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Akademgorodok, la cité où se forment les soldats de la cyberguerre de Poutine

Temps de lecture : 6 min

Dans cette commune laboratoire de Sibérie, des centaines de hackers sont prêts à défendre le régime.

Akademgorodok vue du ciel | via Wikimedia CC License by
Akademgorodok vue du ciel | via Wikimedia CC License by

Quitte à partir, autant le faire sur un coup d’éclat. C’est en tout cas ce qu’a choisi de faire Barack Obama, quelques semaines avant de remettre les clés de la Maison-Blanche au nouveau locataire (Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom). Parmi son baroud d’honneur, il a notamment pris une série de mesures contre la Russie, accusée d’avoir piraté l’élection présidentielle américaine, mesures qui font s’interroger les journalistes internationaux sur la possibilité d’une future cyberguerre froide: une guerre larvée entre grandes puissances, à coups d’attaques DDoS et de virus informatiques pour déstabiliser les États.

En France, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian a annoncé fin décembre la formation de 2.600 «combattants numériques» d’ici 2019 pour ne pas être trop largués dans cette nouvelle diplomatie digitale. En Russie, ces cybersoldats sont déjà prêts. Il y a les hackers clandestins (avec 1.000 criminels recensés, la Russie est le troisième pourvoyeur de cyberattaques au monde derrière la Chine et le Brésil), dont une partie se fait recruter par le gouvernement. Mais il y a aussi les programmateurs d’Akademgorodok. Une cité scientifique perdue entre les étendues de bouleaux et de pins des forêts de Sibérie.

Fondée il y a plus de soixante ans, à plus de 3.000 km de Moscou et de son gouvernement, cette ville isolée, intégralement tournée vers la science, emploie encore aujourd’hui 100.000 personnes autour d’une quarantaine d’instituts de recherche, malgré des hivers de six mois et une température extérieure descendant régulièrement sous les -40°C. Ne vous fiez pas à son nom de héros Pokémon: avant de devenir un vivier pour la cyberguerre russe, Akademgorodok a été une authentique utopie soviétique.

Utopie glacée

Nous sommes en 1957. Staline est mort quelques années plus tôt et l’URSS, dirigée par Khrouchtchev s’est lancée dans une coexistence pacifique de façade avec l’Occident et les États-Unis. Bref, c’est la Guerre froide. C’est dans ce contexte que le mathématicien et académicien russe Mikhaïl Alekseïevitch Lavrentiev propose au gouvernement de construire de toutes pièces une ville entièrement dédiée à la science et notamment à la physique nucléaire (très en vogue à cette époque). L’objectif est double: préserver les chercheurs en cas de bombe atomique sur Moscou et surtout créer un cocon scientifique fertile dans la lointaine Sibérie.

Pour l’Américain Paul R. Josephson, grand spécialiste d’Akademgorodok et auteur du livre de référence New Atlantis Revisited: Akademgorodok, the Siberian City of Science, la construction de cette ville est dès le début guidée par un rêve d’utopie:

«Lavrentiev pensait qu’on pouvait résoudre les problèmes du monde en isolant les scientifiques de la pression politique, sociale et financière. Il avait sûrement aussi lu La Nouvelle Atlantide

Cette utopie décrite par le philosophe Francis Bacon en 1624, qui a par la suite inspiré la franc-maçonnerie et la Royal Society, imaginait une micro-société savante tellement coupée du reste du monde qu’elle pouvait choisir de révéler ou non ses découvertes à l’État.

Dans les rues d’Akademgorodok, il n’y aura donc ni Staline, ni Lénine, ni Parti communiste, rien qui puisse rattacher la cité scientifique à une quelconque mainmise de l’État. Dès le début du chantier de cet énorme projet, les lieux prennent comme nom «la rue des Fleurs», «le boulevard des Loisirs» ou plus logiquement «l’avenue de Lavrentiev», entrée depuis dans le livre Guinness des records comme la rue la plus intelligente du monde puisque vingt instituts scientifiques y sont concentrés sur seulement 2,5 km.

Autour, la nature est omniprésente et c’est toute une série de petits chemins de forêt qui conduisent d’un institut à l’autre. «On a vraiment l’impression d’être hors du monde. Par exemple, quand je n’arrive pas à avancer dans mes raisonnements, je vais
faire du ski de fond ou une balade entre les arbres»,
explique Constance Weill, jeune Française partie étudier là-bas à la faculté d’économie. Une qualité de vie et une autonomie qui vont rapidement séduire les chercheurs russes et remplir les wagons
du Transsibérien direction Akademgorodok.

La cité défiance

«La première fois que je suis arrivé à Akademgorodok à la fin des années 1980, je suis aussitôt tombé amoureux de cette ville. C’était vraiment comme une oasis au milieu de l’Union soviétique. Tu es en plein milieu de la Sibérie et tout en faisant la queue au magasin, tu discutes avec des chimistes, des biologistes ou des mathématiciens», raconte aujourd’hui Paul R. Josephson.

Un effet de microcosme qui a très tôt amené la ville à s’autoriser bien des choses vis-à-vis du régime soviétique. En mars 1968, Akademgorodok organise le Festival des Bardes réunissant chanteurs et poètes dissidents, dont le célèbre Alexandr Galich qui donne alors l’unique concert public de sa carrière en URSS. Certains livres interdits comme Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov circulent librement. Outre la physique nucléaire –en 1961, c’est là que se construit l’un des premiers accélérateurs de particules au monde–, les mathématiques ou la chimie, les chercheurs osent étudier la génétique, longtemps diabolisée sous Staline, ou développent des projets en biologie (la ville a réussi à apprivoiser les renards sauvages de la région qui sont depuis devenus un symbole d’Akademgorodok).

C’est à cette époque, à tout juste 19 ans, que la Française Michèle Debrenne décide de s’installer définitivement dans cette cité pour y enseigner la linguistique:

«Les gens qui sont partis là-bas avaient envie de faire quelque chose de nouveau aussi bien sur le plan sociétal que sur le plan scientifique. Dans les années 1960-70, les gens à Akademgorodok organisaient des événements sans rien demander à Moscou. Ils montaient des associations, signaient des pétitions contre l’intervention russe en Tchécoslovaquie, etc. Le gouvernement n’a jamais cherché à serrer la vis à ce niveau-là. Je pense qu’il se fichait pas mal de ce qui se passait en Sibérie.»

Pourtant, la crise économique des années 1980 et le début de la perestroïka finissent par peser sur l’atmosphère libertaire de la ville. Alors que l’URSS peine de plus en plus à financer les projets scientifiques, les chercheurs commencent à s’exiler à l’étranger, même si des panneaux dressés dans la ville annoncent que la fuite des cerveaux est interdite. Surtout, le 26 décembre 1991, l’URSS vole en éclats.

«C’était quelque chose de très tragique, même à Akademgorodok. Il y a des gens qui croyaient dur comme fer à l’idéal avec lequel ils avaient construit le pays, se souvient Michèle Debrenne. Après l’explosion de l’Union soviétique, les gens ne pouvaient plus continuer leurs recherches car il n’y avait plus d’électricité dans les labos ni de produits pour les expériences de chimie.»

Silicon Taïga

À partir de 2006, cette utopie inachevée et déclinante est remplacée par une autre: celle d’internet. Le gouvernement russe choisit Akademgorodok pour construire un immense technopark intégralement tourné vers le business web et les nanotechnologies. Baptisé Academpark, ce centre est aujourd’hui devenu le bureau de plus de 200 entreprises privées, dont la moitié est spécialisée en informatique, et vient même de donner naissance à sa première licorne (une start-up valorisée à plus d’un milliard de dollars): OCSiAl, qui a inventé des nanotubes de carbone à paroi unique, extrêmement demandés dans la fabrication des nanotechnologies. Évidemment, certains chercheurs restent parfois un peu sceptiques en voyant leur vieille utopie scientifique se transformer progressivement en ce qu’on nomme de plus en plus souvent la «Silicon Taiga».

«Il y a des jaloux car les diplômés de l’université promis à un brillant avenir scientifique choisissent maintenant le business, et pas la science», explique Anastasia Zirka, chargée des relations publiques d’Academpark.

Conséquence directe, comme le rappelle l’étudiante Constance Weill, «maintenant, la moitié des habitants de la ville sont des programmeurs». Rien d’étonnant donc à ce que les chasseurs de têtes de Moscou, pourtant parmi les plus grands censeurs d’internet, viennent régulièrement piocher en Sibérie leurs futurs cybersoldats, pour leur faire intégrer les services de cyberdéfense russes (dont le FSB, ex-KGB).

«Dès que vous avez une telle concentration de jeunes gens qui aiment jouer avec le code informatique, il y a des hackers, explique Paul R. Josephson. Et avec l’université d’un côté et les start-up d’Academpark de l’autre, il y aura toujours ce genre de choses ici. Les bons hackers sont comme des mathématiciens.»

Mais certains de ces hackers font aussi cavalier seul, avec le même niveau d’excellence. C’est ainsi qu’en 2011, Yevgeniy Anikin, un jeune Russe de 27 ans travaillant comme manager des ventes pour une entreprise de e-commerce, était arrêté à Novossibirsk (dont dépend administrativement Akademgorodok) pour avoir volé 9 millions de dollars au service de paiement WorldPay de la Royal Bank of Scotland. Considéré à l’époque comme
l’une des attaques les plus sophistiquées du genre, le coup d’éclat de celui qu’on surnommait alors Hacker 3 ne lui avait finalement valu qu’une timide peine de prison avec sursis après son jugement en Sibérie.

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