Même si vous ne vous levez pas assez tôt pour l’écouter, vous n’avez pas pu échapper aux extraits vidéo ultra-partagés qui nourrissent chaque jour votre TL: hacking de la matinale de France Inter, monologues interminables, réveils de personnalités depuis leur lit, digressions lyriques sur la solitude et les petits matins blêmes… Depuis la rentrée de septembre, la matinale d’Édouard Baer sur Nova enflamme les oreilles fatiguées avec son surréalisme et sa poésie du quotidien. Personne ne s’en souvient, mais de 1977 à 1995, cette poésie s’appelait Coca Crystal et sévissait sur une chaîne locale new-yorkaise.
Les cheveux ébouriffés, des câbles nus qui traînent par terre, assise sur une caisse, la présentatrice s’allume un joint et annonce le programme de la soirée. On est mercredi, il est 22h30. Sauf que le programme de la soirée est partiellement un mystère. Coca Crystal va juste bavarder avec des potes, parler politique, musique, activisme, laisser des poètes réciter des vers et des musiciens jouer quelques mélodies, discuter cuisine avec Debbie Harry et donner à la marijuana du jour une note sur dix. Et puis danser.
Gratin anarchiste
«C’était un pied de nez à l’establishment américain et au CSA de l’époque», se souvient Joan Hawkins, auteur de Downtown Film and TV Culture 1975-2001. Une femme à la télé, la nuit, sans filtre, sans script, du temps du Johnny Carson Show et de l’hégémonie masculine.
Si à la télé, tout est propre, «le sud de Manhattan ressemblait à une zone de guerre. New York était ruiné et le gouvernement fédéral refusait de renflouer les caisses. Il y avait des bâtiments abandonnés, en ruine. Le New York que Coca Crystal représentait ne passait pas à la télé. »
Sauf sur la Public Access TV, une sorte de YouTube avant l’heure, qui permet à des particuliers de réserver une heure d’antenne, soudainement visible de tous. Ici, pas de répétitions avec les invités, pas de calibrage millimétré, on donne la parole à celui qui habite dans le coin et est libre ce soir-là.
«C’était révolutionnaire dans le sens où elle autorisait le risque de l’ennui, poursuit Joan Hawkins. Parfois l’invité était drôle, la conversation intéressante et puis quelquefois tout le monde était défoncé ou fatigué. C’était presque de la téléréalité, les sujets étaient les mêmes que ceux des conversations entre amis à l’arrêt de bus. »
Quand dehors, le quartier Downtown est envahi de groupes de jeunes qui squattent des buildings risquant de s’écrouler, Coca Crystal s’empare d’une heure de cerveau new-yorkais. En dix-huit ans, passent sur son «plateau», sous une bannière cousue main «If I Can’t Dance, You Can Keep Your Revolution», la chanteuse de Blondie mais aussi le syndicaliste paysan César Chávez, le compositeur Philip Glass, l’écrivaine anarchiste Judith Malina, ou le poète pacifiste Tuli Kupferberg. Elle leur demande souvent ce qu’il y a dans leur frigo. «Je crois qu’on pourrait dire que la vie entière de Coca Crystal était une improvisation», se souvient Leigh Harrison, son ancienne camarade de chambre dans le New Jersey, devenue du jour au lendemain directrice technique bénévole de l’émission.
«On se réunissait quelques minutes avant le lancement, on faisait rapidement le point sur les invités, et on se passait le joint qu’elle allumait à chaque début d’émission. Notre seule contrainte, c’était le temps imposé par le Manhattan Cable: cinquante-sept minutes de live, quarante-cinq secondes de crédits.»
Let's dance
Charmante et farfelue. C’est souvent comme cela que l’on décrit encore Jacqueline Diamond, née en 1947 à Manhattan avant de grandir dans une riche famille de Mamaroneck, dans l’État de New York, entre un père vendeur de fourrure et une mère ancienne mannequin. Mais l’enfance dorée n’y fera rien, son éducation dans les meilleures écoles privées du coin non plus, Jackie finira par gober du LSD dans une fac dont elle fera rapidement le tour avant de s’amarrer, logiquement, à Greenwich Village. «On nous appelait les hippies de la fac. D’une manière générale, tout ce qu’on faisait était outrageux », raconte Leigh. La première fois que New York retient son nom, elle n’est pas encore Coca Crystal mais toujours Jackie. Après une arrestation pour possession de marijuana en 1966, la police envoie un agent undercover pour espionner la jeune fille. Qui abandonne bientôt sa mission: «Je ne pouvais pas continuer, racontera la policière à l’Associated Press, Jackie est juste trop sympa.»
À la fin des années 60, elle sert des bières au Cafe Figaro, s’immerge dans les eaux troubles de l’activisme politique américain. Parce qu’elle ne tape pas trop mal à la machine, elle atterrit à la rédaction du bref East Village Other, où elle cumule les jobs de secrétaire, d’agent d’accueil, d’éditrice des petites annonces amoureuses, pour 35$ la semaine. Là-bas, elle voit passer les auteurs Timothy Leary, Allen Ginsberg, Ed Sanders. Finalement, elle devient «Coca Crystal» et se met à écrire des articles politiques, et d’autres, moins politiques.
Dans l’un d’eux, elle raconte comment elle a fait fuir un cambrioleur en lui jouant de la guitare. Mais le East Village Other est un produit de son temps: il n’est pas fait pour durer et bientôt, c’est la faillite. Pour Coca, ce sera la télévision.
«Elle était plus mignonne que glamour ou branchée, elle n’a pas influencé la mode mais elle vivait sa féminité comme une performance artistique, à la Debbie Harry. Elle attirait les gens», raconte Joan Hawkins.
Lorsqu’il faut choisir un nom à l’émission, Jackie n’hésite pas une seconde, ce sera: «If I Can’t Dance, You Can Keep Your Revolution», célèbre phrase de l’activiste radicale Emma Goldman, anarchiste d’origine russe du début du siècle qui prônait la révolution violente, et qui, en campagne politique, aurait répondu à un conseiller qui lui disait d’aller se coucher au lieu de sortir danser : «Si je ne peux pas danser, vous pouvez garder votre révolution».
«Jackie aimait Goldman parce qu’elle représentait à la fois l’engagement politique et une certaine joie de vivre, se souvient Leigh. Mais Jackie était généralement trop stone pour prôner la violence!»
D’ailleurs, le seul fait d’armes de la Emma Goldman Brigade —le surnom que Jackie donnait à son groupe d’amis habitués des manifestations agités— remonte à 1977: une tarte aux pommes lancée sur l’activiste conservatrice Phyllis Schlafly, anticommuniste et anti-avortement, au Waldorf Astoria hotel. Quelques heures plus tard, une certaine Coca Crystal téléphone au New York Times pour revendiquer l’attentat à la bienséance: «Nous sommes anarchistes, nous sommes cinq et nous avons engagé Aron Kay, lanceur de tarte professionnel.»
Sur sa route
«Je crois qu’elle voyait la télé comme une nouvelle frontière entre l’art, la performance et l’interaction sociale, analyse Leigh Harrison. Ou peut-être qu’elle voulait juste être connue. Elle disait souvent que l’émission, c’était “la célébrité pour pas cher”. » Impossible de lui demander, Coca Crystal s’est éteinte après des années de combat contre le cancer en mars 2016. Elle a laissé derrière elle une to-do-list idéale: en 2008, «écrire ma bio», en 2010 «Drew Barrymore joue le rôle de Coca Crystal dans le film adapté de mon livre».
«J’ai des horaires de sommeil bizarres, j’ai un enfant chelou, mon chien boîte, mon chat est amoureux du chien, tout est un peu hors des sentiers battus par ici.»
Mais Jackie ne rédigera jamais de livre, et son histoire restera floue. À part quand elle concerne Gus Che Finkelstein, son neveu devenu son fils adoptif. En 1975, Jackie reçoit un appel du State Department: sa sœur a été arrêtée au Maroc et si elle ne devient pas la tutrice de Gus, lourdement autiste, il finira dans un orphelinat de Casablanca. Rendez-vous à JFK. À 27 ans et célibataire, Coca Crystal devient maman d’un enfant handicapé et déménage dans le nord de l’État. Pour enregistrer l’émission, qui la paie très peu, elle accepte un poste à mi-temps à l’association Manhattan Neighborhood Network, qui gère les chaînes de Public Access TV (elle s’occupe principalement des plannings). Elle conduit deux heures par jour, emmène Gus partout avec elle, lequel se retrouve au générique en tant que producteur exécutif. Au Local East Village, elle dira de sa vie «non conventionnelle», un jour de 2012: «J’ai des horaires de sommeil bizarres, j’ai un enfant chelou, mon chien boîte, mon chat est amoureux du chien, tout est un peu hors des sentiers battus par ici.»
Les allers-retours s’arrêtent pourtant, en 1995, après dix-huit ans d’impro à 22h30, le mercredi soir. Pour sa dernière émission, elle reçoit voisins et habitués, autour d’un menu space cakes et champagne. «Quand ça s’est arrêté, c’était toujours l’un des talk shows les plus populaires de New York, assure Leigh, puis la chaîne lui a proposé une autre plage horaire, le vendredi à 11h30 du matin.» Un outrage pour Coca Crystal, qui balance le numéro de téléphone d’un ponte de la chaîne, avant de rendre l’antenne pour la toute dernière fois. Mais pour Leigh, il y a toujours quelque chose de Coca Crystal à la télévision: «Des gens comme David Letterman ou les premiers auteurs du «Saturday Night Live» ont tous regardé le show de Jackie, et la citent comme influence. Finalement, un peu d’elle s’est incrusté à la télé mainstream, pour de bon.»
Coco Crystal en 5 dates
21 décembre 1947: naissance de Jacqueline Diamond à New York.
1969: commence à écrire pour l’East Village Other (EVO).
1977: lancement du «Coca Crystal Show : If I Can’t Dance, You Can Keep Your Revolution». 1995: l’émission s’arrête. Coca refuse qu’elle soit programmée le matin.
1er mars 2016: Coca Crystal meurt d’un cancer du poumon.