En novembre 1940, en apprenant la victoire de Franklin Roosevelt sur Wendell Wilkie, Winston Churchill composa un de ses nombreux télégrammes flatteurs et importuns au président américain. Il a, dit-il à FDR, prié pour la réélection du président. «Il se prépare quelque chose dont on va se souvenir aussi longtemps que la langue anglaise sera parlée sur la planète», écrit Churchill, «et en exprimant mon soulagement que les citoyens des Etats-Unis vous aient encore fait confiance pour porter ces fardeaux, je dois avouer ma confiance dans le fait que les lumières qui nous guident vont nous mener à bon port». C'était un texte beau et brillant mais auquel Roosevelt n'a jamais répondu, une omission qui a préoccupé Churchill pendant des années.
Chacun d'entre nous, qui n'a pas reçu de réponse à une lettre écrite du fond du cœur, connaît ce sentiment: on veut être sûr que nos mots ont été compris et appréciés, et rien n'est plus frustrant à un tel moment que le silence. A la fin d'un télégramme ultérieur, Churchill demanda à Roosevelt s'il avait bien reçu le mot de félicitations, mais il n'obtint pas de réponse cette fois non plus, et l'épisode troublait tellement Churchill qu'il y pensait toujours bien après la guerre. Quand il publia le télégramme dans ses mémoires de guerre, il ajouta: «Etrangement, je n'ai jamais reçu de réponse à mon télégramme. Il se peut qu'il ait été englouti dans une masse de messages de félicitations qui ont été mis à côté pour s'occuper d'un travail urgent». Peut-être. A moins que FDR, qui fut toujours une maîtresse distante et faussement timide, essaya (avec succès, évidemment) de garder Churchill en équilibre instable.
Jusqu'à l'extinction de la langue anglaise
A travers ce petit incident, nous percevons le Churchill humain qui se cache derrière la grandeur de la légende qu'il devint par la suite. Le Churchill humain est la préoccupation centrale de Paul Johnson dans sa récente et brève biographie, Churchill, et si je soulève le «cas du télégramme laissé sans réponse», c'est qu'il contient une des plus belles phrases oubliées de Churchill: «Il se prépare quelque chose dont on va se souvenir aussi longtemps que la langue anglaise sera parlée sur la planète ». C'est effectivement un test intéressant pour juger de l'importance de tout événement: se souviendra-t-on du problème du jour - roulement de tambour - jusqu'à l'extinction de la langue? Très peu d'événements ou d'hommes peuvent passer l'épreuve de ce test, mais Winston Churchill est de ceux-là.
Et c'est ce qui, bien évidemment, rend la vie de Churchill si prometteuse mais aussi si périlleuse pour ses biographes. La promesse réside dans le fait que l'examen de sa vie réjouit ceux qui passent du temps à la contempler mais la tâche est périlleuse car comme Churchill lui-même le remarqua quand on lui parlait d'un projet de biographie à son sujet, sa vie est un sujet déjà «bien labouré».
Avant de lire le livre de Johnson, j'aurais dit que ceux qui sont amenés à écrire aujourd'hui sur Churchill sont fondamentalement obligés de faire une des deux choses suivantes: soit trouver un aspect particulier de la vie du grand homme et, comme on dit maintenant, «l'explorer verticalement» soit essayer d'avancer un argument provocateur sur le personnage. Un de mes livres, publié il y a six ans, est un exemple de cette première voie: j'ai décrit le rapport tendu entre Churchill et Roosevelt. Un livre de Pat Buchanan, The Unnecessary War, publié l'année dernière, est un exemple de la deuxième. Mais Johnson a trouvé une troisième voie, pas surprenante au demeurant.
Manuel d'initiation
Dans ses 166 pages, Johnson effectue un survol élégant de la vie de Churchill, conclu par un épilogue rempli de maximes: c'est sans doute la meilleure conversation de table sur Churchill qu'on puisse imaginer entretenir avec un interlocuteur cultivé, suivi par ce que les amateurs de PowerPoint appelleraient «les points à retenir». La proposition la plus originale du livre - écrit dans une prose vive baignée d'une intelligence et d'une urbanité constantes - est constituée des leçons de vie que Johnson tire de la légendaire carrière de son héros. C'est une biographie qui ressemble à un discours de remise de diplômes - une sorte de manuel d'initiation intellectuelle. Des exemples de cette sagesse didactique: «Agissez comme s'il était impossible d'échouer»; «Il faut réussir à faire ce qui est nécessaire»...
J'ai été déçu que Johnson, un des plus grands historiens vivants, ne nous ait pas résumé, au moins brièvement, sa vision des deux camps qui occupent le champ des études churchilliennes. Il y a les manchestériens, des historiens et des biographes qui, comme William Manchester, voient Churchill comme le sauveur de la liberté, le Dernier Lion légendaire. Puis il y a l'école charmleyite des révisionnistes pro-empire, nommée d'après John Charmley, qui croyait fondamentalement que Churchill s'était trompé en privilégiant une relation spéciale avec les Américains. Le prix de cette alliance pendant la guerre - ce que les Charmleyites appelle une servitude - fut le sacrifice de l'empire et du pouvoir britannique, en particulier quand il s'agira plus tard de conduire une politique face à l'Union Soviétique.
Un exemple à suivre
Et puis il y a Pat Buchanan, qui a fondé sa propre école, et qui pense que la politique économique de Churchill a aidé à précipiter la Deuxième Guerre Mondiale, laquelle, soutient Buchanan (sans convaincre), n'était pas nécessaire. Selon Buchanan, on aurait dû laisser les Allemands et les Soviétiques faire la guerre pour le contrôle de l'Europe centrale et de l'Est, et la Pologne ne valait pas la guerre. L'idée que Churchill a eu tort d'opposer la puissance britannique au nazisme et de lutter pour engager la puissance américaine dans ce combat, est tellement perfide d'un point de vue moral qu'on ne sait même pas par où commencer pour la réfuter. Il pourrait se contenter de dire: les Manchestériens pèchent par excès d'hommage, mais dans ce cas, l'hommage est totalement justifié. Nous vivons effectivement dans un monde meilleur et plus libre grâce à ce que Churchill a accompli en 1940 et après.
Il y a un point essentiel, clairement exprimé, et qui revient souvent dans le livre de Johnson. Oui, Churchill a pu se tromper, et terriblement (voir l'Inde et l'abdication). Mais, en même temps, sa vie est riche d'exemples à suivre sur la façon de vivre et de gouverner. «En un sens, toute sa carrière fut un exercice sur la façon dont le courage peut être démontré, renforcé, conservé, et partagé avec soin, augmenté et concentré, transmis aux autres», écrit Johnson. «Ceux qui doutent de leur courage peuvent trouver chez Churchill de la réassurance et de l'inspiration.»
Le récit fait par Johnson de la carrière tumultueuse de Churchill offre aux lecteur un hybride de Shakespeare et Dr. Phil, ce qui, peut-être, n'est pas si loin la vérité. Il y a ce vaste mouvement qui porte un petit garçon de l'époque victorienne, ignoré, jusqu'au sommet, endurant tout le long de son parcours, pour reprendre sa phrase, «des orages et des conflits», jusqu'à ce que l'homme et l'histoire se rencontrent en mai 1940. En regardant rétrospectivement son ascension, Churchill a dit, dans des mots souvent cités, qu'il avait «l'impression de ne faire qu'un avec le destin.»
Plus loin, dans le même passage de ses mémoires de guerre, il dit: «j'étais sûr de ne pas échouer.» Il était l'un des seuls à être si sûrs, et l'histoire de la manière dont il a fini par l'emporter sera racontée tant que les êtres humains lutteront à travers ce que George Eliot a appelé «les lumières sombres et les circonstance confuses» de la politique et de la vie. C'est en cela que l'histoire de Churchill - non pas sa légende, mais bien son histoire, remplie des détails de ses défaites aussi bien que de ses victoires - pourra survivre aussi longtemps que la langue sera parlée. Il aurait beaucoup aimé cette idée - au diable, FDR.
Jon Meacham
Traduit de l'anglais par Holly Pouquet
Image de une: DR