La semaine dernière, à Bruxelles, des responsables européens ont discuté Nutella. La pâte à tartiner était à l’ordre du jour de la réunion des ministres de l’Agriculture des pays membres. Non pas pour parler d’huile de palme ou de nutrition, mais pour évoquer le «double standard pour la qualité des denrées alimentaires». Les représentants de la Hongrie et de la Slovaquie ont en effet souligné les différences de qualité existant entre des denrées alimentaires vendues dans différents pays européens.
Les deux pays s’appuient notamment sur une série d’évaluations sur 22 produits alimentaires (de tous genres) commercialisés en Slovaquie et en Autriche, sous le même nom et le même emballage. Les aliments ont subi des tests sensoriels de couleur, de consistance, d’odeur, de goût et d’apparence globale, ou encore sur des caractéristiques spécifiques comme le taux de gras, la quantité de cacao dans le chocolat ou encore la présence d’additifs. Pour près de la moitié des produits testés (10 échantillons) achetés à Bratislava, de «grosses différences affectant considérablement la qualité» ont été observées. En Hongrie, d’autres expériences ont donné des résultats similaires, sur le goût, l’apparence et la composition.
Un Nutella à deux vitesses?
Un exemple évoqué concerne le Nutella: comme le rapporte France Info, il est accusé d’être «moins crémeux» en Europe centrale. Le Coca-Cola serait «moins riche, moins complexe», et le chocolat en poudre Nesquik moins «harmonieux» et «intense». Les marques sont entre autres soupçonnées d’utiliser des ingrédients moins chers, de moins bonne qualité.
«Il faut faire quelque chose. Ce n’est pas une question d’adaptation au goût local, mais de qualité des ingrédients, qui est dégradée», a déclaré au Monde le diplomate d’un des pays concernés. Robert Fico, le Premier ministre slovaque, a quant a lui souligné que «ces pratiques sont humiliantes et créent deux catégories de citoyens dans l’Union».
La Hongrie et la Slovaquie demandent donc à la Commission Européenne de légiférer pour en finir avec ce «double standard». Pour le moment, Vera Jourova, la commissaire européenne à la consommation, a invité les États membres à lui faire remonter des informations à ce sujet, pour prendre des mesures en fonction de l’ampleur du phénomène.
Formulations changeantes
Cet exemple de différenciation des recettes industrielles est loin d’être isolé. Aux quatre coins du monde, les formulations d’un même produit ne sont pas forcément les mêmes. Cela peut être facilement visible sur l’étiquette, si un ingrédient est changé, ajouté ou retiré. Par exemple, si une même barre chocolatée contient du sucre dans un pays X, et un édulcorant artificiel dans un pays Y, cela sera inscrit dans la liste des ingrédients (enfin, sauf s’il y a fraude!).
Mais cela peut également ne pas être aussi évident à détecter: quand les industriels utilisent des ingrédients de moins bonne qualité, cela ne se voit pas sur l’étiquette. Ou quand des termes vagues sont autorisés, comme par exemple «huiles végétales», avec différentes huiles utilisées dans des proportions non précisées. Ou encore quand la quantité de chaque ingrédient n’est pas signifiée (par contre, il est obligatoire de présenter les ingrédients par ordre d’importance en terme de quantité). Reprenons l’exemple du Nutella… L’étiquette affiche:
«Sucre, huile de palme, noisettes 13%, cacao maigre 7,4%, lait écrémé en poudre 6,6%, lactosérum en poudre, émulsifiants: lécithines (soja), vanilline».
Notons bien que seule la proportion des aliments jugés plutôt positivement (noisettes, cacao maigre et lait) est précisée. Là, il serait plus difficile d’identifier directement de potentielles variations du taux de sucre et du taux de gras entre différents pays, sauf par une analyse fine des informations nutritionnelles.
Des goûts et des couleurs
Alors, pourquoi les marques changent-elles ainsi les formulations d’un même produit, en fonction des zones géographiques? D’après les industriels, qui insistent généralement dans leur communication sur la recherche d'une qualité constante, il s’agit surtout de s’adapter aux préférences locales.
Chez le groupe Coca-Cola (Fanta, Sprite, Nestea...), par exemple, le service de presse nous explique que les formulations des boissons sont adaptées en fonction des goûts qui plaisent aux consommateurs sur différents marchés (chaque marché étant constitué d'un ou plusieurs pays): dans chaque zone géographique, un centre de Recherche & Développement travaille sur les recettes, notamment grâce à des études marketing et des tests consommateurs... Une exception à la règle, selon la marque: le Coca-Cola lui-même aurait une seule et même recette dans le monde entier.
«L'adaptation d'un produit de marque à un marché relève de la liberté du producteur, et c'est même son intérêt ou son devoir fondamental dans une économie libérale»
Chez Danone, le positionnement est similaire: pour tenir compte des goûts et préférences locaux, identifiés via des études consommateurs, des variations peuvent être mises en place (textures, choix de fruits ou goût...). Plus globalement, le groupe a même créé un programme de recherche spécifique, NutriPlanet, visant à «développer des produits pertinents localement, répondant aux enjeux et s’inscrivant dans les modèles alimentaires locaux» (mais là, il peut aussi s'agir de produits existant dans un pays A et n'existant pas dans un pays B).
Approvisionnements différents
L’autre argument avancé par les grandes entreprises agroalimentaires, c’est une certaine marge de manœuvre des sites de production locaux. Comme le rapporte Politico, Florence Ranson, porte-parole du lobby industriel FoodDrinkEurope, explique ainsi que certains produits sont fabriqués dans des usines différentes, qui ont donc des processus de fabrication distincts. En 2013, l’OCDE prenait l’exemple de la pâte à tartiner de Ferrero dans un rapport sur «les chaînes de valeur mondiales»: la marque possède 8 usines réparties aux quatre coins du monde.
Et il y a des sources d’approvisionnement différentes, et donc les matières premières différentes qui peuvent modifier le produit fini. Sur le site de Nutella USA, on peut par exemple lire que la pâte à tartiner contient «du sucre issu de la betterave et/ou du sucre de canne raffiné, en fonction de la géographie de sa zone de production» (même si dans ce cas précis, il y a plutôt une standardisation dans la provenance des ingrédients: l’huile de palme vient majoritairement de Malaisie et les noisettes de Turquie).
Du côté du groupe Coca-Cola, on donne l'exemple du Fanta, qui n'aura pas la même couleur dans les pays du nord de l'Europe et en Grèce, parce que les oranges utilisées ne sont pas les mêmes... Tout en évoquant également une question réglementaire pouvant mener à la différenciation: la France a ainsi été le premier pays européen à intégrer la Stevia dans le Sprite, puisque c'était le seul pays autorisant l'utilisation de cet édulcorant naturel. Quand l'autorisation a été élargie, la Stevia a été intégrée petit à petit dans les formulations des voisins.
Légal ou illégal?
Toutes ces différenciations entre pays sont-elles légales? Norbert Olszack, responsable du Master 2 Professionnel Droit de l’agriculture et des filières agroalimentaires à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, nous écrit par e-mail que globalement, «l'adaptation d'un produit de marque à un marché relève de la liberté du producteur, et c'est même son intérêt ou son devoir fondamental dans une économie libérale (tant qu'il respecte les normes sanitaires)». Et tant que la liste d’ingrédients est bien complète et affichée sur l’étiquette...
Quid du contexte particulier européen? D’après Politico, obliger les marques à proposer, sous un même nom de produit, exactement la même formulation dans tous les pays de l’Union européenne nécessiterait de réviser la législation de l’alimentation… «Une perspective appréciée ni par l’industrie alimentaire, ni par la Commission européenne». Et un fonctionnaire de la Commission explique la règle actuelle:
«Tant que les produits sont conformes aux exigences légales de l’UE, et ne trompent pas les consommateurs sur leurs principales caractéristiques, aucune législation n’empêche les entreprises de différencier leurs produits selon les marchés, en fonction du goût, des préférences ou du pouvoir d’achat des consommateurs.»
Donc, pour le moment, l’Union européenne n’exige pas du tout qu’un nom de produit soit lié à une recette précise sur tout le territoire européen.
Yaourts trop sucrés
À l’intérieur même du marché français, est-ce cette différenciation est aujourd'hui en théorie autorisée? Est-ce qu'une entreprise pourrait légalement vendre le même produit (même nom, même emballage) avec un taux de sucre plus important à Bordeaux qu'à Lille (en précisant ceci dans les infos nutritionnelles)? Est-ce que, pour une même marque de biscuit, un industriel pourrait utiliser du beurre en Bretagne et de l'huile d'olive en Provence-Alpes-Côte d'Azur (en indiquant ce paramètre dans la liste d'ingrédients)?
« Le fameux goût sucré des ultramarins, c’est un argument des professionnels. On nous a très certainement conditionnés à aimer sucré, et dès le plus jeune âge»
Il n'y a a priori pas vraiment d'exemples en ce sens en France, peut-être parce que ce serait bien compliqué pour les fabricants. En tous cas, pour le professeur Norbert Olszac, «il ne pourrait y avoir un problème que si le fabricant développe une communication nationale sur une qualité spécifique d'un produit et que celle-ci ne se retrouve pas ensuite dans une région ou une autre. On serait dans une hypothèse de tromperie ou de concurrence déloyale».
Il y a quelques années, un exemple a cependant conduit le Parlement à légiférer, car la différenciation posait surtout un gros problème de santé publique. En 2011, André Atallah, médecin exerçant en Guadeloupe, avait démontré d’importantes différences dans les taux de sucre de produits de consommation courante, comme les yaourts ou les sodas, entre les collectivités d’outre-mer et la métropole.
Un petit exemple cité par Libération: un Fanta orange distribué aux Antilles contient alors 42% de plus de sucre que le même soda vendu à Lyon ou à Marseille. La députée PS de Guadeloupe Hélène Vainqueur-Christophe déclarait qu’«aucune justification objective n’est donnée par les industriels. […] Le fameux goût sucré des ultramarins, c’est un argument des professionnels. […] On nous a très certainement conditionnés à aimer sucré, et dès le plus jeune âge.»
Garantir la qualité de l'offre
Quant aux industriels, ils avançaient une explication, uniquement pour les yaourts: comme il n’y pas de grosse production laitière, les fabricants importent du lait en poudre, plus riche en lactose et donc en sucre… Le Parlement avait alors voté une loi pour interdire la différence de teneur en sucres ajoutés entre les produits vendus outre-mer et en métropole. L’objectif affiché de cette loi «visant à garantir la qualité de l’offre alimentaire en outre-mer», finalement adoptée en 2013? En finir avec cette inégalité entre consommateurs, avec une finalité de santé publique.
Car s'adapter aux goûts des consommateurs, c'est très bien, quand c'est fait avec transparence et avec la même exigence partout. Mais le problème, c'est quand cela amène à proposer des aberrations nutritionelles, ou des produits de moins bonne qualité à certains consommateurs. Et c'est ce que dénoncent la Hongrie et la Slovaquie, suivis par d'autres pays d'Europe Centrale. Marian Jurecka, ministre tchèque de l'Agriculture, a déclaré que les consommateurs en avaient marre d'être des «poubelles européennes».