Une fin de journée banale, à attendre mon métro en pianotant sur mon smartphone, quand un tweet de l’Education nationale me sortit de ma torpeur: «Votre enfant est en 3e? Et si vous testiez vos connaissances sur le nouveau #Brevet?», me proposait-on, en joignant un lien vers un petit quiz coloré. Comme je nourris moi-même un spécimen de fin de collège, un bout de mon cerveau a bondi, prêt à lever haut la main pour obtenir un 10/10.
#vendredilecture Votre enfant est en 3e ? Et si vous testiez vos connaissances sur le nouveau #Brevet ? https://t.co/5O4TwWsjfi pic.twitter.com/Izf3H1FbdI
— Éducation nationale (@EducationFrance) 3 février 2017
Mais c’était sans compter sur mon esprit de contradiction et mon générateur d’idées aléatoires, qui n’étaient pas d’accord. Le premier a dit: «Et depuis quand c’est aux parents d’être au taquet sur le Brevet? C’est pas plutôt le job des collégiens?». Avant que le second n’ajoute: «Au contraire, c’est super important d’aider les parents à accompagner la scolarité de leurs enfants! Imagine si on pouvait former tous les parents à coup de quiz ludiques et attractifs, c’en serait peut-être fini des inégalités scolaires.»
Serait-on face à un nouveau projet institutionnel, qui, outre la formation des enfants, entendrait également accroître les compétences parentales pour mieux lutter contre ces inégalités? Une petite recherche sur le site du réseau Canopé, éditeur de ressources dépendant de l’Éducation nationale, semble effectivement montrer un intérêt pour le développement de contenus ludiques visant à aider les parents à accompagner la scolarité de leur enfant. De son côté, le portail éduscol, site de ressources officiel de l’Éducation nationale, propose une «mallette des parents» destinée à expliciter les attendus institutionnels en matière d’aide aux devoirs.
80 ans d’inégalités scolaires
Régulièrement dénoncées par les rapports Pisa, les inégalités scolaires sont le talon d’Achille du système éducatif français. L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a récemment montré qu’elles étaient présentes dès la maternelle et ne cessaient de s’accroître au cours de la scolarité.
Ce n’est pourtant pas un problème récent. Dès la fin du XIXème siècle, l’école de Jules Ferry était particulièrement inégalitaire. D’un côté, les enfants d'origine modeste fréquentaient l'«école primaire» et terminaient majoritairement leur scolarité vers 13 ans avec, pour une partie d’entre eux, l’obtention du certificat d’études; de l'autre, les enfants issus des classes moyennes et supérieures intégraient à 6 ans les «petites classes» des lycées et y effectuaient leur scolarité de la onzième à la septième avant de poursuivre jusqu'à l'obtention du baccalauréat.
Dans son livre consacré à l’échec scolaire, le sociologue Stanislas Morel rappelle que les premières revendications en faveur de la démocratisation de l’enseignement remontent aux années 1930: elles conduiront notamment à l’allongement de la scolarité obligatoire pour tous les enfants (jusqu’à 14 ans en 1936, 16 ans en 1959). Mais ce n’est qu’en 1975, avec la création du collège unique, réunissant les collèges d’enseignement généraux (réservés aux catégories modestes) et les lycées (réservés aux classes moyennes et supérieures) que cette ségrégation sociale sera totalement abolie.
Des inégalités d'accès aux inégalités des chances
Pour beaucoup, le collège unique a été davantage un révélateur qu’un extincteur des inégalités: en mêlant pour la première fois depuis l’avènement de l’école contemporaine des enfants d’origine sociale très différente, il a permis une comparaison inédite et douloureuse. Ainsi que l’avait montré le sociologue Pierre Bourdieu dès les années 1960, le système scolaire se révélait être une machine faite par les élites pour les élites. Avec l’avènement du collège unique, l'enseignement bourgeois devient la norme pour tous, ajoutant aux inégalités économiques, un handicap culturel pour les plus démunis qui doivent s'adapter à cet enseignement.
Depuis 1975, plusieurs modèles ont été expérimentés pour remédier à ce problème. Dans les années 1980, le modèle des Zones d’enseignement prioritaire (ZEP) proposait de compenser le handicap socio-culturel par davantage de moyens financiers et la promotion conjointe d’une innovation pédagogique tournée vers moins de reproduction sociale. Ce modèle a été peu à peu remplacé, à partir du milieu des années 1990, par celui du socle commun, dans lequel l’objectif de démocratisation de l’enseignement était entièrement reformulé. Désormais, il ne s’agissait plus de permettre à tous d’aller le plus loin possible dans les études, mais de permettre à tous d’acquérir une base commune de connaissances et de compétences.
En novembre 2016, l’Observatoire des inégalités montrait pourtant encore que seulement 5,2 % des étudiants de doctorat avait des parents ouvriers, cette dernière catégorie ne comptant que 2,7 % des élèves des prestigieuses Ecoles normales supérieures.
60 ans d’interdiction des devoirs à la maison
Les inégalités demeurent donc, et seraient particulièrement renforcées lors des temps de travail extra-scolaire. En 2006, l’Inspection académique du Nord publiait un document au titre choc: «Devoirs à la maison: 50 ans de travail au noir». Il s’agissait pour ces professionnels de l’éducation de marquer le triste anniversaire de la non application de la circulaire du 29 décembre 1956 interdisant formellement les devoirs écrits à l’école primaire. Ce texte, aujourd’hui vieux de 61 ans, ne recelait pourtant aucune ambiguïté:
«Le développement normal physiologique et intellectuel d'un enfant de moins de 11 ans s'accommode mal d'une journée de travail trop longue. Six heures de classe bien employées constituent un maximum au-delà duquel un supplément de travail soutenu ne peut qu'apporter une fatigue préjudiciable à la santé physique et à l'équilibre nerveux des enfants. [...] Le travail écrit, fait hors de la classe, hors de la présence du maître et dans des conditions matérielles et psychologiques souvent mauvaises, ne présente qu'un intérêt éducatif limité. En conséquence, aucun devoir écrit, soit obligatoire, soit facultatif, ne sera demandé aux élèves hors de la classe.»
Pourtant, cette interdiction ne sera jamais appliquée. Entre 1960 et 1990, l’Éducation nationale publiera en vain une série de textes pour rappeler l’interdiction. Aujourd’hui encore, de nombreux éducateurs, parents ou enseignants, connaissent cette interdiction mais agissent comme si elle n’existait pas, quand ils ne redoutent pas qu’on finisse par l’appliquer.
En 2014, un sondage de l’institut OpinionWay pour l'association ZupdeCo rappelait que seuls deux parents sur dix considéraient que les devoirs à la maison n’étaient pas importants dans le cadre de l'acquisition des connaissances, 30 % des parents s’inquiétaient lorsque l’enfant rentrait à la maison le cartable vide, et 48 % d’entre eux estimaient que les devoirs étaient un lien essentiel entre parent et institution scolaire.
Une aggravation des inégalités sociales
Si les parents et l’opinion publique s’accrochent si désespéramment aux devoirs, c’est que leur suppression touche au moins deux cordes sensibles. D’une part, elle attise la peur de l’échec scolaire et du déclassement social chez les parents des classes moyennes, accentuée depuis la crise économique dans les années 1980; et d’autre part, elle menace la reproduction sociale des parents des catégories les plus socialement privilégiées. Concernant cette dernière source de tension, le sociologue François de Singly montrait particulièrement bien, dans son ouvrage de 2006, la dichotomie que subissent les adolescents issus d'un milieux de cadres. Ils sont à la fois encouragés à s’individualiser et à affirmer leur identité propre pour les pratiques culturelles, les goûts musicaux, vestimentaires et sociaux, et ils vivent en même temps sous le joug d’un contrôle parental absolu pour tout ce qui concerne l’école et le travail scolaire:
«L’identité de l’enfant est clivée. D’un côté, une partie de sa vie est "libre" pour que le jeune puisse expérimenter sa propre identité, exprimer ce qu’il ressent. De l’autre, une partie de sa vie est sous contrôle, elle concerne principalement ses études. Ce compromis offre l’avantage de pouvoir concilier les exigences de la reproduction sociale de la valeur de la famille et celles de la construction d’une identité personnelle. L’injonction de devenir soi-même semble pouvoir se cumuler avec le commandement de la réussite.»
Au-delà de leur inefficacité globale et de leur aspect délétère sur le rythme de l’enfant, les devoirs à la maison, parce qu’ils sont une opportunité offerte aux parents de contrôler le travail scolaire, sont également un temps d’aggravation des inégalités sociales. En 2006, le Haut Conseil de l’évaluation de l’école reconnaissait que «laisser les élèves et leurs familles seuls face aux devoirs et leçons est source d’inéquité». Il allait même jusqu’à tempérer l’argument si souvent répété selon lequel les devoirs pourraient rester pour les parents des catégories populaires un outil permettant de garder un «lien» avec l’institution scolaire:
«Les devoirs actuellement donnés aux enfants sont majoritairement des activités classiques de mémorisation et de répétition. Ils n’illustrent en rien le travail réalisé en classe [...]. Alors même que le travail à la maison donne une image faussée de l’activité scolaire, on peut s’interroger sur sa pertinence en termes de maintien de lien avec la famille. »
Faudrait-il pouvoir former les parents ?
Dès lors, que peut-on faire face à cette pratique inégalitaire si fortement ancrée, qui correspond si bien aux aspirations des parents et aux pratiques des enseignants? On échoue à l’interdire, mais peut-on au moins la contrôler? S’il est impensable d’empêcher les parents des milieux favorisés de faire profiter leurs enfants de leurs propres connaissances ou de recourir aux services des entreprises privées de soutien scolaire, pourrait-on du moins compenser les inégalités en dotant les parents des milieux défavorisés de ce qui leur ferait défaut? A savoir des rudiments théoriques et méthodologiques visant à faire d’eux des accompagnateurs de la scolarité plus efficaces et mieux informés sur les ressources disponibles. Le tout permettant de préserver l’illusion du modèle méritocratique (selon lequel il suffirait de bien travailler pour bien réussir)?
Pour répondre à cette question, j’ai sollicité l’expertise de Patrick Rayou, professeur émérite en sciences de l’éducation. Il s’est particulièrement intéressé à l’étude de l’accompagnement des devoirs par les parents les plus compétents de France: les parents-enseignants. Pour lui, le projet de former tous les parents en espérant réduire les inégalités sociales est non seulement illusoire, mais plus encore inefficace et insensé. Il me l’a expliqué en trois points.
1- Accompagner les devoirs c’est le rôle de l’école, pas celui des parents
Pour Patrick Rayou, loin d’être la mission des parents, l’accompagnement du travail autonome des élèves est au contraire une des missions fondamentales de l’école, qu’elle ne doit sous aucun prétexte abandonner:
«Si l’institution scolaire décide d'utiliser le temps après la classe pour les apprentissages, ça signifie qu’elle a décidé qu’elle n’utiliserait pas le temps de classe pour faire travailler les élèves. C’est une concurrence qu’elle se fait à elle-même, une dérive qui consiste à admettre que les enfants n’apprennent pas suffisamment en classe à tel point qu’il faut qu’ils apprennent à l’extérieur, avec d’autres personnes, dans d’autres lieux d’autres circonstances. Nous sommes un pays dans lequel les enseignants font des leçons que les élèves sont supposés apprendre et travailler à un moment où ils sont privés de l’appui des enseignants, tandis que ces derniers n'ont pas d’indication sur le niveau de leur élèves face aux difficultés. Il faut renverser cette division du travail.»
Par ailleurs, le concept même des devoirs est un marqueur culturel qui conforte les catégories les plus favorisées, fait remarquer le pédagogue:
«Accompagner les devoirs, ce n’est pas le rôle des parents. Une partie des parents de milieu populaire a déjà des difficultés à comprendre pourquoi il y a des devoirs à la maison car cela ne correspond pas à leur rapport au travail: eux, quand ils ont fini leur journée de travail à l’usine ou au bureau, ils ne ramènent pas les dossiers à la maison, ce sont les cadres qui les emmènent.»
La seule mission que peuvent légitimement assumer les parents vis à vis des devoirs est d’ordre logistique: «Le parent peut avoir un rôle de contention du temps et de l’énergie qu’il faut consacrer au travail après la classe, veiller à ce que l’enfant ne passe pas plus de temps aux devoirs que ce que l’enseignant a prévu. Ils peuvent aussi aider à la mise au travail: s’assurer que les écrans sont débranchés, que les téléphones ne sont pas allumés.»
2- Ça requiert des compétences extrêmement étendues
Spécialiste de la façon dont les parents-enseignants accompagnent les devoirs de leurs propres enfants, Patrick Rayou décrit l’étendue des compétences que ceux-ci mettent en œuvre dans cette activité:
«Le travail proposé par ces parents-enseignants s’inscrit dans la durée, il est à dose homéopathique, il convoque tous les registres. Ils renforcent leurs enfants cognitivement, ils font de l’ouverture culturelle, ils les renforcent identitairement en leur apprenant la patience, le fait qu’on n’a pas toujours les résultats qu’on espère immédiatement, le fait qu’on apprend de ses erreurs. Tout ça est très loin des modalités d’aide au travail de la plupart des familles des milieux populaires qui ne peuvent être que dans le contrôle.»
Les mêmes ressorts sont utilisés dans les familles aisées qui ne sont pas enseignantes, explique le chercheur: «Ces parents-là ont les moyens de payer à leurs enfants des intervenants, souvent eux-mêmes enseignants professionnels, qui mettront en œuvre avec leurs enfants le même genre de compétences.» En définitive, nous disposons déjà des intervenants idéaux pour aider tous les enfants à faire leurs devoirs, ce sont les enseignants. «Les parents qui aident efficacement les enfants sont déjà formés, et il est illusoire d’imaginer former les autres», estime ainsi Patrick Rayou.
3- Ça ne marche que si c’est l’enseignant qui le fait
Pour Patrick Rayou, l’idée que le temps nécessaire aux élèves pour s’exercer soit forcément un temps privé et extra-scolaire est une conséquence malheureuse d’une réforme du début du XXème siècle sur l’organisation scolaire:
«Avant la réforme de 1902, les séquences de cours étaient de deux heures et en général, les enseignants faisaient leçon et exercice dans ce temps-là. Pour des raisons techniques, on est passé à 55 minutes. A partir de là, les enseignants n’ayant plus qu’une heure pour faire leur cours se sont mis à ne faire plus que des leçons et ont de plus en plus externalisé le travail scolaire.»
Or l’externalisation du travail scolaire semble particulièrement inefficace:
«Dans mon équipe de recherche, on a fait un travail sur la municipalité de la région parisienne qui propose depuis de nombreuses années de l’aide aux devoirs uniquement encadrée par des professeurs des écoles. On constate que ces intervenants sont sans doute bien plus compétents que ceux des associations de bénévoles. Mais même quand vous êtes un professionnel de l’enseignement, l’aide au devoirs n’est pas efficace. Vous ne connaissez pas la visée pédagogique de l’enseignant, son plan d’études sur l’année, ce qu’il a fait exactement dans son cours, ce qu’il attend, vous n’avez pas les cahiers, les élèves ne sont pas capables de dire ce qu’ils ont étudiés avant. Alors, vous essayez de gérer la difficulté, vous répondez au coup par coup. Et ça correspond tout à fait à ce que veulent les élèves. Car ce qu’ils veulent, ce n’est pas apprendre, mais se mettre en règle avec l’institution. C’est la face morale des devoirs et pas la face d’apprentissage.»
En définitive, pour Patrick Rayou, nombre de discours actuels sur les devoirs à la maison refusent de regarder le vrai problème, celui de leur efficacité:
«En réalité, on est face à ce que le sociologue Bruno Latour appelle un "espace d’intéressement". Les devoirs sont un traducteur social de l’angoisse, vis à vis de l’école, d’une société qui est totalement déconnectée des processus d’apprentissage réels mais qui a besoin que les adultes soient d’accord sur ce qui doit être fait. On sait très bien que ça ne marche pas mais les adultes sont d’accord, alors on peut justifier les budgets et tout le monde est satisfait.»