Donald Trump a-t-il une stratégie délibérée de déstabilisation de la démocratie américaine? À le voir se comporter au jour le jour, cela semble difficile à croire. Tant il est impulsif, agressif, narcissique et réagit d’instinct plutôt que de contrôler ses propos incendiaires, ses mensonges délibérés et ses approximations permanentes. Mais quand on regarde son entourage et ses modèles, de Steve Bannon à Vladimir Poutine, il y a quelques raisons de croire à une stratégie plus planifiée.
Surtout, quand il apparaît que la société Cambridge Analytica, spécialisée dans l’analyse des comportements psychologiques, a joué un rôle important dans le succès électoral inattendu de Donald Trump. «Presque tous les messages de Trump pendant la campagne étaient liés à l’utilisation de ces données», s’est même vanté Alexander Nix, le Directeur général de Cambridge Analytica. La société a dans ses bases de données le profil psychologique des 220 millions d’Américains en âge de voter!
Saboter la démocratie
Les dégâts faits par Donald Trump sont d’ores et déjà considérables. «Le moment Trump a répandu l’idée qu’il n’y avait pas de faits, pas de réalité, pas d’autorités, pas de vérité. Il y a seulement nous et eux», écrit James Fallows dans The Atlantic.
De fait, Donald Trump mène une véritable contre-révolution. Il cherche presque méthodiquement à saboter le fondement de la démocratie américaine, le système dit de «checks and balances» (contrôles et contre-pouvoirs). Ce système est justifié ainsi par l’un des pères fondateurs de la République américaine, James Madison, dans un texte célèbre.
«Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si les anges gouvernaient les hommes, ni les contrôles internes, ni les contrôles externes du gouvernement ne seraient nécessaires. Pour créer les principes d’un gouvernement des hommes par des hommes, la principale difficulté se trouve dans cela: vous devez d’abord permettre au gouvernement de contrôler les gouvernés et ensuite l’obliger à se contrôler lui-même. La dépendance à l’égard du peuple est, sans aucun doute, le premier contrôle du gouvernement. Mais l’expérience a appris à l’humanité qu’il est nécessaire de prendre des précautions supplémentaires.»
Certains présidents américains ont certes tenté d’accroître leurs prérogatives, d’affaiblir et de contrôler les contre-pouvoirs, mais jamais aussi systématiquement et avec un tel mépris pour ce qui fait l’essence de la démocratie américaine depuis plus de deux siècles.
Il n’y a pas de presse libre
Donald Trump a ainsi commencé par contester la plus basique des règles démocratiques: le verdict des urnes. Il a déclaré pendant la campagne qu’il accepterait l’issue du scrutin… «si je gagne».
Élu président et installé à la Maison-Blanche, quand la justice a remis en cause une de ses directives, il a immédiatement accusé les «soi-disant juges» d’être «de parti pris». Les normes de transparence et notamment le fait que le président rende publique sa feuille d’impôt, il les a tout simplement ignorées. Il a tourné en ridicule la règle qui veut qu’un citoyen paye des impôts et serve son pays. Il s’est vanté à la fois d’avoir pratiqué l’optimisation fiscale et de ne pas avoir servi. Quand les services de renseignement ont suspecté l’existence de liens compromettants entre lui et la Russie, il s’en est pris à leurs méthodes et leurs intentions avec une violence verbale extrême. Enfin, les attaques sont permanentes contre la presse dénoncée comme «l’ennemie du peuple».
Donald Trump qualifie aujourd’hui toutes les informations qui lui déplaisent de «fake news» (fausses informations) et la presse de «parti de l’opposition». L’administration n’a de cesse de décrédibiliser les médias qui la critiquent. Pour elle, le journalisme indépendant et honnête n’existe pas. Les médias comme les journalistes sont d’une façon ou d’une autre à la solde d’un camp engagé dans la lutte pour le pouvoir.
L’importance d’une presse libre pour garantir la démocratie est souvent sous estimée. Tant les médias sont aujourd’hui peu respectés, à force de collusion avec les pouvoirs et de mise en scène de l’actualité. La crédibilité des journalistes n’a cessé de diminuer depuis des années, depuis que bon nombre d’entre eux ont transformé l’information en spectacle, ont dramatisé à outrance le débat public et ont réduit les enjeux de société à une pâle copie de la télé-réalité.
«L’ignorance c’est la force»
Ceux qui ont combattu le totalitarisme connaissent la vraie valeur d’une presse libre à l’image de la philosophe Hannah Arendt qui en 1978 dans une interview reprise par la New York Review of Books expliquait:
«À partir du moment où il n’y a plus de presse libre, tout peut arriver. Ce qui permet à un régime totalitaire ou une dictature de gouverner, c’est le fait que les gens ne soient pas informés. Comment pouvez-vous vous faire une opinion si vous n’êtes pas informés? Si tout le monde vous ment en permanence, la conséquence n’est pas que vous croyez aux mensonges, mais que plus personne ne croit à rien… Et un peuple qui ne croit plus en rien ne peut pas réfléchir. Il est non seulement privé de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Avec un tel peuple, vous pouvez faire ce qu’il vous plait.»
Bien sûr, les États-Unis ne sont pas un État policier et ne vivent pas sous un régime de parti unique. Les opposants ne sont pas assassinés ou emprisonnés comme en Russie, en Iran, en Chine et en Corée du Nord. Le terme de fascisme a été tellement dénaturé et jeté à la figure d’adversaires politiques qu’il a presque perdu toute force et toute signification. Mais le fascisme s’est bien construit sur une société subdivisée exclusivement entre deux catégories, les amis et les ennemis, entre nous, le vrai peuple, et eux, les élites, le parti de l’étranger, les étrangers... Il s’est construit sur la perversion du langage résumée par la formule de George Orwell dans 1984: «La paix c’est la guerre. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force.» Il s’est construit sur la disparition des faits devenus de simples opinions, les bonnes, quand elles sont favorables au pouvoir, et les mauvaises, quand elles lui sont désagréables.
Insidieuse et graduelle
Il n’est plus nécessaire aujourd’hui pour manipuler et contrôler une société moderne de faire comme au siècle dernier. C’est-à-dire de l’enrégimenter, de la faire marcher au pas le bras tendu ou le poing levé et de la contraindre par la violence.
Il suffit de la faire vivre dans la peur de dangers et d’agressions par des corps étrangers et d’entretenir le ressentiment contre de prétendus ennemis intérieurs et extérieurs. Il suffit d’entretenir une confusion permanente entre d’un côté la réalité et les faits et de l’autre le mensonge et la falsification. Il suffit de créer des problèmes imaginaires et de les résoudre… Et pour finir, il est plus efficace de protéger le coupable que de persécuter l’innocent.
La démocratie, qui semblait il y a vingt ans être une aspiration irrésistible de l’humanité, subit un reflux majeur. Non seulement le nombre d’États démocratiques recule dans le monde, mais la qualité de la gouvernance diminue dans les «vieilles» démocraties. La liberté et la responsabilité perdent pied. Même la liberté d’expression, qui est le droit de dire aux gens ce qu’ils ne veulent pas entendre, recule. Cette évolution est d’autant plus dangereuse qu’elle est insidieuse, non violente, graduelle et jamais ou presque dramatique. Elle n’en est pas moins réelle. Le danger, c’est de la banaliser. Donald Trump compte sur l’indifférence ayant souvent clamé que les gens «n’en ont rien à faire». Nous nous habituons déjà aux mensonges et aux délires quotidiens venus de la Maison-Blanche…