Sciences

La recherche scientifique est «l'impératif moral le plus impérieux de notre époque»

Temps de lecture : 15 min

Alice Dreger, historienne des sciences et militante pour les droits des personnes intersexuées, montre qu'attaquer la science pour des motifs idéologiques mène irrémédiablement à la catastrophe, d'autant plus quand on le fait pour une «bonne cause».

Love Science | Ray Bouknight via Flickr CC License by
Love Science | Ray Bouknight via Flickr CC License by
Cet article est publié à l'occasion de la marche pour la science qui aura lieu partout dans le monde ce samedi 22 avril.

À Florence, dans le musée d'histoire des sciences, on trouve une étrange relique profane: le majeur de la main droite de Galilée. Sous un précieux globe serti de feuilles d'or reposant sur un épais socle de marbre, l'os accueille le visiteur dans un geste d'indocilité éternelle. Près de quatre cents ans après la censure de ses travaux, le procès, l'abjuration de «l’hérésie copernicienne», la prison à vie charitablement commuée par Urbain VIII en assignation à résidence et la mort interdite de pierre tombale, l'un des plus célèbres savants-martyrs de l'Inquisition règne sur la postérité en faisant un magnifique doigt d'honneur à ceux qui voudraient faire taire la science lorsqu'elle contrarie leur idéologie.

Un obscurantisme qu'on pourrait croire réservé aux réactionnaires et ultra-conservateurs, aux bigots, aux suppôts du Grand Satan industrialo-capitaliste prompts à enfumer leur monde en truquant, tronquant et trafiquant la réalité. Les climato-sceptiques, «pro-vie», créationnistes, les «marchands de doute» et autres colporteurs de «vérités alternatives» profitant à leurs seuls intérêts, toujours prêts à guerroyer contre les faits afin de maximiser leurs profits.

Mais comme le montre Alice Dreger dans Galileo's Middle Finger («le majeur de Galilée»), ces manœuvres sont loin de se limiter aux fautifs habituels, généralement situés à droite de l’échiquier politique. En effet, l'essai de cette historienne des sciences et spécialiste de bioéthique, longtemps affiliée à l'université Northwestern et lauréate d'une bourse Guggenheim, expose une réalité plutôt méconnue: nos Galilée contemporains ne sont pas les victimes des grands censeurs traditionnels (États, représentants religieux et autres «institutions»), mais sont cloués au pilori par des congrégations censément «progressistes». Des militants de la «justice sociale» œuvrant pour des minorités et des opprimés dont ils s'autoproclament les représentants et les protecteurs. Des activistes qui, dans leur chasse aux hérétiques, n'hésitent pas à recourir aux pires expédients –dont le pire de tous: la mise à mort de la plus basique des honnêtetés intellectuelles.

Posture catastrophique

Paru en 2015 et très vite salué par le New York Times, le New York Magazine, Salon, Nature ou des sommités de la recherche et de la vulgarisation scientifiques comme Steven Pinker ou Jared Diamond, l'ouvrage d'Alice Dreger est un inestimable viatique à l'heure où des scientifiques s'organisent pour résister aux offenses des illibéraux en tous genres, et de l'équipe Trump en particulier. Son propos ne saurait être plus clair: quelle que soit votre obédience, attaquer la science pour des motifs idéologiques mène irrémédiablement à la catastrophe, mais le phénomène est d'autant plus calamiteux que votre croisade prétend servir une «bonne cause». Pourquoi? Parce qu'en fin de compte, c'est bien elle qui sortira de la passe d'armes penaude, voire perdante, discréditée par les magouilles des «charlatans et poseurs» (E. O. Wilson) ayant mené l'assaut.

«Un bon activisme doit reposer sur de bonnes données –et pour être durable, la justice exige de connaître la réalité», écrit Dreger.

En faisant de la science un ennemi politique, ces belligérants ne font que s'enfoncer eux-mêmes dans les sables mouvants de leur ignorance, tels les célèbres lutteurs de Goya. De l'autre côté, sur la terre ferme, le majeur de la science demeure fièrement dressé.

Une leçon qu'Alice Dreger tire de sa propre expérience de militante pour les droits des personnes intersexe. Dans un monde où «l'ordre social était censé refléter l'ordre naturel», écrit-elle, elle s'engage pour que «les médecins et les scientifiques» cessent de vouloir ordonner la nature au petit bonheur la chance et à gros coup de scalpel. Au cours de ses recherches, elle rencontre des individus nés «sexuellement ambigus», des anomalies ne présentant souvent aucun danger vital mais néanmoins «réparées» dès la naissance par des procédures à la balance bénéfices-risques assurément déficitaire. Des mutilations contraires à toutes les normes éthiques du «consentement libre et informé», parfois très longtemps (voire toujours) cachées aux premiers concernés, et même à leurs propres parents.

Associée à Bo Laurent (Cheryl Chase) de l'Intersex Society of North America, Alice Dreger luttera ainsi pendant plus de dix ans pour mettre fin à cette «normalisation sociale» des «ni homme ni femme», et leur donner la possibilité de choisir ce qu'il feront de leur propre corps, et donc de leur propre vie, une fois devenus adultes.

Examen de conscience

En 2003, c'est la carrière d'activiste de Dreger qui prend fin après la parution d'un ouvrage sur le transsexualisme, The Man Who Would Be Queen, signé du psychologue John Michael Bailey. Bailey y expose une thèse combattue par de nombreux militants LGBT de l'époque (et encore d'aujourd'hui): que certaines femmes trans (ou MtF) ne le sont pas pour des raisons purement «identitaires» (le désormais célèbre «je me sentais fille/femme enfermée dans un corps de garçon/ d'homme»), mais bien érotiques. Ici, Bailey reprend la typologie de Ray Blanchard, située sur le versant résolument sexuel de la question transgenre et différenciant notamment les «transsexuels homosexuels», attirés par des hommes, et les «transsexuels autogynéphiles» qui fantasment à l'idée d'être ou de devenir une femme.

Dreger –qui note préférer à l'«autogynéphilie» son équivalent français, «l'amour de soi en femme», plus poétique– va non seulement défendre la solidité scientifique de cette classification, mais surtout dénoncer les agissements des opposants de Bailey (parfois d'anciens camarades de lutte pour les droits des intersexes) qui l'accusent, entre autres et fallacieuses joyeusetés, d'être un violeur d'enfants. La campagne d'anéantissement dont est victime Bailey –poussé, en 2004, à démissionner de la chaire de psychologie de Northwestern– incite Dreger à un sérieux examen de conscience et à partir en quête d'autres scientifiques entraînés dans de similaires algarades.

Leurs histoires suivent toutes le même scénario. D'abord, il convient d'inventer un acte, un propos, une intention répréhensible dont se serait rendu coupable le chercheur-pécheur. Ici, explique Dreger, la règle «numéro un» est identique à celle qui fait généralement courir les rumeurs qui marchent: «trouver un truc tellement incroyable que les gens seront forcés d'y croire».

«Il y a deux types d'anthropologues, les bons et les mauvais. Les bons vont sur le terrain, collectent et analysent des données, puis conçoivent leur théorie, au risque de la modifier s'ils tombent sur des faits nouveaux ne cadrant pas avec elle»

Napoleon Chagnon

Ensuite, faire en sorte que l'écho de l'affabulation soit suffisant pour qu'elle s'évade des premiers cercles militants où elle a été conçue et arrive aux oreilles du «grand public» (relativement parlant, on reste dans le monde académique). Le but étant qu'une quelconque instance «indépendante» –une commission universitaire, d'autres scientifiques œuvrant au nom d'une revue dans lequel l'accusé a publié, etc.– s'empare de «l'enquête». Une procédure qu'il faudra alors crier sur tous les toits (à quoi sert un militant, si ce n'est à faire du bruit?) afin de diffamer un maximum le scientifique ainsi «mis en examen», même (et surtout) s'il en sort blanchi.

La rigueur de la méthode d'abord

Dreger ne prétend pas que tous «ses» scientifiques aient des motivations aussi pures qu'un neutron. «Si Galilée a été convaincu par la thèse copernicienne et n'en a jamais dévié dans ses écrits et ses travaux, fait-elle remarquer, c'est aussi parce qu'il avait été séduit par l'idée de rendre insignifiants les êtres humains.» Mais comme le savant italien, tous sont tellement obsédés par la méthode scientifique et ses descriptions quantitatives que les faits passent toujours avant leur idéologie.

De même, Dreger souligne combien les conjurations qu'elle expose surviennent à un point de collision très précis entre la libre entreprise scientifique et l'infatuation morale du monde militant: lorsque la froide (ou la semi tiède) réalité des faits, des données et des calculs rencontre des individus échauffés de partout et incapables d'amender leur conception de «l'identité humaine». Non seulement parce qu'ils y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux, mais aussi et surtout parce que ces représentations leurs sont aussi vitales que l'eau l'est au poisson rouge. Assez logiquement, la violence de l'esclandre et des intrigues qui vont avec est proportionnelle aux fissures que les travaux des chercheurs conspués peuvent occasionner sur leur bocal.

À ce titre, l'ouvrage est une merveilleuse (et souvent très crispante) exploration des mécanismes psychologiques à l’œuvre chez des individus prétendant agir pour le bien, le progrès, la justice, tout en usant de procédés parmi les plus maléfiques. Une dissonance cognitive radicalement semblable à celle susceptible d'animer des persécuteurs œuvrant au nom d'une religion, celle-là même qui «incite d’innombrables personnes non seulement à ne pas se conduire mieux que d’autres, mais à s’autoriser des comportements qui feraient tiquer un tenancier de bordel ou un “nettoyeur ethnique”», comme l'écrivait le regretté Christopher Hitchens dans Dieu n'est pas grand.

Le chemin de croix de Napoleon Chagnon

Dans le catalogue des cabales que dresse Dreger, le calvaire de Napoleon Chagnon est sans doute l'un des plus effroyablement représentatifs. L'histoire de ce trésor vivant de l'anthropologie témoigne, comme l'écrit Dreger, «de ce qui se passe lorsque les cœurs en viennent à tellement saigner que les cerveaux ne sont plus correctement oxygénés». Dès ses premiers travaux, à la fin des années 1960, Chagnon avait fait grincer pas mal de dents en démontrant qu'un peuple indigène d'Amazonie, les Yanomamö, était loin de correspondre au mythe du «bon sauvage».

Pour les résumer à très gros traits: Chagnon révèle combien les Yanomamö sont effroyablement violents, coutumiers des guerres et des rapines, et ne vivent absolument pas en symbiose édénique avec leur environnement «naturel» qu'ils saccagent sans le moindre scrupule dès qu'ils en ont l'occasion, soit grosso modo quand ils ne sont pas trop occupés à se droguer ou à tuer les enfants de leurs rivaux.

«Pas vraiment l'image d’Épinal de la famille d'Indiens des forêts tropicales injustement oppressée, naturellement paisible et écologiquement bienveillante», ironise Dreger.

Cerise sur le gâteau de la «controverse», Chagnon estime (et atteste) que ces comportements et cette culture, comme tous les comportements et toutes les cultures des humains, peuvent partiellement s'expliquer en ayant recours à la théorie de l'évolution, notamment parce que les hommes yanomamö les plus féroces jouissent d'un avantage reproductif indéniable par rapport à leurs congénères relativement plus pacifiques. C'est à cette époque que Chagnon élabore la blague qu'il ne cesse depuis de répéter lorsqu'on l'interroge sur ses démêlés avec ses collègues (car pour parfaire le portrait robot du «scientifique suspect», Chagnon est quelqu'un d'extrêmement drôle):

«Il y a deux types d'anthropologues, les bons et les mauvais. Les bons vont sur le terrain, collectent et analysent des données, puis conçoivent leur théorie, au risque de la modifier s'ils tombent sur des faits nouveaux ne cadrant pas avec elle. Et puis il y a les mauvais, ceux qui suent sang et eau sur leur grande théorie et qui, s'ils trouvent sur le terrain des éléments qui la réfutent, vont préférer dire qu'ils se sont trompés dans leurs calculs et ne jamais la remettre en question.»

Pas difficile de savoir dans quel camp se place Chagnon –et où il situe ses adversaires. Pour d'autres indices, on se référera à son autobiographie scientifique, publiée en 2013 et intitulée Nobles sauvages: ma vie parmi deux dangereuses tribus –les Yanomamö et les anthropologues.

Accusations d'expériences «fascistoïdes»

Jusqu'au tournant du millénaire, les pommes de discorde semées par Chagnon demeurent sagement (et sainement) dans le panier d'un débat scientifique on ne peut plus normal, légitime et souhaitable. C'est ensuite que les choses se gâtent, après la parution, en 2000, de Darkness in El Dorado: How Scientists and Journalists Devastated the Amazon, une enquête à charge du journaliste Patrick Tierney traduite en 2002 chez Grasset sous le titre Au nom de la civilisation: Comment anthropologues et journalistes ont ravagé l'Amazonie. (À l'heure actuelle, et malgré l'autorité de ses travaux, Chagnon ne peut se targuer que d'une seule traduction française, réalisée en 1978 et concernant un ouvrage collectif).

Dans son livre –et dans l'article du New Yorker signé de sa main qui en accompagne la sortie–, Tierney multiplie les accusations les plus dévastatrices à l'encontre de Chagnon et d'un de ses collègues et partenaire d'exploration, le généticien et médecin James V. Neel, mort d'un cancer quelques mois auparavant. En voici un florilège, par ordre décroissant de gravité: dans le cadre d'expériences «extrêmes», «eugénistes» et «fascistoïdes», Chagnon et Neel auraient utilisé sur les Yanomanö un vaccin contre la rougeole qu'ils savaient défectueux et responsable de la mort de centaines d'Indiens; les scientifiques auraient sciemment privé leurs «sujets de recherche» de médicaments susceptibles de les sauver; Chagnon en aurait payés pour qu'ils s’entre-tuent; la plupart de ses données sur les «avantages adaptatifs» de la violence seraient en réalité bidonnées.

«La vérité, c'est que Tierney était l'auteur des accusations qu'il attribuait à Martins et que Martins, les pensant réelles, les avait utilisées contre Chagnon»

En plus des centaines de notes de bas de page qui parent ses allégations de sérieux, Tierney peut compter sur le zèle de deux anthropologues, Terence Turner et Leslie Sponsel (comme de par hasard, pas super copains avec Chagnon, ni grands fans de son œuvre), qui, à la veille de la publication, envoient une lettre à l'American Anthropological Association (AAA) pour l'alerter des atrocités détaillées dans l'ouvrage à paraître. Sans même l'ouvrir, l'AAA décide de réunir un groupe de travail, l'«El Dorado Task Force», chargé de mener l'enquête. La manœuvre, anti-scientifique au possible, provoque l'ire de nombreux chercheurs qui démissionnent sur-le-champ de l'AAA.

Fin de carrière

Le feu médiatique peut donc se déchaîner sur Chagnon. Les articles copié-collé de l'autopromo de Tierney se multiplient, le Guardian titre «Un scientifique “a tué des Indiens d'Amazonie pour tester une théorie raciale”» et, comme le fait remarquer Dreger, peu de lecteurs captent qu'il s'agit d'une citation et non d'une information vérifiée. Malgré les dizaines de spécialistes et d'institutions scientifiques (l'université du Michigan, l’Académie américaine des sciences, la Société américaine de génétique humaine, la Société internationale de génétique épidémiologique, entre autres) soulignant la fragilité (pour parler poliment) du livre de Tierney, et en inversion totale de la charge de la preuve, Chagnon doit s'expliquer et convaincre «l'opinion publique» qu'il n'a pas maltraité les membres d'une tribu où il a vécu en immersion durant de longues années et qu'il considère comme sa propre famille.

Son caractère bourru, son humour pince-sans-rire et sa «surdité politique –son incapacité (ou son inhérente répugnance) à chanter juste», comme la qualifie Dreger, ne vont pas jouer en sa faveur: Chagnon passera pour l'archétype du savant froid / fou / conquistador / oppresseur des plus faibles et le gouvernement vénézuélien ira jusqu'à lui retirer son visa suite à la «polémique». Un «bordel», note Dreger, qui «mettra globalement fin à sa carrière».

En 2011, Dreger détaille les résultats de sa propre contre-enquête –étalée sur un an et rassemblant une quarantaine d'entretiens réalisés avec des «acteurs de la controverse». Dans Galileo's Middle Finger, elle explique comment elle s'est fadé toutes les notes de bas de page de Tierney, pour trouver que certaines ne correspondent tout simplement pas avec le propos de l'auteur –dans l'une d'elles, pour attester des expériences «nazies» de Chagnon, Tierney cite un article... signé par Chagnon lui-même, un papier que le journaliste n'a visiblement pas compris, ou mis là pour faire joli.

«Un tas de fumier»

Plus grave encore, le gros des accusations de Tierney se fonde sur un «dossier» qu'il affirme rédigé par une anthropologue brésilienne, Lêda Leitão Martins, qu'il remercie chaleureusement dans la section idoine son ouvrage. Lorsque Dreger s'entretiendra avec Martins, désormais affiliée au Pitzer College (Californie), celle-ci lui expliquera que le dossier avait en réalité été écrit par Tierney et qu'elle s'était simplement chargée de sa traduction en portugais avant son envoi aux autorités brésiliennes en charge de la protection des peuples indigènes. Par «amitié» pour Tierney, au moment de la sortie de son livre et du déchaînement de la polémique, Martins restera muette.

«La vérité, résume Dreger, c'est que Tierney était l'auteur des accusations qu'il attribuait à Martins et que Martins, les pensant réelles, les avait utilisées contre Chagnon. Ce qui signifiait que Tierney avait œuvré à pourrir la réputation de Chagnon» bien avant la sortie de son brûlot. En effet, c'est sur la base de ce «dossier» que Chagnon avait vu, dès 1993, le gouvernement brésilien lui retirer son habilitation à travailler auprès de tribus indigènes. Un événement que Tierney, n'en étant plus à ça près, intégrera dans sa liste de «preuves» des méfaits de Chagnon.

«Tout le monde savait que le livre de Tierney était un château de cartes, mais ils ont quand même continué sur leur lancée, parce qu'ils avaient besoin d'un rituel de purification», tance Dreger en parlant de l'AAA, dans un portait de Chagnon dressé par le New York Times. De fait, lorsqu'elle s'était rapprochée d'un des membres du fameux «groupe de travail», quelque temps avant la publication de ses conclusions, elle avait reçu cet e-mail hallucinant:

«Détruisez ce message. Le livre n'est qu'un tas de fumier (nous utiliserons des mots plus ripolinés dans notre rapport, mais nous sommes tous d'accord là-dessus). Je pense néanmoins que l'AAA devait faire quelque chose, parce que je suis persuadé que les travaux des anthropologues auprès des peuples indigènes en Amérique latine (…) et leur avenir ont été gravement remis en question par ces accusations. Le silence de l'AAA aurait été interprété comme un acte d'approbation ou de lâcheté. La postérité jugera du bien-fondé de cette décision.»

Un «tas de fumier», conclut amèrement Dreger, qui méritait néanmoins qu'on livre Chagnon aux chiens, histoire que l'anthropologie, dans son ensemble, soit lavée des soupçons factices de Tierney.

Nuisance inégalée

Les scientifiques œuvrent évidemment pour un temps, une «postérité», dépassant largement les quelques décennies. Reste qu'aujourd'hui, le livre de Tierney est toujours en vente, sans le moindre correctif ni «avertissement» de ses éditeurs. Sa tribune du New Yorker est toujours en ligne, intacte comme la jeune mariée. Les articles, blogs et autres vidéos ruminant ses calomnies paissent tranquillement sur Internet. Et, plus de quinze ans après, Chagnon ne peut retenir ses larmes lorsqu'il mentionne cette «affaire» –quand vous connaissez un tant soit peu le bonhomme, vous savez que le détail a son importance.

« Sans la science, et surtout sans la compréhension scientifique des comportements humains, vous ne pouvez pas savoir comment créer un système juste réellement solide et durable»

C'est là, sans doute, que le livre de Dreger fait le plus froid dans le dos: toutes les cabales qu'elle détaille en long et en large sont survenues avant l'explosion des réseaux sociaux et des «guerriers de la justice sociale» qui y ont élu domicile pour y reproduire, avec une capacité de nuisance inégalée, les sales manigances de leurs aînés 1.0. Des individus, pour beaucoup probablement mus par les meilleures intentions du monde, mais qui demeurent aveugles et sourds à cette réalité: l'une des premières victimes du militantisme, comme de la guerre, c'est la vérité.

«Ces menaces contre des scientifiques sont au final un danger pour la démocratie, synthétise Dreger. La science et la justice sociale ont besoin l'une de l'autre pour être en bonne santé, et les deux sont vitales pour la liberté humaine. Sans un système juste, vous n'êtes pas libre de mener des recherches scientifiques, y compris pour mieux comprendre l'identité humaine. Sans la science, et surtout sans la compréhension scientifique des comportements humains, vous ne pouvez pas savoir comment créer un système juste réellement solide et durable.»

Dans les années 1970, le gouvernement vénézuélien avait voulu utiliser les travaux de Chagnon sur l'infanticide chez les Yanomanö pour priver les membres de cette tribu de certains droits. Pour l'en empêcher, l'anthropologue renoncera un temps à la publication de ces données. Un scientifique aussi «galiléen» que Chagnon «cherche avant tout la vérité», écrit Dreger, «mais jamais au détriment de la justice».

Impératif moral

La recherche scientifique, conclut Dreger, «est probablement l'impératif moral le plus impérieux de notre époque» si fertile en désinformation. Son livre n'est pas qu'un répertoire d'accrochages entre scientifiques et militants, il démontre combien, si l'on entend œuvrer pour la justice sociale, il faut se soucier de vérité– «Les meilleurs militants et les meilleurs scientifiques ont en réalité envie du même monde –un monde libre». Une préoccupation exigeant, à son tour, d'être sourd au pipotron postmoderne pour qui la vérité n'est que l'autre nom d'une subjectivité, d'un ressenti, d'une interprétation, d'une «situation», voire de «privilèges» qui s'ignorent.

Ce qu'ignore cette façon de voir les choses, c'est tout simplement la réalité de la méthode scientifique. Parce qu'elle insiste sur l'objectivité des faits –jaugée par leur mesurabilité et leur reproductibilité– et rejette l'autorité infalsifiable des dogmes, la science moderne, née avec Galilée, a pu devenir l'infrastructure de notre monde. Et en l'état actuel de nos connaissances, aucune autre machinerie, aucun autre système n'est mieux conçu pour trier le vrai du faux.

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