Culture

Pourquoi Jarmusch rend la critique hystérique

Temps de lecture : 8 min

Jim Jarmusch incarne à merveille le cinéaste indépendant adulé par les spécialistes. Son dernier film est un peu ennuyeux et on aurait pu en rester là. C’est mal connaître la critique…

Résumé. Un mystérieux tueur (Isaach de Bankolé) se promène à travers l'Espagne et s'installe à des terrasses pour y commander systématiquement deux tasses de café. Il rencontre des personnages tout aussi mystérieux, avec qui il aura des conversations loufoques et décousues autour de l'art, de la science, de la musique... Des boîtes d'allumettes contenant des papiers remplis d'indications incompréhensibles (pour le public) sont ensuite échangées. Son périple solitaire le mènera jusqu'à sa cible (Bill Murray) , dont il triomphera.

Petite revue des propos les plus délirants du maître et de ses exégètes

Réalisateur des films cultes Ghost Dog, Dead Man ou Mystery Train, apprécié pour ses B.O. souvent inspirées, Jim Jarmusch vient de sévir à nouveau avec The Limits of Control (qui, du point de vue musical en tout cas, ne réserve que de bonnes surprises). Une œuvre lente, répétitive, contemplative, pratiquement sans dialogue, onirique et totalement incompréhensible. Sur le site des Inrockuptibles les titres des commentaires des internautes (pourtant de sérieux cinéphiles) donnent une idée de ce qu'a pu en penser le public : «Une nullité affligeante», «Non mais sérieux», «L'ennui, j'adore pas...», «Les limites de l'ennui (dépassées)», «Foutage de gueule!», «Les limites de l'insupportable »... Quant à la critique, elle est — à de rares exceptions près — aux anges, ravie d'assister à l'aboutissement conceptuel d'un réalisateur qui oscille «entre maniérisme auto-référentiel et tentative d'épure frôlant l'abstraction» (Fluctuat)!

L'amour presque inconditionnel que porte la critique à Jarmusch est tout sauf mystérieux. Est-ce parce que déjà sa maman écrivait des critiques ciné? Pas seulement. Il est devenu avec le temps une valeur sûre du cinéma intello, une sorte de «bon client» médiatique au rayon underground sans compromis. Petite revue des propos les plus délirants du maître et de ses exégètes. (En usant de la technique pleine de mauvaise foi des citations sorties de leur contexte).

Jarmusch maîtrise à la perfection le clin d'œil culturel et l'art du name-dropping

Pas de critique élogieuse ni de considération de la presse spécialisée sans référence à la haute culture. Or Jim Jarmusch sait placer LA bonne référence qui va émoustiller le critique.

The Limits of Control est le titre d'un essai de Burroughs et le film s'ouvre sur un vers de Rimbaud. Son héros écoute du Schubert et se rend à trois reprises au musée Reina Sofia à Madrid pour admirer quelques peintres modernes et contemporains. Et même si leurs dialogues n'ont ni queue ni tête, ses personnages parviennent à citer Soupçons d'Alfred Hitchcock, La Bohème de Puccini ou La dame de Shangai d'Orson Welles entre deux tasses de café...

Professionnel de l'insertion de clin d'œil culturel, le réalisateur peut aussi passer à la demande en mode rafale de name-dropping. Dans Les Inrocks du 2 décembre il parvient à placer dans une interview de quatre pages Melville, Samuel Fuller, Béla Bartòk , Lester Young, Van Gogh, William Blake, une série de groupes de rock (Boris, Black Angels, Thee Oh Sees, les Rolling Stones, les Kinks, les Animals), Keith Richards, Neil Young, Michel Cassé (un physicien nucléaire spécialiste de Rimbaud, rien que ça), Don DeLillo, Paul Auster, Joe Strummer, les westerns-spaghettis, Nicholas Ray, L'Oulipo, Brian Eno, Antonioni, Tarkovski, Rivette et même les pythagoriciens (au cas où la liste précédente paraîtrait un peu convenue).

La modestie de ses références est toujours appréciée: «Jim Jarmusch dit que son film c'est Le Samouraï de Jean-Pierre Melville revu et corrigé par Marguerite Duras » (Œil pour œil #62, Le Fil Cinéma sur Télérama.fr). L'invocation de toutes ces références intellos finit par agir sur la critique qui reprend les termes du maître pour évoquer son œuvre. Ainsi on ne dira pas d'un Jarmusch qu'il est lent. Plutôt qu'il est rythmé, sur « un rythme un peu durassien, mais un rythme... » (c'est toujours dans Télérama).

Jim Jarmusch est aussi un grand amateur de rock, à ce titre totalement en phase avec les références esthétiques de la critique. Parfaitement à son aise avec le vocabulaire du critique rock et ses multiples étiquettes, il enchaîne sans problème les épithètes comme «lo-fi», «garage psychédélique», «underground», «mainstream» ou «lo-tech» (le tout dans la même interview des Inrocks).

On peut raconter tout ce qu'on veut sur son film sans jamais paraître hors-sujet

Selon un mystérieux précepte dont l'origine nous échappe, toute absence de parole ou d'action dans un film mérite d'être sérieusement décortiquée. Le vide ne pouvant signifier le rien, il convient d'analyser tout ce que le réalisateur nous propose de (ne pas) regarder. Quand il radicalise ses choix au point de nous servir 116 minutes d'ennui presque insoutenable, la presse s'interroge, perplexe, sur le mode «mais que faut-il en penser???», «A-t-on affaire à un chef d'œuvre pour lequel nous serions trop cartésiens pour accéder à la porte d'entrée, ou le réalisateur de Dead Man se fout-il carrément de nous?», ose-t-on pourtant se demander sur Cinéma-France.com.

Cette fois ci, le maître a fait très fort. Il s'est tout bonnement «débarrassé de tout souci narratif» (Le Monde)! C'est vrai que le coup classique du scénario, ça fait un peu vulgaire... « Il y a longtemps qu'il ne part plus d'un scénario, mais d'éléments dispersés qu'il soumet à des lois fixes, à une discipline», décrit Libération. Le réalisateur tend volontiers la perche en faisant dire à l'un de ses personnages (incarné par Paz de la Huerta) : «No guns, no sex». Traduire: on n'est pas là pour rigoler... Et pour l'action, vous repasserez. Comme il n'y a plus d'histoire, critiquer du Jarmusch c'est un peu comme tomber sur un sujet libre au bac philo: on peut raconter à peu près tout ce qu'on veut, pourvu qu'on ait l'air convaincu...

En parsemant son film de déclarations métaphysiques qui semblent sorties de nulle part («La réalité est arbitraire», «Rien n'est vrai», «Tout est subjectif », «La vie ne vaut rien»), le réalisateur crée une petite provocation supplémentaire dont la conséquence directe est de déchaîner les pulsions analytiques de la critique. Enthousiaste, elle part à la chasse aux significations cachées, en restant vigilante puisque le sens peut surgir à chaque instant, au détour du moindre plan: «chaque chose du monde (deux ouvriers qui déplacent une baignoire, un hélicoptère qui survole une place...) devient soupçonnable de signifier quelque chose» (Les Inrocks).

Le maître Jarmusch ne titre pas bêtement un film. Jusque dans ce choix ultime il pense, procède à une sorte de mise en abyme de son propre travail... Pour Les Inrocks, «son titre, The Limits of Control, (...) dit sa méfiance vis-à-vis de la recherche de la perfection».

Pour France Culture aussi (Tout Arrive du 2 décembre) cette explication s'impose: «Isaach de Bankolé incarne le passage (...), c'est ce contrepoint entre l'homme du passage (...) et Bill Murray qui va incarner le point d'inertie absolu et cette espèce de rencontre, c'est une manière de vouloir détruire le contrôle, c'est aussi une manière de sortir du rêve pour le vivre, et je crois que c'est ça le cinéma...»

Troisième et dernier exemple qui montre que l'incontrôlabilité est décidément le concept qu'il fallait tirer du film: «Œuvre-palimpseste (sic), miroir brisé où se reflète le monde moderne, cette énigme filmée emprunte un itinéraire nomade où nous guide son auteur, plus incontrôlable que jamais». (Trois Couleurs, blog cinéma des salles MK2).

La subtile pensée jarmuschienne finit par s'infiltrer sournoisement dans la tête du critique. Ainsi, plutôt que de qualifier le film d'ennuyeux, on s'en tiendra à une réserve un peu cryptée en affirmant que « le film théorise un peu l'ennui qu'il génère» (Télérama - Le Fil Cinéma) ! C'est tout de même plus élégant. Chez Première, en revanche, on évitera les périphrases : « The Limits of Control n'atteint pas les limites de l'ennui. Il les dépasse » ! Le magazine Les Cahiers du Cinéma, référence des cinéphiles, n'est pas non plus dupe, lâchant : l' «errance métaphysique (...) ne trahit qu'une vacance de scénario...» (numéro de décembre 2009).

C'est un bon client qui représente le cinéma d'auteur vertueux contre la mauvaise production commerciale

Mais même quand il ennuie, Jarmusch séduit. Selon le code moral de la critique, la production à gros budget est un pacte avec le diable dont le vrai réalisateur (l'artiste) sait se préserver. Bref, le génie est nécessairement maudit, en guerre éternelle contre le «système». Et dans ce registre, Jarmusch est toujours un bon client.

Sur le site de Télérama, il déclarait en octobre: «Il y a eu un malentendu à l'époque de Broken Flowers [Grand Prix du jury, Cannes 2005]. J'ai réalisé une comédie qui a obtenu un certain succès et j'ai entendu dire : "Jarmusch tourne enfin un film commercial." Certains ont même pensé qu'il y avait un peu de calcul de ma part. Cela m'a profondément agacé. Je n'ai pas enrôlé Sharon Stone parce qu'elle est une star, mais parce que j'en ressentais fortement le désir. » Nous voilà rassurés !

Le maître de l'underground n'est jamais avare de critique sur le cinéma « commercial » et l'évidente médiocrité qui résulte de sa soumission au marché, voire au public...

«Je refuse qu'un cadre qui sait comment faire tourner une usine de sous-vêtements, me dise comment monter mon damné film» (Ecran Noir.fr).

Une petite mythologie du héros solitaire et vertueux repoussant les assauts de l'industrie qui rêve de corrompre la pureté de son génie. Le genre de storytelling — pour employer un terme à la mode - de l'indépendance artistique qui ravit les critiques : «Il faut donc voir The Limits of Control comme un bras d'honneur poli, une nouvelle déclaration d'indépendance... » (Télérama du 2 décembre). Déclaration d'indépendance de cet «éternel outsider chic du cinéma depuis Stranger Than Paradise, au début des années 80 » (Libération). Même constat chez 20 Minutes : « The Limits of Control fait un pied de nez magistral aux films hollywoodiens trop explicatifs. Plus qu'un exercice de style, c'est un acte de résistance contre un cinéma trop formaté. "Je suis un vrai indépendant", conclut Jarmusch».

Brazil, le magazine du «cinéma sans concessions» sera moins séduit par cette pose jarmuschienne, le réalisateur s'y révélant «fidèle à ce qu'il est: l'éternel étudiant doué qui ne fait rien comme les autres, le petit génie de la fac de ciné qui n'en finit pas de fignoler son film de fin d'études » (numéro de décembre 2009). Et pourtant le même magazine lui consacre sa une. C'est tout de même de Jarmusch que l'on parle!

Ultime élégance du New-yorkais underground chouchouté à Cannes (Caméra d'or en 1984 pour Stranger than Paradise et Grand Prix du jury en 2005 avec Broken Flowers), il rappelle toujours que son œuvre est trop complexe pour le public américain. La critique adore! «Si Cannes en a fait un de ses favoris, les Américains n'ont jamais accroché à ce caractériel méfiant des médias, à cet artiste cultivé » (Ecran Noir.fr). Bref, pour la critique, Jarmusch c'est un peu l'Américain qu'on a le droit d'aimer. Dans Télérama, le réalisateur prévient : «Le film ne plaira pas à certains. Il est lent, il repose sur des variations purement musicales. D'ailleurs, il n'a absolument pas marché en Amérique.» Vous pouvez donc y aller sans crainte! Bon courage quand même.

Jean-Laurent Cassely

Image de Une : Jim Jarmusch au festival de San Sebastian, Vincent West/Reuters

Newsletters

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

Le film de Laura Mora accompagne avec vigueur et inventivité le voyage de jeunes gens lancés dans une quête vitale qui leur fait traverser leur pays, la Colombie marquée par la violence et la misère.

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Le pire mode de voyage dans le temps –et surtout le plus con.

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

Grâce au montage d'éléments très variés, le documentaire de Steffi Niederzoll devient récit à suspens doublé d'un bouleversant réquisitoire contre un État répressif et misogyne.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio