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Les musulmans américains n'ont pas suivi al Qaida (4/9)

Temps de lecture : 7 min

Quatrième volet de l'enquête sur l'absence d'attentats aux Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001

Un agent du FBI réconforte un homme Reuters
Un agent du FBI réconforte un homme lors de l'attentat d'Oklahoma en mai 1995. Rick Wilking / REUTERS

A l'occasion de la mort d'Oussama ben Laden, nous republions une série intitulée: Pourquoi il n'y a pas eu un autre 11-Septembre? Pour lire l'introduction, Pourquoi n'y-a-t-il pas eu un autre 11-Septembre? cliquez ici, le deuxième volet de la série est intitulé Les fous de Dieu ne sont pas des criminels de génie, le troisième article Al Qaida préfère-t-elle le Pakistan et l’Afghanistan à l’Amérique?, le quatrième article Les musulmans américains n'ont pas suivi al Qaida, le cinquième article Al Qaida cherche-t-elle à dépasser le succès du 11-Septembre?, le sixième article 11-Septembre et Irak: la théorie du papier tue-mouches, le septième article Bush a-t-il protégé l'Amérique après le 11-Septembre?, le huitième article 11 septembre: la théorie des cycles électoraux et le neuvième article La théorie de l'espace-temps.

Dans «Les fous de Dieu ne sont pas des criminels de génie», j'ai évoqué le prix élevé payé par al-Qaida en Afghanistan pour les attentats du 11 septembre. Rappelons-le: selon le journaliste Lawrence Wright, presque 80% de ses membres basés en Afghanistan ont été tués lors de l'invasion américaine. Les deux tiers des dirigeants d'al-Qaida ont été capturés ou tués. Ce groupe terroriste se réduit peut-être aujourd'hui à 200 ou 300 personnes. Imaginons, et c'est l'opinion de beaucoup, qu'envisager un autre attentat aux Etats-Unis soit devenu très difficile pour al-Qaida. Est-ce que des djihadistes en colère déjà installés aux Etats-Unis ne pourraient pas s'en charger ? Que font les cellules dormantes d'al-Qaida?

Apparemment, elles dorment toujours. Depuis le 11 septembre 2001, relativement peu de personnes ont été soupçonnées d'avoir conspiré avec al-Qaida. En 2002, Jose Padilla, natif de Brooklyn, a été arrêté à Chicago pour avoir prétendument envisagé de déclencher une «bombe sale» radioactive, mais il a été jugé (et reconnu coupable) au bout de cinq ans pour un méfait tout à fait différent, concernant un projet d'actes terroristes à l'étranger. En 2006, sept hommes de Liberty City, Miami, ont été arrêtés, accusés de fomenter des attentats impliquant un informateur du FBI qui se faisait passer pour un terroriste d'al-Qaida, et visant la Sears Tower de Chicago. Le directeur adjoint du FBI lui-même qualifia la conspiration de «plus ambitieuse qu'opérationnelle», et les poursuites s'achevèrent sur un procès ajourné pour défaut d'unanimité dans le jury.

Contraste entre Etats-Unis et Europe

En décembre 2008, l'administration Bush a estimé le nombre total de terroristes «et de leurs partisans» arrêtés et condamnés à l'intérieur des Etats-Unis depuis le 11 septembre à «plus de deux douzaines», ce qui pourrait sembler un effort faiblard si l'on ne tenait pas compte du fait qu'aucun attentat terroriste ne s'y est produit pendant cette période. En l'absence d'autres preuves, nous devons conclure que sur le territoire des Etats-Unis, la propagande conspiratrice terroriste inspirée par al-Qaida n'est jamais allé très loin.

Cette situation contraste beaucoup avec celle du Royaume-Uni, qui, depuis le 11 septembre 2001, a abrité plusieurs complots terroristes très graves inspirés ou dirigés par al-Qaida. L'un d'entre eux a été concrétisé — l'attentat du 7 juillet 2005 dans le métro de Londres, qui a causé la mort de 52 personnes et en a blessé près de 800. Un attentat dans la foulée, deux semaines plus tard, n'a capoté que parce que les bombes n'ont pas explosé. Le shoe bomber Richard Reid, [qui a tenté de mettre le feu à une charge d'explosifs cachée dans sa chaussure] est monté à Paris à bord d'un avion à destination de Miami, mais il était citoyen britannique. Le complot de 2006 à l'origine de l'interdiction de transporter des liquides et des gels dans les avions est également né au Royaume-Uni et aurait été dans sa phase finale lorsqu'il a été déjoué par les autorités britanniques.

En 2007, un kamikaze à la voiture piégée a attaqué l'aéroport de Glasgow mais, heureusement, il est le seul à y avoir perdu la vie. Environ à la même époque, les autorités britanniques ont découvert deux voitures piégées non-explosées dans le West End de Londres. Même sans être directement lié au terrorisme, le radicalisme musulman semble plus répandu -et certainement plus visible -au Royaume-Uni, et en Europe occidentale en général, qu'il ne l'est aux Etats-Unis.

Pourquoi cette différence ? La raison est en partie économique. Les musulmans américains sont plus instruits et plus prospères que l'Américain moyen. En Europe en revanche, ils sont plus pauvres et moins instruits que le reste de la population - en Allemagne, 10% seulement de la population turque fait des études supérieures. Les Etats-Unis ont assimilé les musulmans dans la société avec plus de succès que l'Europe occidentale - et sur une période plus longue.

L'héritage du colonialisme

Les Arabes ont commencé à migrer aux États-Unis en grand nombre au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. La migration arabe en Europe occidentale n'a pas commencé avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand beaucoup sont arrivés comme travailleurs invités. En Allemagne et en France, de nombreux musulmans vivent dans des ensembles urbains à l'écart du reste de la population. Aux Etats-Unis, les musulmans sont davantage dispersés. L'exception, Detroit, confirme la règle, car la ville possède une grande communauté musulmane mais qui n'est pas pauvre.

Traditionnellement, les Etats-Unis ont la réputation d'être moins divisés en classes que l'Europe, et d'être plus accueillants envers les immigrants. «Quelque chose dans nos mythes nationaux, observe Jonathan Laurence, spécialiste des sciences politiques de Boston College, donne une impression de possibilité de participation politique que les pays européens n'ont pas encore atteinte.» Christopher Caldwell, auteur d'un livre à paraître sur l'immigration musulmane en Europe occidentale, note aussi que les Etats-Unis ne portent pas le fardeau de l'héritage impérialiste au Moyen-Orient et en Asie du Sud. «Certaines de ces relations, expose-t-il, sont pré-contextualisées par le colonialisme.»

Quoiqu'il en soit, Caldwell estime que les Américains ne devraient pas se laisser emporter trop vite par l'autosatisfaction que génère leur capacité supérieure à intégrer les musulmans dans la masse. Aucun musulman n'a jamais remporté de siège à la Chambre des représentants avant 2006, et aucun n'a jamais été élu sénateur (James Abourezk, qui dans les années 1970 est devenu le premier sénateur arabo-américain, est le fils de Libanais chrétiens.) D'un autre côté, les sept médecins arrêtés en relation avec les attentats ratés de 2007 à Glasgow et à Londres n'avaient clairement pas manqué d'occasions de s'instruire ou de s'épanouir.

La relative pénurie de radicalisme islamiste aux Etats-Unis est au moins autant une fonction de la démographie du pays que de l'exception américaine. Les musulmans sont tout simplement moins visibles dans la population américaine que dans celle de nombreux pays d'Europe occidentale. Les musulmans représentent en gros 3% de la population au Royaume-Uni, 4% en Allemagne et 9% en France. Aux Etats-Unis, ils sont plus proches de 1% et sont éparpillés sur une zone géographique bien plus vaste. A la fois comme immigrants et comme descendants d'immigrants, les musulmans sont largement dépassés aux Etats-Unis par les Latino-américains. La situation est très différente en Europe occidentale. Les musulmans représentent le plus grand groupe d'immigrants en France, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas (où ils forment la majorité des immigrants) et au Royaume-Uni (où ils comptent aussi pour une grande partie de l'immigration).

Entre un quart et la moitié des musulmans américains sont des Afro-américains. Historiquement, les musulmans noirs nés en Amérique se sentent peu d'affinités avec les Arabes et les musulmans nés à l'étranger, et tandis qu'al-Qaida cherche à recruter des musulmans noirs, «aucun signe ne révèle» qu'il ait été couronné de succès, selon Laurence (les Arabes représentent moins de 1% de la population des Etats-Unis, et une majorité d'entre eux sont chrétiens, la plupart du Liban, de Syrie et d'Egypte.) Parmi les musulmans des Etats-Unis nés à l'étranger, environ un quart sont chiites — pour la plupart des réfugiés de la révolution iranienne de 1979 — qui, par conséquent, éprouvent une sympathie très limitée à l'égard des adeptes sunnites d'al-Qaida. Une écrasante majorité de la population musulmane d'Europe, en revanche, est sunnite, typiquement venue en France d'Algérie et du Maroc, en Allemagne de Turquie, et au Royaume-Uni du Pakistan et d'Inde.

De McVeigh à Unabomber

Quelle qu'en soit la raison, les musulmans américains semblent bien moins enclins à soutenir le djihad mondial que leurs homologues européens. Au Royaume-Uni, 81% des musulmans se considèrent d'abord musulmans avant d'être britanniques. Aux Etats-Unis, seuls 47% se considèrent d'abord musulmans. Après le 11 septembre 2001, 58% des musulmans américains déclaraient approuver la réaction du président Bush aux attentats. Une enquête Pew de 2007 révèle que 51% d'entre eux s'affirmaient très inquiets par la montée de l'extrémisme islamiste, proportion que l'enquête qualifiait de «bien plus importante que l'inquiétude exprimée par les musulmans de la plupart des pays d'Europe occidentale, du Moyen-Orient et d'ailleurs.»

Très bien. Les musulmans américains ne sont donc pas enclins à commettre des actes de terrorisme sur le territoire des Etats-Unis. Qu'est-ce qui empêche les Américains non-musulmans de prendre le relais?

Rien, en fait. En avril 1995, Timothy McVeigh et Terry Nichols ont détruit un bâtiment fédéral à Oklahoma City, tuant 168 personnes et en blessant 500. En avril 1996, Ted Kaczynski, surnommé Unabomber, a été arrêté après avoir tué 3 personnes et en avoir blessé 22 autres. En juillet 1996, un ancien expert en explosifs de l'armée, Eric Rudolph, a fait exploser une bombe lors des jeux Olympiques d'Atlanta, faisant un mort et 11 blessés; il a ensuite posé des bombes dans deux cliniques où se pratiquait l'avortement et dans une discothèque fréquentée par des homosexuels, provoquant la mort d'un vigile et blessant 12 personnes. En septembre et octobre 2001, quelqu'un a envoyé des spores d'anthrax à des agences de médias et des bureaux gouvernementaux, tuant cinq personnes.

Le FBI pense que l'auteur de ces actes était un scientifique de l'armée du nom de Bruce Ivins, qui s'est donné la mort alors que l'enquête était sur le point d'aboutir. Ce ne sont là que les incidents dont tout le monde a entendu parler. Le fait est que le terrorisme d'origine nationale sur le territoire des Etats-Unis est assez banal. Le FBI a dénombré 24 accidents terroristes à l'intérieur des Etats-Unis entre 2002 et 2005; tous, sauf un, ont été perpétrés par des citoyens américains (l'exception est un attentat dans un aéroport qui a tué deux personnes, commis par un chauffeur de limousine égyptien qui vivait légalement aux Etats-Unis depuis dix ans). McVeigh et Nichols exceptés, cependant, ces hommes pleins de haine issus du terreau national n'ont pas infligé de violence à grande échelle. Quatorze ans après, Oklahoma City relève davantage d'un événement isolé que d'une tendance.

Ce qui place cette théorie un cran au-dessus sur la chaîne des inquiétudes suscitées par le terrorisme est la malheureuse réalité qu'il ne faut pas nécessairement beaucoup de gens, musulmans ou non, pour organiser un attentat terrible. Seules trois personnes furent poursuivies pour les attentats d'Oklahoma City. Même le 11-Septembre n'a nécessité que 19 pirates de l'air. La théorie du melting-pot ne peut entièrement apaiser l'angoisse provoquée par l'idée d'un hypothétique groupe de personnes, statistiquement insignifiant, qui nous voudrait du mal.

Timothy Noah

Traduit par Bérengère Viennot

Crédit photo : un agent du FBI réconforte un homme lors de l'attentat d'Oklahoma en mai 1995. Rick Wilking / REUTERS

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