Championnes des audiences, sur le podium des discussions au comptoir du bar et à la machine à café, les séries se sont imposées ces dernières années comme une forme majeure de divertissement, pour certaines d'entre elles comme un art à part entière. On en parle dans les médias, on en fait la promotion jusque dans les couloirs de métro. Pourtant, seule une poignée de journalistes se revendiquent «critiques» ou «spécialistes» de la question. On ne sait pas vraiment qui lire, qui écouter, en qui avoir confiance pour juger, commenter, analyser les séries télé. Existe-t-il d'ailleurs une «critique des séries» comme il existe une critique du cinéma?
«La critique des séries existe de fait, car il y a des magazines sur le sujet, analyse Guillaume Regourd, rédacteur pour Générique(s). Le problème, c'est qu'elle est encore trop jeune.» Il n'y a aucune histoire de la critique des séries, renchérit Philippe Guedj, journaliste pour Télé 2 Semaines. Les canards spécialisés ne se vendent pas et personne ne connaît le nom des critiques de séries comme on connaît ceux du cinéma.» «Inventée» il y a une trentaine d'année par des fans de la première heure, les Martin Winckler, Alain Carrazé, Jean-Jacques Jelot-Blanc ou Christophe Petit, la critique des séries n'a vraiment décollée qu'avec l'arrivée en prime time des blockbusters de TF1 puis d'M6 (Les Experts, NCIS, etc.), soit il n'y a même pas dix ans. «La télé était considérée comme un sous-art jusqu'au milieu des années 90», rappelle Maureen Ryan, critique au Chicago Tribune. Après tout, il aura fallu pas loin de cinquante ans à la critique cinéma pour émerger...
«Aujourd'hui encore, les gens ont beaucoup de mal à s'imaginer que c'est utile de critiquer les séries», constate Manuel Raynaud, rédacteur en chef de Spin-off.fr, un site spécialisé. En l'absence de grands courants et de textes de référence, le «métier» navigue à vue. La fonction de «spécialiste des séries TV» ne correspond à aucune catégorie administrative. «Je préfère me revendiquer journaliste, point barre, admet Philippe Guedj. Spécialiste des séries, ça fait un peu fan qui fait du journalisme...» Pour autant, le regard de la profession sur cette critique évolue. «Les autres journalistes sont de plus en plus conciliants avec nous, se félicite Guillaume Regourd. Les critiques ciné s'intéressent aux séries, c'est un signe. Finalement, comparé au traitement réservé, par exemple, aux spécialistes de la BD, on ne s'en sort pas si mal.»
Des dilettantes au niveau des experts
Problème, les lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs, eux, peinent à accepter l'autorité d'une critique à la légitimité quasi inexistante. «Le grand public, en général, se fiche bien de savoir si on aime Les Experts Miami, explique Philippe Guedj. Quoi qu'on en dise, s'il aime ou si ça fait un carton, il regardera.» Facteur aggravant de ce manque de reconnaissance, internet. «Nous avons commencé à travailler au moment même où internet a explosé, poursuit Guedj. Du coup, tout le monde s'est mis à critiquer, et il existe des passionnés qui parlent aussi bien des séries que nous.» «Chacun critique dans son coin, tout le monde se fait son opinion», renchérit Manuel Raynaud. Privée d'une période où de grands magazines se seraient fait face et auraient monopolisée l'attention (cf. Les Cahiers du Cinéma et Positif pour le cinéma), la critique des séries s'est dissoute sur la toile. Et y restera sans doute, car «c'est essentiel pour un bon critique de demander l'avis de ses lecteurs via internet. Ce n'est pas qu'un fléau, c'est aussi un excellent moyen de faire progresser la critique», explique Maureen Ryan.
Et si le public décidait de suivre la critique? Ce ne serait pas simple pour autant. «La culture série est très difficile à acquérir, explique Guillaume Regourd. Devenir l'expert d'un cinéaste, pour un journaliste cinéma, c'est, en volume, comme devenir l'expert d'une seule série...» «C'est impossible de tout voir, et donc d'avoir un avis sur tout. Il faut choisir», poursuit Maureen Ryan. «Le nombre de séries et d'épisodes par série limite forcément la capacité du critique à avoir une connaissance parfaite du genre», insiste Guillaume Regourd. Est-il possible de se revendiquer spécialiste en n'ayant vu qu'une portion de la production, en n'ayant qu'un regard parcellaire sur telle ou telle œuvre? D'ailleurs, que faut-il vraiment critiquer? Un épisode? Une saison? Une série entière? A la différence d'un film, œuvre close sur elle-même, une série est, jusqu'à son arrête définitive, un work-in-progress permanent. «Ça n'est pas complètement idiot de nous reprocher de donner notre avis d'après une poignée d'épisodes seulement, admet Guillaume Regourd. C'est un peu comme juger un livre au bout de trois chapitres...»
A cette incapacité technique de tout voir vient s'ajouter une incapacité matérielle. Une projection de presse ne suffisant pas - on ne va pas rester 16 heures (la durée moyenne d'une série dramatique américaine) enfermé dans une salle obscure - il faut empiler les DVD, qui ne sont pas toujours fournis par les responsables de la communication des chaînes (on se limite souvent aux premiers épisodes). Pire, «l'actualité des séries est essentiellement aux Etats-Unis», rappelle Guillaume Regourd. Du coup, il faut télécharger. Un «crime», qui sera bientôt punit par la loi Hadopi... mais une pratique tacitement admise entre critiques et communicants. Et une preuve supplémentaire du no man's land dans lequel la profession évolue, soumise à des contraintes a priori incompressibles.
Un futur sur internet
Malgré tout cela, la critique des séries tente de faire son trou. Les pages sur les séries augmentent dans les canards télé, la presse généraliste et les magazines de cinéma. Les émissions médiatiques et même people du petit écran y consacrent de plus en plus de temps. Les chroniques radio se multiplient. Preuve de ce mouvement vers l'avant, le Syndicat Français de la Critique de Cinéma est devenu en 2004 «Syndicat Français de la Critique de Cinéma et des Films de Télévision.»
La critique des séries aurait-elle donc un avenir? «La critique existera toujours, car il y aura toujours des séries à la télé. Par contre, son avenir est sur internet», analyse Manuel Raynaud. «Il y a moyen d'exister, d'acquérir une vraie crédibilité, explique Philippe Guedj. Tout va dépendre de l'évolution qualitative des séries. Si la critique n'a plus rien de passionnant à se mettre sous la dent, elle n'aura plus raison d'être...» «Les gens seront toujours en quête de commentaires intelligents sur les séries, poursuit Maureen Ryan. La vraie question, c'est de savoir si la critique pourra en vivre, elle qui est souvent la première touchée par les restrictions de budget.» «Nous n'atteindrons jamais la légitimité du cinéma, mais nous finirons par nous faire une place, conclut Guillaume Regourd. Il faudra du temps pour que notre avis devienne légitime aux yeux du public. Je dirais au moins dix ou vingt ans...»
Pierre Langlais
Image de une: REUTERS/Hannibal Hanschke, septembre 2007 à Berlin