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Al Gore: «La plus grande menace pour la civilisation» (MàJ)

Temps de lecture : 12 min

Entretien avec l'ancien vice-président américain, à propos du changement climatique, de son nouveau livre, et du Climategate

Les remarques de l'ancien vice-président américain Al Gore ont jeté un froid, lundi 14 décembre à Copenhague. Il a affirmé que les dernières recherches indiquaient que l'Arctique pourrait être libre de glace l'été, dans un futur très proche. «Certains modèles suggèrent au Dr [Wieslav] Maslowski qu'il y a 75% de chances que la calotte polaire ait disparu pendant les mois d'été, d'ici 5 à 7 ans», a déclaré Al Gore. En 2008, le professeur Wieslaw Maslowski, de l'Ecole navale supérieure de Monterrey, en Californie, indiquait que, dès 2013, il n'y aurait plus de glaces entre mi-juin et mi-septembre au pôle Nord.

Réagissant dans le quotidien britannique The Times, le scientifique conteste les propos d'Al Gore. «Je ne comprends pas comment on en est arrivé à ce chiffre [de 75 % de probabilité]... Je ne me hasarderai jamais à estimer la probabilité de quelque chose comme ça». Le service de communication d'Al Gore a admis que ces 75 % étaient une estimation «à la louche» donnée par le professeur Maslowksi lors d'une conversation avec Al Gore... il y a plusieurs années.

Le film d’Al Gore, «Une vérité qui dérange», avait sensibilisé le public au réchauffement climatique en jouant sur la peur. L’ancien candidat à la présidence des Etats-Unis espère aujourd’hui que son nouveau livre, Notre choix, contribuera à trouver des solutions au problème climatique. Il a évoqué ces solutions avec Barack Obama, juste avant que ce dernier ne parte pour Copenhague. Bien qu’Al Gore a fait preuve de réserve à propos de leur conversation, on sait qu’ils ont parlé de son livre, de la nature du débat sur le changement climatique et de la polémique autour des e-mails publiés par l’unité de recherche sur le climat de l’Université britannique d’East Anglia.

Peut-on traiter un problème aussi complexe que le changement climatique dans un système politique si figé?

Nous sommes en effet dans un environnement politique sclérosé, ou figé si vous préférez. Le rôle du financement des campagnes électorales dans notre système politique et celui des lobbies est maintenant si important qu’il nuit au bon fonctionnement de la démocratie. Mais l’antidote, comme lorsque les lobbies ont abusé de leur pouvoir par le passé, consiste à renforcer l’engagement des citoyens pour qu’ils pressent les parlementaires de servir les intérêts publics. La Chambre des représentants s’est montrée à la hauteur de ce défi, ce qui est admirable. Les règles et les traditions du Sénat viennent compliquer la situation. Et pourtant, le public exerce de plus en plus de pression, et je suis convaincu que la loi sur le changement climatique sera adoptée par le Sénat. Ses initiateurs disent pourvoir compter sur 60 voix; nous verrons bien au moment du vote.

Compte tenu de la conjoncture économique, si les Américains apprennent que leur facture énergétique va augmenter, ne risquent-ils pas de s’opposer à tout changement?

Leur facture énergétique augmentera précisément s’ils continuent de soutenir une dépendance croissante vis-à-vis du pétrole étranger. Car les découvertes de nouveaux gisements se font de plus en plus rares, tandis que la demande en Chine et en Inde augmente. Les cours du pétrole et, par voie de conséquence, du charbon vont alors monter en flèche. C’est le meilleur moyen pour que les factures augmentent.

Deuxièmement, le plus tôt nous délaisserons les combustibles à base de carbone au profit des sources d’énergies renouvelables disponibles aux Etats-Unis, le plus vite notre croissance économique reprendra grâce à la création de millions d’emplois découlant du besoin de rééquipement des foyers et des entreprises, de création de réseaux électriques intelligents, de systèmes d’énergies renouvelables, de plantations d’arbres et ainsi de suite. Nous devons créer un grand nombre d’emplois pour lesquels nous ne pouvons pas avoir recours à la sous-traitance.

La publication d’e-mails à l’initiative de l’unité de recherche sur le climat de l’Université d’East Anglia a-t-elle porté préjudice à votre combat?

Comme disais Shakespeare, on fait beaucoup de bruit pour rien. Je n’ai pas lu tous ces courriers électroniques, mais le plus récent d’entre eux remonte à plus de dix ans (1). En aucun cas, ces échanges privés entre des scientifiques ne remettent en cause le consensus de la communauté scientifique. Mais la machine à bruit qu’ont fabriquée ceux qui nient le changement climatique exploite souvent tout ce à quoi on peut donner des proportions surdimensionnées. Ils accordent donc beaucoup plus d’importance à ces e-mails qu’ils n’en ont en vérité.

Mais dans ces courriers électroniques, on apprend quand même que des données ont été rassemblées et dissimulées, contrairement au débat ouvert et juste que vous évoquez [dans votre livre]…

Je crois qu’on sort vraiment les choses de leur contexte. La discussion à laquelle vous faites allusion portait sur deux articles que deux de ces scientifiques ne voulaient pas inclure dans le rapport du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat]. En fait, ces deux textes ont finalement été intégrés dans le rapport, discutés et leurs sources étaient indiquées. Alors un message qui date de plus de dix ans avec l’opinion de quelqu’un qui juge qu’une étude particulière n’est pas appropriée, c’est une chose, mais le fait que cette étude ait fini par être incluse dans le rapport et débattue montre bien comment doit se dérouler le processus scientifique.

Ces gens se préoccupent de l’aspect de communication du dossier climatique. Mais le consensus scientifique, lui, est toujours là. Ce que nous constatons, c’est une série de changements qui affectent le monde entier. La discussion sur des e-mails écrits il y a dix ans semble un peu hors de propos. La calotte glaciaire arctique est en train de disparaître sous nos yeux. Pendant 3 millions d’années, elle faisait la taille des Etats-Unis. Aujourd’hui, 40% de la banquise a fondu, et ça continue. Pareil pour les glaciers. Nous avons eu des tempêtes, des sécheresses, des incendies et des inondations sans précédent. Cela me paraît surréaliste de débattre des théories obscures avancées par une minorité alors que nous voyons le monde évoluer de façon si dramatique en raison du réchauffement planétaire.

Que pensez-vous du pic de chaleur enregistré au Moyen-Âge et du fait que les e-mails de l’Université d’East Anglia suggèrent que les données ont été manipulées pour «endiguer» cette information?

Je n’ai pas lu ces e-mails en détail. Mais on peut dire que le climat fait l’objet de changements cycliques qu’on appréhende plutôt bien. Tous font d’ailleurs partie du consensus scientifique. Quand on regarde ce qui s’est passé au cours de ces dernières décennies, les variations naturelles ne correspondent pas à ce qui s’est réellement produit. Or quand on étudie les modèles climatiques en prenant en compte la pollution de l’homme, la correspondance est là. Au-delà de ce constat, l’impact du réchauffement de la Terre causé par l’homme a largement pris le dessus sur les évolutions naturelles.

Ne l’oublions pas. Nous rejetons 90 millions de tonnes de gaz à effet de serre aujourd’hui. Demain, ce sera un peu plus. La relation physique entre les molécules de CO2 et l’atmosphère et le piégeage de la chaleur est scientifiquement prouvée, au même titre que la gravité. Il n’y a pas de mystère là-dessus! Il y a cent cinquante ans, John Tyndall a découvert que le CO2 piégeait la chaleur. Cette même année, on a creusé le premier puits de pétrole en Pennsylvanie. Il se trouve que l’industrie pétrolière s’est développée plus vite que le consensus public sur la portée de la climatologie.

Mais les faits de base restent incontestables. Que croyez-vous qu’il se passe quand nous rejetons 90 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère tous les jours? Vous pensez qu’il y a une baguette magique qu’on peut agiter et que, d’un seul coup, la physique est battue et le dioxyde de carbone cesse de piéger la chaleur?! Et quand nous voyons tout cela se passer sur la Terre, bon sang, qui en sont les responsables d’après vous?! Il y a longtemps que les scientifiques soutiennent que leurs preuves sont «sans équivoque». Et l’expression est bien choisie. Ces preuves sont reconnues par toutes les académies de sciences des grands pays du monde.

Si ceux qui ont cru à la manipulation au sujet des premiers pas de l’homme sur la lune disposaient d’énormes sommes d’argent fournies par les gros émetteurs de gaz carbonique ou par d’autres groupes spécifiques ayant intérêt à convaincre les gens qu’on n’a pas vraiment marché sur la lune, je suis sûr qu’il y aurait un vif débat là-dessus aujourd’hui.

Est-ce que ce sont les deux extrémités du débat? Y a-t-il un sceptique ou un critique dont vous diriez: «Je peux avoir un débat ouvert et honnête avec cette personne au sujet du réchauffement climatique?»

Il y a des sceptiques qui ne soutiennent leur point de vue que parce qu’ils dépendent financièrement des pollueurs au carbone. Je ne veux pas du tout impliquer qu’ils sont tous dans cette situation. Il y a aussi ceux qui sont motivés par une résistance idéologique à l’intervention du gouvernement. Mais je ne connais pas d’arguments ou de personnes légitimes à s’exprimer sur ces questions qui puissent contredire le consensus sur la question du changement climatique.

Je ne suis pas homme de science, je ne suis donc pas moi-même le plus légitime, mais je suis le débat depuis 40 ans. Le réchauffement était peut-être plus difficile à prouver il y a 30 ou 40 ans, mais il était quand même évident. Or tellement de preuves ont été fournies depuis qu’il est très dur de trouver un argument respectable qui puisse s’opposer au consensus sur le réchauffement de la planète. Il y a des gens qui ne veulent pas l’entendre, mais c’est un fait.

Pourquoi la conférence de Copenhague est-elle importante?

Nous sommes face à la plus grande menace de l'histoire pour la civilisation. Sa nature globale demande une solution globale. L’augmentation des émissions de CO2 se constate dans tous les coins de la planète, de la Chine aux Etats-Unis en passant par des pays comme le Brésil ou l’Indonésie qui brûlent leurs forêts et d’où qu’elles viennent, ces émissions ont le même effet: elles attrapent la chaleur du soleil, provoquent la fonte des glaces, font monter le niveau de la mer, engendrent des tempêtes toujours plus fortes, des inondations, des sécheresses, des incendies gigantesques, génèrent des millions de réfugiés climatiques, déstabilisent des systèmes politiques, menacent les récoltes et provoquent un certain nombre d’autres conséquences catastrophiques qui, prises ensemble, menacent le futur de la civilisation humaine sur la Terre.

Puisque les conséquences se constatent tout autour du globe, le problème paraît diffus. Puisque le temps qui s’écoule entre les causes et leurs effets est plus long que ce qu’on a l’habitude de gérer, il nous donne l’illusion que nous avons tout notre temps pour agir. Mais ni l’un ni l’autre de ces arguments n’est vrai. La crise climatique est une menace concrète pour la réalité d’aujourd’hui. Et elle dégénèrera en catastrophe si nous n’agissons pas avant que l’accumulation de cette pollution génératrice de réchauffement climatique n’atteigne des niveaux tels que le problème deviendra trop grand pour qu’on soit capable de le résoudre.

Nous sommes déjà à la limite pour arriver à un accord qui résoudrait le problème, mais cela reste toujours possible. Il y a beaucoup de raisons d’espérer que nous agirons à temps. A la différence d’il y a dix ans, un consensus a émergé aujourd’hui. Plus de 70 chefs d’Etats se réunissent à Copenhague. Beaucoup de pays ont déjà pris des initiatives et le monde attend que le leader naturel, les Etats-Unis, bouge sur le sujet.

La question du changement climatique doit-elle passer devant le Sénat? N’y a-t-il pas une autre voie, par l’EPA, les Cours de Justice et les Etats?

Oui, mais cette alternative est imparfaite. Les gouvernements locaux ont pris des initiatives qui vont plus loin que ce qu’a fait le gouvernement fédéral. L’EPA a déjà averti qu’il imposerait un règlement obligeant les pollueurs les plus importants à des réductions des émissions de CO2 en l’absence de législation sur le sujet. Mais c’est un instrument imparfait qui sera un peu plus difficile à mettre en place qu’une solution législative. Mais l’existence d’une régulation par l’EPA obligerait les gros pollueurs au carbone à regarder toutes les options et certains ont déjà décidé qu’ils préféreraient une loi sur le sujet.

Pensez-vous qu’il y aura un jour une taxe CO2 aux Etats-Unis?

Je pense qu’on utilisera un jour une taxe CO2 compensée par une réduction d’autres impôts dans le cadre d’un programme de «droits à polluer», mais les difficultés posées par une taxe CO2 excèdent de loin celles d’un programme de «droits à polluer». Nous voyons combien il est difficile d’arriver à mettre en place ce dernier, et il est beaucoup plus facile à utiliser comme base pour un accord global qu’une taxe CO2. Il y a de telles différences entre les systèmes d’imposition à travers le monde qu’il est difficile d’imaginer une taxe CO2 harmonisée suscitant l’accord de tous les pays. Ce n’est pas dans les plans à court terme. Mais les pays qui font le meilleur travail, comme la Suède, font déjà les deux. Je pense que nous nous servirons des deux éventuellement, mais il faut que nous commencions tout de suite et le programme de «droits à polluer» est un outil efficace à l’utilité prouvée.

Le Vice Admiral Dennis McGinn dit qu’il est contradictoire de dire qu’on est contre les guerres au Moyen-Orient tout en conduisant un SUV; qu’on ne donne pas ainsi la preuve de ses convictions. Il dit que conduire un SUV constitue une prise de position sur la sécurité nationale. Qu’en pensez-vous?

Je pense qu’il a raison, mais même s’il est important pour chacun d’entre nous de changer nos ampoules et nos véhicules, il est beaucoup plus important de changer nos lois et nos politiques. Personnellement, je conduis une voiture hybride et nous avons changé nos ampoules, nos fenêtres et avons installé des panneaux solaires et des pompes géothermiques, sans parler du reste. Mais mettre le fardeau de la résolution de cette crise globale sur les individus n’est pas la façon la plus efficace d’arriver à ses fins.

C’est un point important, et chaque petit effort aide, surtout parce que ceux qui procèdent à ces changements ont plus de chance de faire entendre leurs voix en tant que citoyens. Mais les solutions ultimes vont venir des initiatives politiques. Il faut mettre un prix sur le carbone, et c’est ce que font les programmes qui instituent des «droits à polluer» et ce qui fait une taxe CO2. Aussi longtemps que notre évaluation de la situation nous dira qu’à chaque minute de chaque journée, il est tout à fait acceptable de décharger 90 millions de tonnes de gaz à effet de serre dans le mince atmosphère qui entoure la planète — comme si l’atmosphère était un égout à ciel ouvert — les actions individuelles ne résoudront pas le problème.

Les critiques disent que vous avez procédé à beaucoup d’investissements dans les technologies vertes et ils prétendent que vous sonnez l’alarme pour vous enrichir.

Ce n’est pas mon activité principale. J’ai eu la chance de réussir dans les affaires ces huit dernières années. Mais l’essentiel de mon succès provient de mes sociétés dans l'Internet et dans les médias; par ailleurs, ma femme et moi avons fait quelques investissements dans des projets d’énergie renouvelable que je pense être de bonnes idées. Si je n’avais pas investi, j’aurais été accusé par les mêmes personnes d’être hypocrite en n’investissant pas selon mes convictions!

Qu’est-ce que vous avez dit au président Obama?

Nous avons parlé de Copenhague, du processus législatif au Sénat et des options disponibles pour l’exécutif. Le projet de loi pour la stimulation de l’économie verte a apporté un grand changement. L’action de l’EPA est en phase avec une autre régulation de l’EPA qui oblige tous les émetteurs importants de CO2 à comptabiliser et à divulguer leurs émissions. La dernière fois qu’on a utilisé cet outil, les sociétés ont tout fait pour sortir de la liste quand elle a été publiée. Il a aussi apporté des changements positifs en faveur des économies de carburant.

Avez-vous conseillé le président au sujet de l’acceptation du Prix Nobel?

Je préfère que ma conversation avec lui reste privée.

Recueilli par John Dickerson

(1) Dans l’entretien, Al Gore déclare que les courriers électroniques imprimés de l’unité de recherche de l’Université d’East Anglia remontaient à plus de 10 ans. Ils sont plus récents, plusieurs datant de 2009. En réponse, Gore a dit: «Les échanges d’e-mails sur lesquels je me suis basé datent d’il y a environ 10 ans. D’autres échanges cités par d’autres sont plus récents. Aucun d’entre eux ne change le consensus scientifique.»

Traduit de l'anglais par Micha Cziffra et Holly Pouquet

Image de une: Al Gore à Buenos Aires, en octobre 2009. REUTERS/Marcos Brindicci

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