ces militants ont su se faire entendre via l'implémentation de quotas raciaux dans les universités.
Pour ces militants, si le daltonisme racial national a effectivement pris fin, le phénomène a néanmoins suscité de la fraude raciale –des gens profitant de la discrimination positive alors qu'elle n'est pas là pour eux.
«Ces places sont pour des individus phénotypiquement noirs», m'explique Mailson Santiago, étudiant en histoire à l'Université Fédérale de Pelotas et membre de l'association «Setorial Negro». Pas pour des gens dont la grand-mère est noire.
Reste que dans un pays aussi exceptionnellement divers que le Brésil –avec 43% des habitants s'identifiant comme métis, dont 30% comme blancs avec des ancêtres noirs– difficile de savoir où dresser la frontière entre les races, qui devrait le faire, et selon quels critères. Des questions qui ont aujourd'hui envahi les campus universitaires, le secteur public et les tribunaux.
En 2016, les campus d'au moins six États brésiliens étaient soumis à une surveillance raciale. En février, les militants de Coletivo Negrada, un collectif d'étudiants, allaient signaler vingt-huit cas de fraude raciale présumée au bureau du procureur d'Espirito Santo. Dans l’État de Bahia, les étudiants de cinq universités –dont l'association d'étudiants en médecine noirs, NegreX– se dénoncèrent les uns les autres pour arnaque à l'identité. Quelques mois plus tard, les membres de Setorial Negro, à Pelotas, allaient prendre part au mouvement. Ils intentèrent des poursuites contre Fernando et vingt-six autres étudiants apparemment blancs –un processus à l'origine de l'enquête qui se soldera, en décembre, par l'expulsion de vingt-quatre individus. La victoire de l'année pour les militants noirs (trois étudiants furent innocentés).
Une nouvelle «chasse aux sorcières»
Au moins trois établissements –dont l'Université Fédérale de Pelotas ou UFPel, comme on l'appelle communément– ont mis en place de très controversées commissions raciales pour vérifier les dossiers des futurs étudiants. D'autres envisagent de les imiter. Il est probable que ces commissions fassent un jour l'objet d'une loi. Ce qui est d'ores et déjà manifeste, c'est que la discrimination positive, en tant que stratégie censée mener à l'égalité ethnique, s'est révélée plus que problématique pour le Brésil –en résolvant certains dilemmes raciaux, pour en créer d'autres ex nihilo.
«Ça a clivé notre programme», admet Marlon Deleon, un étudiant noir de deuxième année de médecine à l'UFPel, admis grâce au système des quotas. Il aura lui-même dénoncé un de ses camarades, qu'il décrit comme «clairement blanc et blond».
«Pour beaucoup d'étudiants, c'est une nouvelle Inquisition, une chasse aux sorcières», ajoute Deleon. «Mais pour d'autres, c'était la bonne chose à faire».
Le Brésil a quasiment calqué son système de discrimination positive sur les États-Unis. Mais, du fait d'une histoire divergente, ces deux pays n'appréhendent pas la race de la même manière.
Aux États-Unis, les frontières raciales ont toujours été assez hermétiques. En général, les colons débarquaient en famille, une réalité qui, en plus du fossé statutaire et juridique béant séparant la classe dirigeante blanche des populations esclaves, garantissait le maintien du tabou relatif aux relations interraciales. Quarante-et-un États américains allaient un jour ou l'autre interdire les mariages interraciaux –des législations encore en vigueur dans six-sept États voici cinquante ans. (Avec l'arrêt Loving v. Virginia, en 1967, la Cour suprême jugera inconstitutionnelles les lois prohibant le métissage). Parallèlement, la race sera juridiquement codifiée pour qu'une goutte de sang africain suffise à rendre un individu noir.
Contrairement à l'Amérique, la «miscégénation» (ou croisement entre races) jouera un rôle essentiel dans la construction nationale brésilienne. Les colons blancs étaient très majoritairement des hommes et largement inférieurs en nombre aux populations de couleur. Les relations entre colons et indigènes, et ensuite entre colons et femmes esclaves, furent non seulement tolérées, mais encouragées par les autorités coloniales (même si, du côté des femmes, ces relations furent rarement consensuelles). En 1872, les Blancs ne représentaient que 38% de la population brésilienne.
«Effacer l'identité noire»
Si les relations interraciales étaient très courantes avant l'abolition de l'esclavage, en 1888, elles allaient ultérieurement relever d'un devoir national. Et pas «parce que tout le monde s'entendait bien», précise Mirtes Santos, étudiante en droit et membre de Coletivo Negrada. «Le but était d'effacer l'identité noire». Le gouvernement brésilien redoubla d'efforts politiques et propagandistes pour «blanchir» le pays: ses frontières furent fermées aux immigrés noirs, il fut interdit aux Brésiliens noirs de posséder des terres habitées par des descendants d'esclaves affranchis et des millions d'ouvriers allemands et italiens virent leur voyage tous frais payés par les autorités, avant qu'elles ne leur offrent, une fois installés, la citoyenneté, des salaires et des titres de propriété.
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Des mesures qui n'éliminèrent pas la race, mais transformèrent sa classification. Le marqueur racial allait s'éloigner d'une considération binaire sur l'hérédité d'un individu, pour concerner de plus en plus son apparence. Aujourd'hui, pour se définir, les Brésiliens se réfèrent à tout un nuancier de couleurs cutanées –il y a les «blancs grillés», les «marrons», les «noix sombres», les «noix claires» ou les «cuivrés», entre autres 136 catégories répertoriées par une étude démographique menée en 1976.
Le point commun entre toutes ces définitions est l'idée que moins une personne a l'air «noire», mieux c'est –mieux pour trouver un emploi durable, mieux pour la mobilité sociale. Au Brésil, la reconnaissance des identités multiraciales coexiste avec de profondes inégalités raciales –une contradiction que le sociologue Edward E. Telles qualifie d'«énigme des relations raciales». Même la supposée valorisation des couples interraciaux, surtout répandue chez les Brésiliens modestes, trébuche à tous les étages de l'ascenseur social. (A l'inverse, aux États-Unis, la fréquence des mariages mixtes augmente à mesure que l'on gagne en niveau d'éducation, même si le phénomène demeure globalement rare). Comme l'expliquait en 1912 l'une des plus grandes sommités de l’anthropologie brésilienne, devant un parterre d'Européens conquis, «la blancheur est l'horizon du Brésil métis actuel». Il prévoyait qu'en 2012, les Brésiliens noirs auraient disparu.
Si 80% des Brésiliens les plus riches sont blancs –les fameux 1%–, les individus d'apparence noire ou métisse constituent 76% des dix percentiles les plus pauvres. Ils gagnent, en moyenne, 41% de moins que leurs collègues blancs. On les retrouve aussi de manière disproportionnée dans le système scolaire public, célèbre pour son manque criant de moyens. Dès lors, par rapport aux étudiants majoritairement blancs capables de se payer des établissements privés, les Brésiliens noirs et métis sont moins à même de franchir les portes de l'enseignement supérieur. A l'heure actuelle, entre 18 et 24 ans, seuls 13% sont inscrits à l'université.
D'où la nécessité de la discrimination positive. Mais si l'idée semblait justifiée en théorie, en pratique, les modalités de son application ont été des plus problématiques.
«C'est visible à l’œil nu»
Pour réduire les inégalités dans l'enseignement supérieur, le gouvernement fédéral allait adopter en 2012 une loi dite des «quotas sociaux». La législation prévoyait que, dans tout le pays, la moitié des places de première année devait revenir aux étudiants venant du public, qu'importe leur race. (Contrairement à l'enseignement secondaire, les universités publiques brésiliennes sont plus prestigieuses que les privées). Sur ces places réservées, la moitié était garantie aux enfants de familles gagnant moins d'1,5 salaire minimum, soit environ 415 euros. Dans ces deux catégories, un pourcentage était réservé aux noirs, métis et indigènes, selon une proportion correspondant à la démographie des États concernés.
Aux établissements, le gouvernement donna quatre ans –soit jusqu'en 2016– pour se mettre en conformité avec la loi. Le problème, c'est qu'elle demandait aux étudiants de consigner eux-mêmes leur race. Selon de nombreux étudiants et professeurs avec lesquels je me suis entretenue, tout ce qui a peu ou prou augmenté avec cette législation dans les cursus de droit ou de médecine, c'est le nombre d'étudiants d'apparence blanche admis en prétendant être noirs.
«C'est visible à l’œil nu», déclare Luana Padilha, étudiante noire admise en médecine grâce à la discrimination positive.
«Selon mes calculs, je devrais avoir au moins douze camarades inscrits grâce aux quotas raciaux. Mais lorsque je regarde autour de moi, je n'en vois aucun.»
«En 2015, si vous regardez la photo de classe des premières années en médecine, seul un étudiant a l'air noir», confirme Georgina Lima, professeure à l'UFPel et directrice du Centre pour la diversité et la discrimination positive. «Et il n'est même pas Brésilien. Il vient d'Afrique».
«Les gens se rasaient la tête»
Le Comité d'évaluation ethnique, dont Lima fait partie, a été créé pour remédier à ce problème. Ses premiers entretiens avec de possibles futurs étudiants ont eu lieu lors du second semestre 2016. «On a vu des choses incroyables», explique Rogerio Reis, professeur d'anthropologie et président du comité. «Les gens se rasaient la tête, venaient avec un bonnet, après avoir passé des heures au soleil. Autant de stratégies pour devenir noirs». Fabio Goncalves, avocat et membre du comité, était sur le point d'accepter le dossier d'une candidate quand une de ses collègues, «mieux au fait sur ces sujets que moi», m'a conseillé de regarder la différence de teinte entre son visage et son corps. «Elle s'était noircie avec du maquillage!»
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Dès les premières campagnes des militants noirs en faveur de la discrimination positive, l'accent a été mis sur la nécessité d'un contrôle. «Le Brésil est le pays de la fraude», déclare Helio Santos, président de l'Institut brésilien pour la diversité et figure de proue de la lutte pour les droits civiques. «Vouloir mettre fin aux discriminations sans la moindre supervision, c'est ridicule».
Sauf que la récente émergence de bureaux de vérification dans divers établissements n'est pas sans susciter, elle aussi, de bien dérangeantes questions: qui est habilité à définir la race, dans un pays où les individus ne se différencient pas facilement entre Noirs et Blancs?
«Mon père est noir. Sur mes documents officiels je suis blanc. Je suis directement concerné par le métissage. Cette question est loin d'être évidente», déclare Kelvin Rodrigues, étudiant en second semestre de médecine à UFPel.
Il réprouve le comité d'évaluation, mais est favorable au renvoi d'étudiants ayant commis une fraude raciale patente. Rodrigues a l'air noir, mais bachelier d'un lycée privé, il n'a pas eu droit à la discrimination positive.
«Si la loi stipule que le candidat définit sa propre race, de quel droit quelqu'un peut l'accuser de mentir?», tance Luiz Paulo Ferreira, un autre carabin. Il m'explique se considérer comme un pardo et avoir été admis grâce aux quotas raciaux, mais il ne fait pas partie des vingt-sept étudiants suspectés de fraude.
«En quoi les membres du comité sont-ils qualifiés pour rendre une telle décision?», ajoute-t-il. «Et sur quels critères?».
La fraude devenue monnaie courante
Le comité est constitué de onze experts, dont des dirigeants de l'UFPel, des anthropologues et des représentants de la communauté noire de Pelotas. Leurs consignes viennent du procureur de l’État. «Les caractéristiques phénotypiques sont ce qu'il faut prendre en compte», expliquent-elles. «Des arguments relatifs à l'hérédité du candidat sont donc hors de propos».
Des critères officiels faisant écho à ceux mis en œuvre dans l'administration. En 2014, le gouvernement fédéral approuvait une loi réservant 20% des emplois publics à des personnes de couleur. En août 2016, la fraude était devenue monnaie courante. Le gouvernement ordonna à tous ses départements de créer des bureaux de vérification –sans leur donner la moindre recommandation.
Le ministère de l'éducation de Para, l’État le plus noir du pays, appliquera le décret à l'aide d'une grille d'évaluation, qui fuitera dans la presse. Parmi les cases à cocher: le nez du candidat est-il court, large et plat? Quelle est l'épaisseur de ses lèvres? La couleur de ses gencives, est-elle suffisamment violette? Et quid de sa mâchoire inférieure? Est-elle suffisamment prognathe? Chaque candidat recevait un nombre de points relatif à chaque critère, comme le «type de cheveux» ou la «forme du crâne». Après la divulgation du test dans les médias, un professeur allait écrire sur Facebook:
«C'est le retour du marché aux esclaves. Durant les entretiens d'embauche, ils vont nous mettre la main dans la bouche pour inspecter nos dents.»
Mais pour les activistes noirs, de telles mesures sont inévitables. «Quelqu'un qui n'a pas l'air phénotypiquement noir ne se fait pas tuer par la police toutes les 23 minutes», tranche Santos, de Coletivo Negrada. «Tant que le racisme se manifestera ici de cette façon, il faudra faire en sorte que les gens admis dans les universités sur quotas ethniques possèdent réellement ces caractéristiques».
Comment s'identifier?
A la fin 2016, l'expulsion des étudiants en médecine de l'UFPel a été une victoire d'envergure pour le mouvement militant noir, mais elle n'a rien réglé des débats suscités par la question des quotas, des fraudes raciales et des commissions de vérification. Sept des vingt-quatre carabins expulsés ont interjeté appel contre la décision de l'université et, en février dernier, un tribunal les a autorisés à revenir en cours. UFPel prévoit de se pourvoir à son tour en appel. De son côté, le comité d'évaluation a commencé ses entretiens pour les admissions de la rentrée 2017. Il a aussi annoncé une nouvelle procédure d'enquête au-delà de la faculté de médecine, pour vérifier le quelque millier d'étudiants inscrits grâce à la discrimination positive.
Le sujet a aussi galvanisé les politiciens conservateurs, dont la carrière reprend des couleurs après la destitution de la première femme président du Brésil, Dilma Rousseff, qui aura mis fin à treize années de pouvoir à gauche. Fernando Holiday, un jeune militant libertarien noir instigateur de manifestations massives contre Rousseff, vient de remporter un siège aux dernières élections législatives, en octobre. Sa campagne s'est focalisée sur l'abrogation des lois sur les quotas raciaux. Le député d'extrême-droite, Jair Bolsonaro, opposé depuis des lustres à la discrimination positive, ne cesse de grimper dans les sondages pour la présidentielle de 2018.
En attendant, face aux codes raciaux, les étudiants sont livrés à eux-mêmes. Fernando, aujourd'hui exclu de l'UFPel, se rappelle de son entretien avec le comité d'évaluation. Il aura duré huit minutes. Ses membres ont commencé par lui demander quand il avait commencé à s'identifier comme pardo. Ensuite, à sa grande surprise, ils lui ont posé des questions sur son implication dans le mouvement activiste noir.
«Je ne devrais pas avoir à être militant pour me faire reconnaître comme noir», regrette Fernando. Si la loi des quotas sociaux s'étend aussi aux métis, il sortira de l'entretien avec l'impression d'avoir été discriminé à cause de sa peau claire. «Aucun des recruteurs n'était pardo. Il n'y avait personne capable de s'identifier à moi».
Cet article a d'abord été publié en anglais sur Foreign Policy