Depuis un peu plus de quinze ans maintenant, la télévision française a fait des progrès indéniables puisque notre société multiculturelle s'y trouve mieux représentée. Effectivement, nos écrans sont à présent plus bigarrés et peuvent s'enorgueillir de faire intervenir à l'antenne des journalistes, des présentateurs, des comédiens, des invités, des candidats de jeux ou de divertissement de toutes les couleurs et de toutes les origines.
Cependant, la bataille est loin d'être gagnée et il ne faut pas perdre de vue que sur les questions d'égalité, jamais on ne doit baisser la garde. Les mécanismes de domination et de reproduction des élites sont si puissants qu'il faut toujours veiller à les contenir et les combattre car ils cherchent sans cesse à reprendre leurs droits par tous les moyens. De surcroît, il ne faut jamais se contenter de l'à-peu-près ou de petites victoires mais toujours viser plus haut et tendre vers un objectif de véritable justice sociale.
Aujourd'hui, en y regardant de plus près, on constate que l'action des diffuseurs a tendance à s'engouffrer dans le travers du «marketing de la diversité», qui consiste à mettre en place des «mesures paillettes», des effets de soupoudrage, d'une part pour calmer les esprits échauffés des associations de minorités, d'autre part pour se déculpabiliser et surtout pour ne pas être accusé de ne rien faire. Mais le cœur n'y est pas. Par des slogans comme «Bien différents, bien ensemble», «[la télévision] nous ressemble, [...] nous rassemble», «tous de la même couleur», scandés dans des spots promotionnels ou sur des encarts publicitaires, on cherche à afficher l'image factice d'une télévision heureuse, ouverte et mélangée, telle une publicité United Colors of Benetton. S'aditionnent au fur et à mesure des années les petits symboles (comme la Charte de la diversité ou le Label diversité), les observatoires et les commissions de toutes sortes, les multiples rapports qui glosent page après page sur les soit-disant incroyables actions faites, frisant toujours un peu l'autosatisfaction. Au fond, on s'agite, on brasse du vent, on fait croire, on berne.
Certes, les symboles sont importants, mais pas que.
Dans ce tourbillon de mesurettes aussi réconfortantes qu'illusoires, on oublie de s'interroger alors sur l'essentiel: ces mesures sont-elles vraiment efficaces? Les chaînes connaissent-elles quelques contraintes que ce soit si elles manquent à leurs obligations? Y a- t-il des objectifs précis à atteindre? Sommes-nous dans des politiques structurées et normées? Le spectateur issu des minorités se sent-il toujours représenté, pris au sérieux, considéré?
Il faut donc aller plus loin, taper plus haut, monter d'un cran dans les politiques de correction des inégalités ethno-raciales.
Une action vraiment concrète, cette fois, pourrait faire penser que l'on est pour du changement dans les médias: imposons aux chaînes, et pourquoi pas à l'ensemble des entreprises médiatiques, radio et presse écrite comprises, un objectif chiffré de professionnels issus des minorités aux postes décisionnaires, sur un temps donné. La BBC a mis ce type de politique en place dans les années 1990, ce qui a eu ses effets. La chaîne publique anglaise s'est donnée dix ans pour que 8% au moins de ses effectifs soient issus des minorités ethniques. En fin de décennie, elle avoisinait les 6%. Puis elle s'est fixée 12%, avec au moins 4% dans des postes de dirigeants. L'objectif chiffré semble plus souple qu'un simple quota car il peut être aussi dépassé, il n'enferme pas dans la rigidité du nombre précis mais insuffle plutôt une dynamique, encourageant l'action. À la fin de l'échéance, on fait le point. En fonction de l'objectif atteint, on s'interroge, on réajuste, on alerte, on rappelle à l'ordre et, pourquoi pas, on innove.
Et pour stimuler un peu plus les chaînes et les médias de façon globale, pourquoi ne pas imaginer, à chaque début de saison, un nouvel outil produit par le CSA, qui ferait un état des lieux des postes de décisionnaires pour y connaître notamment le nombre de minorités ethnoraciales. Les critères s'élargiraient ensuite et on l'on pourrait alors s'interroger, par ailleurs, sur le nombre de femmes. On l'appellerait le «baromètre des dirigeants médiatiques».
Attaquons-nous maintenant aux lieux de pouvoir pour que ce ne soient plus toujours les mêmes qui nous dirigent. Cessons ce jeu incessant des chaises musicales dans lequel les mêmes se repassent les sièges confortables, d'année en année, de génération en génération, comme une caste imprenable. Ouvrons les portes en grand pour sortir de l'entre-soi médiatique et de la reproduction sociale aux postes de décision. Par ricochet, un nouveau souffle se fera sans aucun doute sentir sur nos écrans.