Quel est le point commun entre les bonbons Schtroumpfs, le curaçao et certaines boissons énergétiques? Leur couleur bleue pas vraiment naturelle. Ces trois exemples ne sont pas franchement nouveaux. Mais en 2016, une jeune entreprise espagnole a lancé un vin bleu. Le premier «café bleu» a fait son apparition à Melbourne. Et depuis quelques temps, le bleu apparaît par touches colorées chez des chefs, surtout des pâtissiers. Est-ce que nos perceptions de cette couleur et nos consommations de bleu comestible ont pour autant évolué?
Des couleurs et des goûts
De nombreuses études montrent que la couleur d’un aliment influence notre perception gustative. Comme nous l’expliquions en 2013, les études Charles Spence, psychologue à l’Université d’Oxford, prouvent que la couleur d’un plat ou d’une boisson peut déterminer si ce plat est appétissant ou pas, mais aussi influencer la saveur et l’odeur ressenties.
Sommes-nous forcément repoussés par la nourriture bleue, parce que cette couleur est très rare dans la nature, si ce n’est comme un signe de dégradation d’un aliment? Tout est question de contexte. Par exemple, un steak bleu est hors-contexte, et donc complètement repoussant pour une majorité de consommateurs. Un M&M’s bleu ne nous semble pas dégoûtant, puisque l’on sait pertinemment que sa couleur est artificielle. C'est ce qu'a voulu montrer visuellement la directrice artistique Alix Le Barazer dans son projet de fin d'étude intitulé E-100 E-180: comme on le constate sur ses photos, l'industrie alimentaire colore allègrement ses produits. Mais dès qu'une matière première est anormalement colorée - comme c'est le cas d'un chou-fleur bleu -, on ressent tout de suite des impressions étranges.
©Alix Le Barazer
C’est une question de congruence… Ou d’incongruence. «Un aliment est incongruent lorsqu’il n’est pas conforme aux représentations que l’on se fait de cet aliment. Il crée de la dissonance cognitive, à savoir un inconfort psychologique et des émotions négatives». explique Céline Gallen, Maître de Conférences et enseignante-chercheuse en marketing à l'IAE (Institut d'administration des entreprises) de Nantes. Par exemple, une boisson de couleur rose avec un goût d’épinard va nous surprendre, voire nous mettre mal à l’aise.
Dans un article intitulé «… Bleue comme une orange» ou l’intrusion du design dans nos assiettes (co-écrit avec Claire Gauzente et Gaëlle Pantin-Sohier), la chercheuse, spécialisée dans le comportement du consommateur dans le domaine alimentaire et la perception du design alimentaire, affirme qu’en ce qui concerne les produits bruts, une «modification de la couleur inquiète davantage qu’une modification de la forme». Par exemple, à la suite d'expériences menées avec des tomates et des oranges, «la forme cubique suscite moins d’inquiétude que la couleur bleue», car les consommateurs perçoivent une tomate bleue comme transgénique…
La culture du colorant
Une tomate bleue n'aurait de toutes façons pas vraiment de sens... Or, on cherche toujours à donner du sens à ce que l'on mange. Chris Lukehurst, directeur de recherche à la Marketing Clinic (une agence de consultants spécialisés dans la psychologie des consommateurs), déclare au Guardian qu’il n’y a pas d’attirance ou d’aversion innée. Le lien entre couleur et appétit est «directement lié à l’expérience, aux attentes, aux associations, aux normes culturelles et aux modes».
Attardons-nous d’abord sur l’expérience. Il y a 200 ans, un consommateur aurait sans doute été horrifié par la vision d’un M&M’s bleu pétant. Aujourd’hui, la perception commune a légèrement évolué, puisque nous connaissons l’existence des colorants… Même si ceux-ci ne constituent pas du tout la norme dans nos représentations, malgré leur quasi omniprésence dans notre alimentation:
«Il y a un décalage d'environ 50 ans entre nos représentations mentales et la réalité de l’aliment. Par exemple, on sait que l’industrie agroalimentaire existe, mais on tendance à l’occulter en gardant à l'esprit une image très bucolique et passéiste de l'alimentation… Ce décalage de perception n’existe pas dans d’autres domaines comme les nouvelles technologies ou l’automobile», souligne Céline Gallen.
Une manière de se démarquer
Mais les consommateurs acceptent certainement un peu mieux le bleu notamment parce que la couleur commence à être traitée par les artisans ou producteurs comme un signe d’exception: l'attente du mangeur est dans ce cas là plutôt forte. Du côté du sucré, la couleur semble déjà plutôt bien vue. «Dans les bonbons et la pâtisserie, une plus grande tolérance à une couleur comme le bleu est observée chez les consommateurs», explique Céline Gallen.
Ainsi, à la Boulangerie Utopie, dans le 11ème arrondissement à Paris, Erwan Blanche et Sébastien Bruno proposent depuis l’automne dernier une pâtisserie détonante, d’un bleu intense. Leur très graphique «Blueberry» est composée d’un sablé pressé, d’une compotée de myrtilles (blueberry, en anglais), et d’une mousse vanille. La teinte bleutée provient d’un colorant alimentaire. «A l’école, c’est l’une des premières choses que l’on apprend: le bleu, on oublie. Il n’y a pas de référence, donc on ne l’utilise pas en pâtisserie. Notre idée est venue de là: aller à contre-courant, raconte Erwan Blanche. A l’inverse de nos autres pâtisseries, on a d’abord réfléchi à son esthétique. On a voulu tenter quelque chose de différent, très graphique: un entremet bleu».
Les deux compères pensaient s’amuser, fabriquer ce Blueberry pendant un mois, puis passer à autre chose. «Finalement, on l’a gardé! On le fait tous les jours. Aujourd’hui, c’est notre best-seller». Quelle est alors la condition pour qu’un OVNI dans ce genre là cartonne autant? «Un équilibre entre le visuel et le goût. Et il faut que ça suive à la dégustation!».
Autre exemple en pâtisserie, chez Alain Chartier, à Vannes: la Bûche Marinière, bien bleue, grâce à une algue, la spiruline. Ou encore l’éclair Koïnobori, sorti par Fauchon pour le 1er avril: à l’intérieur, une crème à la vanille. Et pour la déco, un poisson au chocolat blanc, teinté de bleu.
Quand le bleu est ainsi perçu comme quasi extraordinaire, le mangeur semble donc ouvert. Il y a quelques années, la marque Obsiblue a commencé à commercialiser des crevettes bleues, une espèce rare pêchée dans un lagon en Nouvelle-Calédonie. De grands chefs l’ont utilisée dans leurs cuisines, comme Jean-Pierre Vigato ou William Ledeuil. Obsiblue cherche clairement à se démarquer, avec une image luxueuse, et le slogan «la quête de l’instant rare». Pour tous ces exemples, «il s’agit pour les marques de créer la différence. La couleur bleue n’est plus une source d’inquiétude, mais un marqueur d'exception, voire de valorisation. Ce sont certainement des produits que l’on va partager», décrypte Céline Gallen. Et la perception de ces nouveautés - qui restent cependant assez confidentielles - est donc clairement positive.
Argument marketing
Parmi les tentatives de l'industrie agroalimentaire, les résultats sont mitigés: les consommateurs ne semblent pas encore tout à fait prêts à se jeter sur du bleu. D'après l'ouvrage La couleur au coeur de la stratégie marketing, au début des années 2000, «le tabou fut presque en passe de tomber, dans la mesure où plusieurs produits alimentaires de grande consommation furent commercialisés dans cette couleur atypique, mais avec des succès cependant mitigés». Aux Etats-Unis, le Ketchup bleu de Heinz, lancé en 2003, a aidé la marque à atteindre les 60% de part de marché. Mais à cause d'un ralentissement des ventes, la sauce bleue a été retirée des supermarchés en 2006. A cette même époque, le Pepsi bleu n'a pas non plus fait long feu.
Il est un peu tôt pour mesurer le succès du vin bleu: dans ce breuvage la couleur est un argument marketing, et c’est tout. En 2016, une jeune entreprise espagnole, Gïk, a en effet commencé à commercialiser du vin bleuté – ou plus précisément une «boisson alcoolisée à base de vin» - fabriqué avec des raisins blancs et rouges, des édulcorants et des pigments naturels, de l’indigo et des anthocyanes. «Boire de l’innovation», voilà le propos. Le site propose de «savourer la révolution», dans un manifeste qui ne veut pas dire grand chose:
«Gïk représente la partie novatrice de la vie, parce que c’est ainsi que nous sommes. Nous croyons en la rébellion créative, nous souhaitons innover et construire de nouvelles choses, rompre avec le passé et inventer le futur. Nous n’avons pas d’emplacement fixe, Internet et notre adresse électronique sont devenus nos vrais bureaux.Nous sommes Gïk et nous allons changer le monde. #GikLive»
En fait, même si la boisson n'a a priori pas un goût exceptionnel (dans une émission diffusée sur la RTBF, la caviste Sandrine Goeyvaerts, auteure de La Pinardothèque, déclare que que «ce n’est pas du vin, pardon de le dire mais c’est de la merde, je pense. Là, clairement, on est vraiment sur une dérive marketing»), les créateurs de ce vin bleu s’emballent complètement:
«Nous ne sommes pas viticulteurs, nous sommes créateurs. Nous avons donc fixé notre attention sur le secteur le plus traditionnel et conservateur à notre portée. Après avoir choisi l’industrie du vin comme champ de bataille, nous avons décidé de créer un produit radicallement différent, de couleur bleue, doux et facile à boire. […]Le bleu représentant, en psychologie, le mouvement, l’innovation et l’infini. Et c’est également une couleur fréquement associée à la fluidité et au changement».
A l'occasion de la sortie de ce vin, Kristin Hohenadel avait interrogé Charles Spence à ce sujet pour Slate.com. «Les futuristes italiens ont été les premiers à donner au vin une teinte bleu-noir dans les années 1930 à Turin, avait-il répondu. L’usage du colorant servait à chambouler leurs invités». Selon lui, dans les années 1980 et 1990, une «génération de marketeux nous disait que la couleur bleu n’allait jamais marcher pour des boissons», à cause de sa perception comme non naturelle. Finalement, la boisson énergétique Gatorade dans sa version bleue ou le gin Magellan teinté avec des racines et des fleurs d'iris (deux boissons qui ne font cependant absolument pas partie des produits de consommation courante) ont bien été acceptés par les consommateurs.
Instagram aime le bleu
Le lien entre couleur et appétit peut aussi être lié à certaines modes. A Melbourne, un café végan propose un «latte Schtroumpf» qui visiblement marche très bien: une mixture pas du tout caféinée, comprenant du citron, du gingembre, de l’agave et de la poudre d’algue bleue. Soudain, grâce à un engouement (certes très localisé!) pour cette boisson, un café bleu peut sembler tout de suite plus attirant.
Aussi, à l’heure du food porn, le bleu nous dérange peut-être un peu moins, parce que c’est une jolie couleur, au fort potentiel sur Instagram... Ainsi, la photo de la tartelette Blueberry de la Boulangerie Utopie a un certain succès sur les réseaux sociaux. Le «Mermaid Toast » (la tartine sirène), créé par la styliste culinaire et photographe américaine Adeline Waugh, a été énormément partagé, puis copié et détourné. Il s’agit tout simplement d’une tranche de pain tartiné d’un mélange plus ou moins marbré de fromage frais et de spiruline, une algue d’un beau bleu-vert.
Pour la revue américaine Bon appétit, Carla Lalli Music a quant à elle passé une semaine à tenter de faire des bonnes choses avec de la spiruline. Avouons que le résultat est plutôt joli et photogénique!
Bientôt une couleur comme une autre?
Est-ce que l'arrivée sur le marché de plus en plus de produits bleus pourrait nous habituer à cette couleur perçue comme peu comestible? Oui, sans doute, mais on n’en n’est pas encore là… Deux phénomènes expliquent l'acceptabilité des aliments. «D’une part, la catégorisation, qui consiste à comparer un aliment à ce que l’on connaît. On catégorise généralement le bleu comme non comestible (car non présent dans la nature). On en déduit qu’un aliment bleu peut avoir des conséquences négatives (mauvais goût, risque de tomber malade). Et d’autre part, la familiarisation. Grâce à l’expérience, on se familiarise avec un aliment, et on se forge des préférences. Ainsi, on peut imaginer que si l’on trouve de plus en plus d’aliments bleus comestibles sur le marché, cette couleur rentrera dans les modes de consommation. Mais il faut passer cette étape! A mon sens, c’est ce qui commence à se passer avec le noir (hamburger, eau noirs), mais pas encore avec le bleu», explique Céline Gallen.
En outre, quand la couleur d’un aliment n’est pas conforme à la représentation que l’on s’en fait, il faut que cela soit justifié... Ce qui n'est pas forcément aisé pour la couleur bleue. «Pour être accepté, un aliment doit avoir un sens, à savoir un bénéfice symbolique, fonctionnel et/ou hédonique. Par exemple, le vin bleu peut apporter un bénéfice hédonique, s'il s’agit de faire vivre une expérience au consommateur». Quant à la boisson énergétique Gatorade, elle évoque peut-être symboliquement un pouvoir rafraîchissant… «Ou encore, on peut l’interpréter comme étant une boisson de science-fiction, non naturelle, qui va décupler les forces?».
Si le bleu fait désormais un peu plus partie du paysage, il ne deviendra probablement pas une couleur habituelle dans nos assiettes parce qu'il demeure rare à l'état naturel, et restera sans doute la couleur d'un défi culinaire, d'un argument marketing ou d'une mode passagère... La tomate, le chou-fleur ou l'orange ne sont pas prêts de devenir bleus! Ceci dit, la liste des ingrédients naturellement bleus ne se limite pas aux myrtilles, à certaines fleurs comestibles comme la bourrache ou aux fromages bleutés. C'est ce que montre Frédérick e. Grasser Hermé dans Le Bleu, 10 façons de le préparer (Les Editions de l'Epure), avec de fascinantes recettes: coquillettesotto à la klamath bleue (une algue), tarte bleu lavande, pistou au basilic bleu, pieds bleus (des champignons) au basilic bleu ou encore hot-dog au homard bleu.