C’est le paradoxe de la Bourse: bien que la croissance économique en France s’est traînée autour de 1,1% en 2016 alors que le gouvernement attendait 1,4%, les entreprises cotées du CAC 40 ont été particulièrement généreuses avec leurs actionnaires. Avec plus de 54 milliards d’euros de dividendes versés selon la société Henderson Global Investors, la place de Paris flirterait même avec ses records, alors qu’aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie et dans les pays émergents, on a au contraire observé un ralentissement de la croissance enregistrée en 2015.
L’Europe, souvent présentée comme l’homme malade de l’économie mondiale, serait plutôt attractive pour les investisseurs boursiers. Et particulièrement la France, propulsée troisième hausse mondiale au deuxième trimestre 2016 du fait du ralentissement dans les pays anglo-saxons.
Cette exception française va profiter aux épargnants qui possèdent des actions. Pour eux, c’est une bonne nouvelle… mais ils sont relativement peu nombreux. Échaudés depuis les pertes qu’ils ont dû éponger à la suite de la crise de 2008, de nombreux actionnaires individuels qui avaient voulu s’aventurer en Bourse la désertent aujourd’hui. De 7,4 millions au tournant du siècle, ils ne sont plus que 3 millions à la fin 2016. Soit seulement 6,6% des Français en âge de détenir un portefeuille d’actions, selon l’Autorité des marchés financiers (AMF), aussi bien sous la forme d’un PEA qu’en investissement direct ou en placements collectifs (OPCVM, Sicav…).
Attirer les investisseurs étrangers
Les largesses des sociétés cotées à Paris, qu’il s’agisse des grands groupes du CAC 40 ou d’autres sociétés inscrites par exemple à l’indice SBF120, pourraient bien inciter de nouveaux épargnants à retrouver les chemins de la Bourse… avec les risques induits. Car aucun placement n’est jamais garanti, c’est le principe de ce genre d’investissement. Mais à une époque où les taux administrés sont particulièrement bas, une prise de risque sur une partie de l’épargne peut se justifier; à chacun de définir sa stratégie d’investissement à partir de quelques règles de base.
On peut toutefois s’étonner que, dans un contexte économique fort morose, les dividendes versés en France atteignent des records. D’autant que les cours de la Bourse n’ont pas enregistré de performances spectaculaires, au contraire: l’an dernier, l’indice CAC 40 n’a progressé que de 4,86%, soit deux fois moins qu’en 2015. On est loin de la flambée des cours du Dow Jones à New York, en hausse de plus de 13% en 2016!
Néanmoins, à Paris, les sociétés cotées comme Sanofi, ou Renault ont choisi de récompenser leurs actionnaires. Malgré cette morosité. Et même à cause d’elle. Car ces sociétés ont besoin de fidéliser leurs actionnaires. Et même de se montrer attractives pour en attirer de nouveaux. L’enjeu est capital depuis que les investisseurs étrangers ont tendance à bouder la place parisienne.
La Banque de France, dans son bulletin d’octobre 2016, évalue à 45% la part de la capitalisation boursière des sociétés du CAC 40 aux mains d’investisseurs non résidents. Certes, c’est une proportion importante, surtout si l’on considère que 39% de ces sociétés sont majoritairement détenus par des intérêts étrangers. Malgré tout, ces investissements en provenance surtout des pays anglo-saxons sont en retrait. Et pour les entreprises cotées, c’est une perte de substance qu’il convient d’endiguer. D’où le versement de dividendes attractifs pour profiter d’arbitrages favorables des investisseurs.
Rassurer, mais aussi compenser
Car des actionnaires comme les fonds de pension et fonds souverains qui gèrent en bourse de montants colossaux n’ont qu’une règle: la recherche du rendement pour les fonds placés. Or, la France présente pour eux certains inconvénients.
La faiblesse de la croissance française doit être portée au passif. Car elle laisse planer des doutes sur la hausse de l’activité des entreprises. Toutefois, les grands groupes réalisant une part importante –souvent majoritaire– de leur chiffre d’affaires à l’international, la conjoncture économique en France n’est pas le critère déterminant. C’est le cas pour les grandes banques françaises fortement internationalisées, et qui, précisément, ont une place prépondérante dans le montant des dividendes distribués.
En outre, pour digérer les effets de la crise et divers problèmes rencontrés comme l’affaire Kerviel pour la Société Générale ou l’amende infligée par les États-Unis à BNP Paribas, ces établissements avaient réduit le montant de leurs dividendes. Ils les reconstruisent aujourd’hui à la hausse pour rassurer les investisseurs. C’est la même confiance en l’avenir que veulent signifier d’autres gros pourvoyeurs de dividendes lorsqu’ils augmentent le coupon versé à leurs actionnaires. Et aussi bien pour les investisseurs résidents que non-résidents, ces poids lourds de la cote comptent ainsi compenser certains désagréments susceptibles de les rebuter.
Au premier chef, l’instabilité fiscale est un facteur qui peut dissuader de placer une épargne en Bourse. À cause d’elle, il est difficile de bâtir des anticipations et d’arbitrer en faveur d’actions alors que les rendements seront affectés par des politiques sans cesse reconsidérées. Face à cet élément dissuasif, les entreprises choisissent de relever les dividendes pour ramener vers elles des actionnaires individuels (ils ne sont toutefois pas une priorité), mais surtout des fonds d’investissements qui sont leur véritable cible.
Dividendes contre investissements
D’autres questions méritent d’être posées. Par exemple, alors que les grandes entreprises ont capté 30% du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), d’après le comité de suivi dans son rapport 2016, quelle part de ce crédit d’impôt destiné à relancer l’embauche et l’investissement a finalement alimenté les dividendes? Et est-ce que les avantages consentis aux actionnaires ne se font pas au détriment d’autres postes budgétaires dans la comptabilité des entreprises?
Des experts s’interrogent, considérant que cette politique en faveur des dividendes pénalise les investissements. La tendance n’est pas assez favorable, contrairement aux anticipations qui laissaient présager une reprise en 2016. Or, l’investissement détermine l’embauche et la pérennité d’une activité. En privilégiant les actionnaires, les entreprises se plient aux exigences du rendement boursier à court terme réclamée par des fonds d’investissements, au détriment d’opérations avec des retours sur investissement de plus long terme.
Ainsi la logique boursière se trouve-t-elle déconnectée de l’économie réelle. Sans elle, de nombreuses entreprises ne pourraient se maintenir à flots et avoir accès aux capitaux qui leur permettent de construire leur développement. Mais à cause d’elle, une certaine proportion de la richesse créée par les entreprises cotées échappe à l’activité économique. Car si une partie des gains est réinvestie sur place –soit à travers de nouveaux placements, soit via un soutien à la consommation de la part des investisseurs individuels–, une autre partie de la performance est en quelque sorte détournée, accentuant le fossé qui caractérise aujourd’hui la redistribution des richesses en France comme dans le reste du monde. Avec un risque d’emballement des activités en Bourse.
On revient à la question de la déréglementation des flux financiers, aux excès des opérateurs et aux risques que les logiques boursières et les pratiques spéculatives font courir au monde, comme on l’a vu aussi bien en 2000 avec l’explosion de la bulle internet ou en 2008 suite à la crise bancaire causée par les «subprimes». Certes, ce ne sont pas les dividendes versés à Paris qui pourraient être à l’origine d’une nouvelle crise. Mais ils répondent aux mêmes logiques, celles qui touchent parfois à «l’exubérance irrationnelle», selon la formule célèbre d’Alan Greenspan, ex-patron de la Federal Réserve. Et qui ont cours partout sur la planète boursière.