Le Vatican ressemble à un bateau ivre. La levée des excommunications de quatre évêques intégristes, les propos négationnistes tenus par l'un d'entre eux, Richard Williamson, ont non seulement suscité des réactions d'une violence rare au sein de l'Eglise catholique et dans la plupart des capitales politiques. Ils ont aussi atterré le monde juif et révélé, outre une fébrilité rare à ce niveau de l'Eglise, des divisions et des erreurs graves de communication et de gouvernement.
Benoît XVI paraît accablé, isolé au sein de la Curie. Ses talents de théologien et d'enseignant ne sont pas contestés. Son retour à un exercice plus modeste de la papauté (moins de voyages à grand spectacle) ravit ceux que la théâtralisation de l'action politique de Jean Paul II agaçait. Mais il est décrié pour son absence de sens politique, sa faible capacité à faire face à une tempête, à anticiper sur le retentissement d'une déclaration ou d'une décision.
Déjà, ces faiblesses avaient été éclatantes dans son discours de Ratisbonne, en septembre 2006 quand, en exergue d'un discours philosophique sur les rapports de la foi et de la raison, il s'en était pris à la tentation de la violence dans l'islam. Des excuses avaient été exigées du monde musulman et il avait obtempéré. En mai 2007, il récidivait à Aparecida au Brésil, créant une nouvelle polémique avec ce contre-sens historique: «L'évangélisation de l'Amérique n'a comporté, à aucun moment, une aliénation des cultures précolombiennes».
Lui seul a pris la décision, au nom de sa mission de «pasteur universel», de faire acte de bienveillance envers les «brebis égarées» de la Tradition. Ce geste n'a pas surpris ceux qui connaissent son goût pour les liturgies à l'ancienne, venues de ce catholicisme bavarois et baroque qui le forma. Ni ceux qui se souviennent que, comme préfet de la doctrine à Rome, il avait déjà tenté l'impossible, en 1988, pour ramener à la raison les «lefévristes» (disciples de Mgr Lefebvre, évêque français dissident du dernier concile) et éviter le schisme. Sans doute ruminait-il depuis son échec, mais, pour les rallier, fallait-il leur faire une telle concession? La crise vient de montrer qu'il n'a exigé des évêques excommuniés aucune contrepartie en échange de leur réhabilitation. D'où les accusations, qui pleuvent, de naïveté, de faiblesse, de complaisance avec les milieux catholiques les plus réactionnaires.
La débâcle est double. Primo, le pape n'a pas obtenu la trêve espérée dans la guerre de tranchée, menée depuis quarante ans, contre la «Rome moderne» par les intégristes, pourtant sommés de «reconnaître le magistère et l'autorité du pape et du concile Vatican II». Les évêques réhabilités n'ont pas cédé un pouce de terrain à leur opposition aux acquis de Vatican II (1962-1965), pourtant jugés par Benoît XVI comme étant non-négociables: la reconnaissance de la liberté de religion pour tout homme; le dialogue œcuménique avec les autres confessions chrétiennes; le dialogue avec l'islam, le judaïsme, le bouddhisme. Ils rejettent, avec la même violence, le dernier concile dont «les fruits ont été de vider les séminaires, les noviciats et les églises», tranchait encore, le 25 février, Mgr Bernard Fellay, supérieur de la Fraternité intégriste Saint-Pie-X, au journal suisse Le nouvelliste. Et rien n'autorise à penser qu'il s'agit d'une posture tactique avant négociation.
Secundo, Benoît XVI n'a pas davantage obtenu la rétractation «publique et sans équivoque» exigée de l'évêque négationniste Williamson. Expulsé d'Argentine où il avait quelques ouailles, celui-ci a remis, le 24 février, à une simple agence de presse du Vatican - et non au pape lui-même - une demande de pardon, dans laquelle il ne revient même pas sur sa négation de l'existence des chambres à gaz. Il prend acte seulement que ses «remarques» à la télévision suédoise ont été «imprudentes» et ont créé au pape «des problèmes». S'agissant d'une infraction qui ne relève pas du dogme ou de la discipline ecclésiastique, le droit canon ne permet pas au pape de revenir sur la récente levée de son excommunication. A moins que Benoît XVI ne décide de faire un article de foi du respect de la mémoire des six millions de juifs exterminés par les nazis.
Toutes les rumeurs qui courent à Rome témoignent d'une incroyable succession de faux pas et d'un vide sidéral au sommet de l'Eglise. On murmure que c'est un prélat du Vatican qui, par désaccord avec la décision du pape, aurait fait sortir le 21 janvier, veille de la réhabilitation de Williamson, l'entretien que le négationniste avait enregistré, trois mois plus tôt, à la télévision suédoise. Deux hommes ont aussi joué un rôle de boutefeu: le cardinal colombien Castrillon-Hoyos, responsable de la commission en charge de la réintégration des traditionalistes, qui ne pouvait ignorer - à moins de complaisance coupable ou d'une incompétence rare -, la biographie et les positions antisémites de Williamson. Castrillon-Hoyos devrait être sanctionné et remplacé par le cardinal français Jean-Pierre Ricard qui, lui, a su, avec talent, gérer le casse-tête intégriste dans son diocèse de Bordeaux.
L'autre coupable désigné est le cardinal Giovanni-Battista Ré, préfet de la congrégation des évêques, signataire du décret du 24 janvier réhabilitant les quatre prélats intégristes. Homme intelligent, proche de Jean Paul II dont il fut longtemps le substitut (ministre de l'intérieur, numéro trois de la Curie), il n'aurait rien fait pour décourager le pape de prendre une décision aussi catastrophique. Rien fait pour la communication et la bonne réception de ce décret, distribué sans explication, ni mode d'emploi à la salle de presse du Vatican, alors même que des fuites de presse l'avaient précédé et que la tempête commençait de gronder.
De même, aura t-il fallu quatre jours, en marge d'un colloque privé où il était invité, pour que le cardinal secrétaire d'Etat Tarcisio Bertone, intime du pape et numéro deux de l'Eglise catholique, intervienne dans la polémique devenue mondiale. Homme dynamique et à poigne, omniprésent à Rome, celui qu'on appelle le «vice-pape» n'y a pas que des amis. Son tort serait qu'il n'est pas sorti du sérail de la Curie dont il est le patron, une Curie où la mort de Jean Paul II a éloigné le «clan polonais» et qui se trouve, de nouveau, en proie à des luttes sourdes entre clans italiens.
Dès son élection en avril 2005, Benoît XVI, 81 ans, avait marqué son intention de réformer la Curie. Mais il y a renoncé, se heurtant aux pesanteurs d'un système replié sur lui-même, arc-bouté sur ses méthodes, ses certitudes, ses rivalités. «Le dévouement personnel du cardinal Bertone à Benoît XVI ne fait aucun doute. Mais il n'en est pas de même pour les autres responsables de la Curie, qui continuent à avoir les mains libres», commente l'un des meilleurs «vaticanistes» italiens, Sandro Magister. Ajoutant cruellement: «Peut-être certains d'entre eux s'opposent-ils consciemment à ce pontificat. Ce qui est sûr, c'est qu'en majorité, ils ne comprennent tout simplement pas qu'ils ne sont pas à la hauteur ».
L'ombre tutélaire de Jean Paul II (1978-2005) s'est effacée et tout indique que son successeur entend ramener l'exercice de sa fonction à ce qui est, pour lui, l'essentiel: la spiritualité, l'intériorité, l'enseignement de la foi. Aussi gouverne t-il sans vraie stratégie politique ou de communication, veillant d'abord à l'unité et enseignant la foi, comme le montrent ses «catéchèses» de théologien très courues chaque mercredi sur la place Saint-Pierre. Mais le pape, chef spirituel de plus d'un milliard de catholiques, a aussi un rôle politique mondial à jouer et ses priorités ne devraient pas le dispenser de s'entourer d'un personnel moins déficient.
Henri Tincq