France

La présidentielle 2017, une élection liquide

Temps de lecture : 5 min

Emmanuel Macron se voit souvent reprocher par ses détracteurs d'être le candidat de la «société liquide», mais c'est le scrutin lui-même, et la politique française avec lui, qui est devenu liquide.

Emmanuel Macron en meeting à Paris, le 2 mars 2017. LIONEL BONAVENTURE / AFP.
Emmanuel Macron en meeting à Paris, le 2 mars 2017. LIONEL BONAVENTURE / AFP.

Quand il ne se réincarne pas en personnage d'un roman de cape et d'épée («Je suis comme ces combattants balafrés qui n’ont pas appris la vie dans des livres»), François Fillon se mue en professeur de sociologie. Le 9 mars, lors d'un meeting à Besançon, le candidat de droite à la présidentielle a critiqué en ces termes son principal adversaire pour l'accession au second tour:

«Je discerne dans le projet d’Emmanuel Macron le souhait d’une société d’individus et non plus de citoyens, une société plastique, une société liquide.»

Liquide, le candidat «en marche»? L'argument n'a pas attendu cette sortie de Fillon pour être dégainé. Dès octobre dernier, Édouard Chanot, chroniqueur pour le site russe Sputnik France, qualifiait Macron de «candidat de la société liquide». Fin janvier, dans L'Express, l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy Patrick Buisson en faisait «l'illustration parfaite [...] de la "société liquide" et de la marchandisation des corps».

Dans Le Figaro, la philosophe Bérénicet Levet a depuis vu en lui le candidat de la «vie liquide», tandis que le quotidien argentin Pagina 12, dans un éditorial acide, en parle comme de «l'homme liquide qui captive la France, [...] le candidat liquide, insaisissable, qui échappe aux définitions traditionnelles tout en étant formé dans les cénacles les plus solides du pays, comme l'ENA».

Il n'y a pas de hasard à cette floraison récente de l'expression: son inventeur, le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman, est mort le 9 janvier dernier à Leeds, à l'âge de 91 ans. Mal connu en France, il avait développé, depuis la fin des années 1990, l'idée d'une post-modernité «liquide» où les conditions de vie des individus (que l'on parle d'amour, de consommation, de surveillance, de terrorisme...) changent plus vite que les habitudes qu'ils prennent pour s'y adapter. D'une civilisation qui voit, face à l'implosion de cadres de pensée et d'organisation décennaux (incarnée, notamment, par la chute du Mur), la sécurité –y compris sociale– céder du terrain à la liberté, la société aux réseaux, le producteur au consommateur et la politique à la post-politique.

De Big Brother à «Big Brother»

Un portrait-robot qui ne colle pas trop mal à celui de la campagne de Macron, estime Simon Tabet, doctorant à l'université de Paris-Nanterre et auteur du livre Le Projet sociologique de Zygmunt Bauman: «Bauman aurait vu dans le fait de créer un mouvement, et pas un parti, et de mettre avant l'idée de liberté, de travail individuel et de méritocratie plutôt que d'organisation collective, une adéquation totale avec la société liquide.» Sauf que l'expression «candidat de la société liquide» doit se comprendre dans deux sens: l'ancien ministre de l'Économie, qui avait douze ans l'année de la chute du Mur, en est autant le produit que le promoteur.

«Les partis courent le risque de s'effacer au profit de groupes d'intérêts ou semi-religieux politisés, qui pourront être teintés d'un sectarisme post-moderne»

Leonidas Donskis

Et il n'est pas le seul puisque même les contempteurs de cette «société liquide» en sont des héritiers ou s'en servent comme carburant: juste après la primaire de droite, le site Le Comptoir qualifiait ironiquement Fillon de «gaulliste liquide» en raison de son tropisme thatchérien, tandis que Jacques Attali[1] a fait de Macron comme de Le Pen les candidats les mieux placés dans un «monde [...] liquide, trop liquide» et dans une présidentielle devenue liquidatrice.

Enfant de l'Est totalitaire, Zygmunt Bauman a plusieurs fois expliqué que, dans la société liquide, le Big Brother d'Orwell cédait la place au «Big Brother» de l'émission de télé-réalité, avec ses participants éliminés un à un, ses alliances de circonstance et ses rebondissements incessants. En France, cette présidentielle a donc pris des allures de jeu de survie. Valls, Juppé et Sarkozy ont été liquidés par l'électeur-roi de la primaire, tandis que Hollande s'éliminait de lui-même face aux sondés-rois. En quelques semaines, Hamon est passé de 10% des intentions de vote à 37% des voix lors de la primaire de gauche, quand Fillon a lui bondi de 10% à 44% lors de celle de droite. Le même Fillon qui a depuis perdu un gros tiers de son capital...

Entre la valse-hésitation des socialistes entre Hamon et Macron et les défections multiples vers le centre côté Fillon, le fonctionnement traditionnel, «solide», de la politique française semble loin:

«C'est la fin d'un modèle où un parti qui s'appuyait sur des militants désignait un candidat et définissait un programme», résume Simon Tabet.

Le parti a été vaincu par le rassemblement ou le mouvement, le producteur de politique par le consommateur: dans un livre d'entretien avec Zygmunt Bauman publié en 2013, le philosophe et eurodéputé lituanien Leonidas Donskis estimait qu'«en tant qu'associations de personnes conscientes de leurs buts et intérêts politiques, les partis courent le risque de s'effacer, sur le long terme, au profit de groupes d'intérêts ou semi-religieux politisés, qui pourront être teintés d'un sectarisme post-moderne». Par exemple, des groupes baptisés d'après le prénom de leur candidate ou les initiales de leur fondateur?

«Peut-être même gazeuse»

«Pourquoi se décider trois mois à l’avance alors qu’il va se passer plein de choses et que c’est à la fin que j’aurai tous les éléments pour choisir?», s'interrogeait fin décembre le sociologue Michel Wievorka, décrivant à l'époque une vie politique française «devenue archétypique de la “modernité liquide”, [...] peut-être même gazeuse!»

Un constat qu'il maintient évidemment quelques semaines après: «J'avais écrit que la situation était liquide et même gazeuse, je pense qu'à bien des égards cela se vérifie», explique-t-il, pointant une élection «sans repères» où, dans une analogie avec le déplacement aléatoire des molécules, on constate «des mouvements browniens dans le cerveau des électeurs, qui ne savent plus où donner de la tête».

À l'exception peut-être de ceux du Front national, le parti «le plus solide sur sa base», selon le chercheur, avec environ 80% des électeurs sûrs de leur choix au premier tour. Ce qui n'est pas sans poser un paradoxe car Marine Le Pen, «anti-liquide» dans son programme, aura besoin de l'effacement des cadres, d'un déréglement généralisé, pour prospérer au second. (De même qu'aux États-Unis, Donald Trump, ce candidat qui voulait construire des murs et rebâtir d'anciens cadres de pensée, et à qui Bauman a consacré un de ses derniers textes, a remporté une victoire très représentative de la «société liquide»: celle d'un produit de la télé-réalité venant bousculer le vieil establishment républicain.)

Et s'il se retrouve face à Marine Le Pen le 7 mai, Emmanuel Macron, ce candidat «liquide», aura lui peut-être besoin, comme l'y enjoignait récemment l'ancien eurodéputé Jean-Louis Bourlanges, d'«assurer au sein de son dispositif une expression visible et singularisée des grandes sensibilités républicaines du centre, de la gauche et du mouvement écologique» –en somme, de rassembler sur du solide. La société liquide ne l'est jamais entièrement et, de même qu'on ne peut pas accéder à l'Élysée en essayant de nager dans du ciment, on ne pas non plus y parvenir en se figurant qu'on peut marcher sur l'eau.

1 — Cofondateur de Slate.fr et président de la Commission pour la libération de la croissance française (2007-2008), dont Emmanuel Macron était rapporteur général adjoint. Retourner à l'article

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