La suppression ou la réforme de l’ENA est une antienne presque aussi vieille que l’institution elle-même. Elle revient régulièrement lorsqu’il s’agit de trouver des boucs-émissaires à des situations de crise ou de blocage politique du pays, lorsque les élites sont mises en cause. Le débat était encore à l’agenda du Sénat le 1er février dernier. Les arguments pour et contre sont connus: à décharge, l’impératif de former des élites administratives loyales et rompues au fonctionnement d’un appareil d’Etat d’une grande complexité; à charge, la constitution de réseaux de pouvoir et d’influence qui dépassent largement le champ de la bureaucratie et qui se déploient dans l’espace politique comme dans l’élite du secteur privé, ce qu’on nomme le pantouflage.
Il est fort peu probable que l’on assiste à un hara-kiri d’une école qui s’est aussi beaucoup réformée pour faire face aux critiques et s’adapter aux transformations de l’État et de l’Europe, mais dont les anciens élèves restent si bien implantés au cœur du pouvoir. Et pourtant, il n’est pas nécessairement populiste de revendiquer sa suppression ou sa refonte complète. En effet, la plupart des autres États démocratiques modernes ne possèdent pas une telle école et ne s’en portent pas plus mal. Dans un certain nombre de cas, ceci permet une diversification souhaitable des profils susceptibles de rejoindre la haute administration et les fonctions politiques. Dans d’autres, on peut trouver des privilèges différents d’accès aux responsabilités élevées dans l’appareil de pouvoir. Rien n’interdirait d’ailleurs, en commençant par supprimer les sacrosaints concours d’entrée et classements de sortie, et en révisant la rémunération des élèves, de conserver une école qui serve à la formation continue de ces personnels une fois en poste.
Et c’est probablement là que se situe le nerf de la guerre: «l’hyper reproduction sociale et culturelle» (Thierry Mandon) à la tête de l’Etat est fondée sur un cursus honorum, une suite de concours qui formatent la pensée et créent un esprit de corps peu favorable à l’ouverture, à une imagination réformatrice aujourd’hui si nécessaire et pourtant si souvent bridée. Mais plus encore, concours et classements sont les deux mamelles d’une méritocratie française bloquée qui produit surtout une aristocratie assise sur ses rentes de position, ses statuts de conseillers d’Etat, d’inspecteurs des finances, de diplomates ou de préfets. Et lorsque des énarques finissent par accéder à de hautes responsabilités dans un parti supposé «anti-système», tel que le Front national, on est en droit de se poser des questions sur leur grande faculté d’adaptation.
Il ne faut pas pêcher par naïveté, ce n’est pas la suppression de l’ENA qui fera automatiquement disparaître cette élite homogène et endogame: celle-ci ne cèdera pas la place facilement, mais cela vaut la peine de s’intéresser à ses «organes reproducteurs», ce qui vaut aussi pour d’autres «grandes écoles» ou «grands corps» qui n’ont de grand que leur appétit et leur territoire. Or, une vraie réforme de l’Etat, de sa culture profonde, et sans doute de la façon de faire de l’administration et de la politique en France passe certainement par une modification assez radicale des modes de formation et de recrutements de ces élites. Chacun semble conscient du problème et du diagnostic, mais bien peu de choses sont faites pour y remédier, tant ceux qui seraient à même de concevoir des solutions sont finalement dépendants de ce circuit fermé.