Certains d'entre vous seront peut-être déçus de l'apprendre. Désolée, ma voiture n'a pas explosé ce week-end. Non, la mafia russe ne veut pas ma peau. Je sais que ce serait plus excitant et, pour certains d'entre vous, plus satisfaisant, mais, hélas, je n'ai pas été la victime d'un attentat. Que mes lecteurs soient rassurés.
Voici ce qui est arrivé. Samedi soir, je suis allée rendre visite à une amie qui habite dans une banlieue de Varsovie. Sur le chemin du retour, soudainement, mon moteur s'est étouffé. J'ai tenté de le redémarrer en appuyant sur l'accélérateur. J'ai alors entendu une petite explosion avant d'apercevoir une flamme. De la fumée s'est mise à sortir du capot et, sur le coup, je n'ai pas osé l'ouvrir. (Avec le recul, je regrette cette réaction. Mais disons qu'à ce moment-là, je me suis souvenue de ce qui se passe avec les voitures enfumées dans les films.) Quelqu'un a appelé les pompiers. Ces derniers n'ont manifestement pas pris très au sérieux mon problème de voiture.
Vingt minutes plus tard, quand ils sont finalement arrivés sur place, la scène était assez spectaculaire. Des colonnes de fumée blanche s'élevaient dans les airs. Il y avait même des flammes. Mais ce n'était que le moteur qui brûlait, pas la voiture tout entière. Un policier qui est venu nous rejoindre a reconnu que ce devait être un problème mécanique. Après tout, ma voiture était une Jeep de sept ans conçue pour rouler à l'essence et au gaz naturel.
L'agent de police a tout de même montré une certaine surprise quand je lui ai indiqué que la voiture appartenait à mon époux aussi. Et que mon époux, Radek Sikorski, n'était autre que le ministre polonais des Affaires étrangères. Nerveux, il a passé un coup de fil à son chef, lequel a à son tour contacté les services secrets. Dans un excès de précautions, les services secrets ont décidé d'effectuer des vérifications sur mon véhicule. Tout le lendemain, ils ne m'ont pratiquement pas lâchée d'une semelle. Je ne me suis pourtant pas inquiétée en me disant que c'était leur travail et que ça devait être normal dans ce pays.
Les journaux à scandales polonais ont été mis sur le coup. Très vite, ils ont envoyé des photographes. (Là aussi, ça devait être normal dans ce pays.) Les radios ont diffusé des reportages sur ma péripétie et des photos de ma pauvre bagnole ont été publiées partout sur le Net, associées à des gros titres du genre: «Attentat contre la femme de Sikorski?». Les articles étaient accompagnés de commentaires typiques du Web qui allaient de la paranoïa à l'hystérie. (Notre préféré, à mon mari et moi: «Il est évident que Sikorski a voulu changer de femme et de voiture du même coup».) Mais ce n'était que des articles dignes des tabloïdes, et j'étais persuadée qu'ils seraient rapidement chassés par des histoires d'enlèvements par des extraterrestres ou de grossesses de starlettes.
J'avais tout faux. Dès le lendemain matin, des amis inquiets m'ont appelé de Londres. Il semble que le Times de Londres avait publié un article à la fois sur sa version papier et en ligne, intitulé «La journaliste Anne Applebaum sous protection policière après l'explosion de sa voiture». L'article fournissait une description (inexacte) de l'incident et précisait, un peu en forme de menace, que mon époux et moi «étions de farouches détracteurs du Kremlin». Là, ils ont certainement fait plus fort que les tabloïdes polonais, qui n'ont rien sous-entendu à propos du Kremlin ou d'une voiture piégée. Lundi matin, vers 9 heures, j'ai écris au correspondant du Times ainsi qu'à d'autres de mes contacts à ce journal et leur ai demandé de retirer cet article grotesque et de publier une correction. Ils m'ont seulement promis de mener une enquête.
Toute la journée, alors qu'ils «menaient leur enquête», j'ai répondu à des appels et à des e-mails d'amis affolés, dont beaucoup m'ont envoyé des liens vers des sites Web de plus en plus nombreux. A un moment, j'ai même remarqué que le Daily Telegraph - pour lequel il m'arrive de travailler - avait publié un article quasi copié-collé avec en plus des spéculations sur les motifs possibles du gouvernement russe. J'ai appelé leur bureau étranger, puis j'ai supprimé cet article dans la foulée. Un ami m'a appris que la presse estonienne était tout aussi excitée à propos de cet «incident». Et j'ai entendu parler de sites Web russes aussi.
Le point culminant de cette journée, cependant, c'est sûrement le lien publié sur Gawker, le site de potins favori des New-Yorkais d'une vingtaine d'années. Il titrait: «L'effroyable explosion de la voiture d'Anne Applebaum» Je cite:
«Anne Applebaum est encore accompagnée de gardes du corps. Nous la conseillons de respecter certaines précautions générales et de revenir aux Etats-Unis pour éviter de se faire empoisonner à la dioxine ou tirer dessus, comme c'est de coutume parfois. Evidemment, nous ignorons tout et ne voulons rien insinuer ni tirer des conclusions hâtives au sujet d'activités criminelles commanditées par l'Etat russe. Mais rappelons qu'il s'agit quand même d'une explosion de voiture!»
Enfin, à environ 17 heure, le Times a daigné modifier son article. On pouvait maintenant lire en titre: «Le véhicule d'Anne Applebaum prend feu, la police est dépêchée sur place.» L'article parle maintenant d'un «petit bruit» et de «fumée». Il souligne qu'une enquête policière est en cours et que je suis «indemne». Ça s'arrête là.
Peut-être que Gawker et les sites Web estoniens finiront par s'apercevoir que les articles vers lesquels leurs liens renvoient ont changé de ton. Toujours est-il qu'à l'heure où j'écris ceci, nous n'avons aucune explication sur le fait - étrange s'il en est - que l'éminent Times de Londres, le journal vedette du groupe Murdoch, raconte dans son édition du 7 décembre que le moteur de voiture d'Anne Applebaum a pris feu.
Voilà de la grande info d'intérêt international!
Anne Applebaum
Image de une: Anne Applebaum avec son mari, Radek Sikorski, ministre polonais des Affaires étrangères, l'homologue allemand de celui-ci et sa femme. Reuters/Kacper Pempel