On vous sert une goutte de 66.28 Préservatif Aromatisé au Whisky et Sconse Ecrasé sur la Route? Un verre de 48.67 Godzilla Vanille? Une larme de 1.166 Whisky en Cas d’Enlèvement par un Alien? À moins que vous ne penchiez pour le 121.64 Maggie Thatcher à la Fête Foraine. Vous hésitez entre le 29.139 Pourquoi les Fous Tombent-ils Amoureux et le 29.126 Protège des Vampires? Comme je vous comprends.
Pour le 53.92 Whisky Industriel et Bon Marché pour Cuisiner (1), en revanche, n’insistez pas: ce collector coûte une blinde, toute une vie et douze réincarnations en équivalent costumes, et vous obligera à créer de la dette supplémentaire comme on dit quand on a l’habitude de ne jamais casquer.
À moins d’être un geek du scotch ou un amateur averti, vous n’avez jamais entendu parler de la Scotch Malt Whisky Society. Mais peut-être avez-vous aperçu ses bouteilles vertes aux codes chiffrés ésotériques et aux intitulés mystérieux qui semblent accouchés sous acide, vierges de tout nom de distillerie.
Interdit de dévoiler le nom de la distillerie (lol)
La SMWS (pour les écrivaillons paresseux), la Society (pour les intimes), prend racine en 1983, quand un fondu de malt, Philip Hills dit «Pip», convainc ses potes de mettre au pot pour acheter à plusieurs un fût de Glenfarclas qu’il rapatrie dans son appart d’Edimbourg. La distillerie a mis une condition à cette emplette: que son nom reste tu à jamais. Lol. Les flacons sont aussitôt embouteillés et estampillés 1.1 (distillerie n°1, premier fût, un Graal aujourd’hui) –1.1, et non pas 1 tout court, preuve que la joyeuse bande comptait bien réitérer– puis dûment partagés.
Et bientôt, ce qui n’était qu’un plaisir entre amis se transforme en club de dégustation sélect «for members only», une sorte d’Ordre des Chevaliers du Malt, un club d’un genre particulier puisque, au lieu de se contenter de spliter les échantillons, on y embouteille des barriques choisies auprès des plus beaux producteurs. Des single casks, uniquement, livrant en moyenne chacun 250 bouteilles brut de fûts (sans que le spiritueux soit réduit avec de l’eau), à ces hauts degrés qui sur une étiquette signalent les avis de tempête.
À ses débuts, l’initiative fait froncer le museau dans les cénacles un tantinet conservateurs du whisky: les single malts sont encore rares sur le marché, et certainement pas proposés à la force du tonneau au risque de vous décaper la trachée. Mais près de trente-cinq ans plus tard, la SMWS est devenue un embouteilleur reconnu auprès des initiés, passé en 2004 dans le giron de Glenmorangie (rachetée dans la foulée avec Ardbeg et ses meubles par le groupe français LVMH), puis cédé il y a deux ans à un groupe d’investisseurs –merci, patron.
Goûter 18 whiskies avant de les baptiser
Le principe n’a jamais changé: chaque whisky est évalué à l’aveugle par un panel de dégustateurs qui s’envoient 18 brut de fûts dans le cornet par session, suffisamment pour stimuler le brainstorming visant à accoucher ensuite du nom de l’embouteillage (j’ai vérifié, aucune autre substance n’est impliquée dans le processus). Les barriques recalées sont revendues aux brokers, les «peut mieux faire» continueront à vieillir dans le chai ou subiront un affinage, et seuls les whiskies jugés au-dessus de la moyenne arriveront sous verre.
Pour les acquérir, vous acquittez votre cotisation de membre, 135 euros la première année, 70 par la suite, et sur le site internet vous accédez ensuite chaque mois à une tournée de 20 nouveaux embouteillages en moyenne (l’outturn, pour ceux qui savent) lâchés à prix très honorables. Alors. Il faut aimer les brut de fûts qui vous napalment la langue en dissolvant la luette, ne pas se montrer trop exigeant sur la qualité en roulette russe (avec des conséquences moins définitives) de certaines séries, et accepter de voir votre gnôle s’effondrer parfois sous un trait d’eau.
Ne nous racontons pas d’histoires, il n’y a pas deux mille façons aujourd’hui de mettre la main sur des Ardbeg (dites 33), Glenmorangie (125) ou Bowmore (3) auxquels on n’a pas limé les crocs.
Mais ces glorieuses incertitudes font partie des joies de la traque au flacon unique. Et, ne nous racontons pas d’histoires, il n’y a pas deux mille façons aujourd’hui de mettre la main sur des Ardbeg (dites 33), Glenmorangie (125) ou Bowmore (3) auxquels on n’a pas limé les crocs. Tapez SMWS sur Google, et l’algorithme pousse-au-crime s’empressera de vous suggérer «distillery codes» pour vous aider à remplir votre panier. Si le chiffre est précédé d’un G, vous êtes devant un whisky de grain. Un B signale un bourbon, un R un rhum, un C un cognac, un RW un rye.
Disparues à peine le temps de dire «Brora»
Alerte spoiler: si les numéros 33, 24, 27, 4, 119 ou ceux d’une distillerie fermée sortent au loto de l’outturn, annoncé chaque premier vendredi du mois, les quilles auront disparu du site en moins de temps qu’il n’en faut pour prononcer Brora. La SMWS aura beau embouteiller quelque 500 fûts en 2017, les tirages resteront très limités. Du moins pour le moment. Car la Society est en plein questionnement existentiel. Si le club rassemble 25.000 membres dans une vingtaine de pays, la moitié se concentre au Royaume uni, la France n’en comptant que quelques dizaines –ceci expliquant grandement que l’existence de la chose ait pu vous échapper.
Les nouveaux propriétaires de la loge ont donc décidé de changer de stratégie. En commençant par acheter du distillat à faire vieillir et non plus seulement des whiskies âgés, signe que les temps sont durs pour tous les négociants. Et en jouant l’ouverture.
Depuis quelques mois, moyennant surcoût de 30% voire davantage, plus besoin d’être membre de la Society pour s’offrir les embouteillages disponibles sur le site (2), et les flacons font même une percée en duty free ou, en France, chez certains cavistes et bars partenaires. L’annonce a suscité plus de glapissements que si le groupe Bilderberg avait annoncé une journée portes ouvertes, mais à vrai dire les mêmes s’étaient émus quand le club de la SMWS sis au 28, Queen Street à Edimbourg avait commencé à laisser le vulgum pecus s’installer au bar.
Bientôt un whisky français dans la Society?
Pire (mieux?): les étiquettes revampées récemment font désormais apparaître des codes couleurs par familles aromatiques, GPS chromatique un peu scolaire pour que le néophyte retrouve son chemin. Last but not least, la Society proposera bientôt des séries plus conséquentes: sauf mauvaise interprétation de ma part, cela signifie sans doute qu’on verra apparaître des assemblages. Et s’intéresse très fortement aux distilleries du «reste du monde» (3). Prenons ici même les paris sur le premier whisky français…
Perso, j’aurais tendance à saluer en France la reconquête qui ratisse large. Si seulement cela pouvait suffire à décoincer du bulbe la geekerie qui prend le whisky trop au sérieux et en oublie la dimension fun (lisez les étiquettes, les gars, et détendez-vous: 66.28 Whisky Flavoured Condom & Skunk Road-kill, c’est de l’humour!)… Les dégustations sont désormais ouvertes à tous, moyennant 5 euros de supplément si vous n’avez pas la carte.
Et pour entretenir en vous la fibre de sectateur, il vous restera toujours The Vaults (le cellier), siège de la SMWS et club historique, à Leith, le quartier portuaire d’Edimbourg, avec son bar somptueux, ses quatre mètres sous plafond, ses canapés de cuir, ses feux de cheminée. Whisky et félicité for members only. Mais vous pouvez inviter trois guests.
1 — Dans l’ordre: Whisky Flavoured Condom & Skunk Road-kill (un Ardmore de 10 ans), Godzilla Vanilla (un Balmenach de 13 ans), Alien Abduction Dram (un Glenfarclas 25 ans), Maggie Thatcher at the Funfair (Arran 14 ans), Why Do Fools Fall in Love et Protects Against Vampires (deux Laphroaig), Cheap Industrial Cooking Whisky (un Caol Ila de 25 ans –à vos souhaits!). Ce dernier faisait partie d’une série de 26 malts sortie en 2005, aux étiquettes créées par des designers collaborant (à jeun) avec des écrivains (ivres morts de toute évidence). Retourner à l'article
2 — Les membres prennent néanmoins connaissances de l’outturn une journée avant les autres. Retourner à l'article
3 — Rappelons la définition du monde dans la géographie du whisky: Ecosse, Japon, Irlande, USA. Le reste du monde: terre hostile et sous-développée qui se risque depuis peu dans la production de malt, mais n’en tirons pas de conclusions hâtives Retourner à l'article
La page Facebook prend le relai en attendant la suite. Merci à tous d’avoir suivi, un peu, beaucoup, passionnément: on se sera quand même bien marré.