Malgré des progrès constants dans la mise en place des lois qui prohibent et pénalisent les pratiques de discrimination, on observe peu de progrès en la matière. La lutte contre les discriminations est aujourd’hui à la fois une priorité et une impasse pour les politiques publiques car les institutions de l’État ont beaucoup de mal à limiter les pratiques discriminantes. L’accompagnement des victimes proposé par les services du Défenseur des Droits et par d’autres institutions ne règle pas le problème. Pourquoi? Prenons une métaphore médicale, aujourd’hui la LCD consiste à soigner des blessés, à mettre des pansements et à administrer des sédatifs mais on n’active pas assez de leviers pour intervenir sur les causes de la maladie. Il est évident que, tant que la production de discriminations tournera à plein régime, ce qui est le cas aujourd’hui, tant que la chaîne de production ne sera pas brisée, les traitements actuels de la discrimination garderont leur caractère «palliatif». Il est urgent d’agir avec des outils adaptés et agir là où la maladie prend sa source. Par où commencer?
Le chemin passe par une action volontariste en direction des «fabricants de discrimination», en premier lieu les entreprises, car les discriminations au travail constituent le noyau dur des discriminations identifiées dans toutes les études scientifiques et tous les sondages. Attention, il ne s’agit pas de casser l’appareil productif français pour le rendre moins compétitif. D’une certaine manière, on peut penser le contraire. Il s’agit de rendre les pratiques de discrimination politiquement incorrectes, changer le climat de permissivité et de silences qui les entourent. Il s’agit d’obliger les discriminants à devenir des acteurs impliqués dans la prohibition des pratiques non par adhésion à une idéologie abstraite mais par intérêt bien compris. Pour arrêter leurs pratiques de discrimination à l’embauche, lors de gestion de carrières, les entreprises discriminantes doivent être touchées là où cela fait vraiment mal. Si l’état veut promouvoir un projet de société non-discriminante et ne pas être accusé d’interventionnisme dans le sacro saint jeu de libre concurrence, il doit mobiliser les moyens dont il dispose. A notre sens, le chemin passe par l’exclusion des entreprises discriminantes de l’accès aux marchés publics. Pour le faire, à l’instar de la liste des «pollueurs», il sera nécessaire d’établir une liste des entreprises reconnues discriminantes. Actualisée de manière régulière cette liste devrait être obligatoirement consultée, comme préalable à toute participation à des appels d’offre, marchés et signatures de contrats avec des établissements publics pour attester de la bonne conduite et du respect des règles républicaines par les entreprises concernées. L’accès au marché public doit être soumis à cette clause légale. Cette liste doit être connue de l’opinion publique, consultable par les citoyens et par tous les acteurs économiques et sociaux nationaux et au-delà.
Impossible d’élaborer cette liste sans une participation active des victimes, qui restent souvent si silencieuses. Il faut les inciter à avoir recours plus systématique aux tribunaux, notamment aux Prud’hommes pour juger les responsables des discriminations les plus flagrantes. Il est vrai que ce n’est ni simple ni facile et nécessite une plus forte assistance juridique gratuite et volontariste apportée aux victimes. Avoir un emploi est, aujourd’hui, le principal vecteur de statut social et de reconnaissance de la «qualité d’homme» ou de femme, dans une société touchée par un chômage structurel. Au-delà de la blessure subie, la discrimination au travail génère, non seulement un sentiment de disqualification sociale et personnelle, une forme d’expulsion hors de la cité, de «placardisation», mais elle active la peur d’être licencié et empêche de nombreuses personnes de porter plainte. Révéler une discrimination subie suppose souvent, une sorte de trahison de la relation de confiance avec des collaborateurs et des supérieurs, elle met l’individu qui le fait en difficulté, le fragilise, l’expose au doutes et incertitudes relatives non seulement au bien fondé de l’action mais aussi à son issue. L’existence d’un registre d’acteurs reconnus et jugés pour discrimination pourrait lever une partie de ces incertitudes, favoriser le recours à la justice et transformer la perception des personnes qui le feront, les déculpabiliser. Car, sans actions de la part des victimes, qui accomplissent un travail citoyen de dénonciation aucun progrès dans ce domaine ne peut être accompli.