Il écrit: «J’aime tout de toi, mais je ne te dirai pourquoi que lorsque tu me le diras». La lettre date du 12 avril 1971, exactement 46 ans avant la sortie du film en France.
Elle est postée de Chiumi, poste de l’armée portugaise en Angola. Celle à qui elle est destinée s’appelle Maria José Lobo Antunes. Celui qui a écrit cette lettre, comme des centaines d’autres pratiquement une par jour pendant deux ans, est son mari, jeune médecin militaire expédié par une dictature exsangue pour défendre un empire colonial moribond.
Un livre extraordinaire
Lettres de la guerre était un livre extraordinaire. C’est désormais un film en tous points digne du livre qui l'a inspiré.
Composé uniquement des lettres envoyées par Lobo Antunes à son épouse, l’ouvrage publié dans sa traduction française (Carlos Batista) chez Christian Bourgois est d’une puissance troublante par sa capacité à porter à température de fusion plusieurs enjeux.
Il s’agit en effet à la fois d’une correspondance amoureuse d’une grande sensualité, d’une chronique d’une guerre coloniale atroce, du récit initiatique d’un écrivain en train de se découvrir comme tel, et d’une méditation au contact d’une nature sans commune mesure avec l’échelle humaine.
Il y avait bien des raisons de croire le livre de Lobo Antunes impossible à transposer au cinéma. Avec modestie et élégance, Ivo Ferreira se joue de tous les obstacles, trouve les réponses aux innombrables défis.
Margarida Vila-Nova | Crédit photo: O SOM E A FÚRIA
C’est elle, la femme, qui lit ce qu’on le voit écrire. Le noir et blanc, au-delà de sa splendeur plastique, tient constamment en tension l’aspect documentaire, comme sorti d’impossibles actualités d’époque, et la stylisation qui fait de situations souvent ordinaires des visions chargées de sens et d’émotion, parfois des hallucinations réalistes.
La matière de l'absence
La voix off de la femme devient la matière même de l’absence. Les mots de l’homme tissent l’attente et le désir charnel, le doute face au roman qui ne s’écrit pas et l’horreur et l’ennui et l’imbécillité de la guerre.
Les images n’illustrent pas. Elles nourrissent et répondent, décalent et amplifient.
Il y a de la comptine et de l’incantation dans ce rapport au verbe, et une curiosité à la fois attentive et aux franges du délire dans la cueillette des images de jungle, d’orages, de corps d’hommes en danger de mort et d’absurdité définitive.
La fusion et l'éclatement
L’étrangeté de ces êtres entre figures abstraites –le médecin, le soldat, l’épouse, le major, le villageois africain– et personnages incarnés, mais aussi le montage entre images et sons, et entre plans aux arythmies subtiles, élans et stases, produisent ce double effet de fusion et d’éclatement.
Tout se mélange et se répond, la chaleur, la peur, la folie, le désir, l’espoir du bébé à naître, les éléphants dans la rivière, le papier du roman en gestation, les coups de feu dans la nuit.
On en reconnaît sans mal le modèle, celui du rêve. Là où le plus improbable s’impose comme une évidence qui n’a besoin ni d’être expliqué, ni d’avoir de suite logique. Et en effet Lettres de la guerre est un rêve.
Ce n’est pas le rêve de Lobo Antunes. Lui qui deviendra ensuite un grand médecin psychiatre en même temps qu’une des écrivains majeurs de la littérature portugaise, en serait plutôt le transcripteur, le medium.
Comme si la guerre elle-même écrivait
Le film incite à prendre à la lettre le titre français (qui est aussi celui du livre): Lettres de la guerre, comme si c’était la guerre elle-même qui écrivait. Cela ne résout pas le film, mais en dit l’étrangeté et l’ampleur.
Un peu comme, autrement, le titre étrange du livre en portugais, De ce vivre ici sur ce papier décrit.
Ce titre trouve, à près d’un demi-siècle de distance, un équivalent d’images et de sons, de visages et de voix, «de ce vivre alors sur cet écran montré», fidèle à la matérialité des lieux et des moyens, creusé d’un vertige de sens où l’intimité excède le «je», fait place au monde, et à l’invisible.
Lettres de la guerre
d'Ivo M. Ferreira
avec Miguel Nunes, Margarida Vila-Nova, Ricardo PereiraJoao Pedro Vaz.
Durée: 1h45. Sortie le 12 avril