La France a basculé il y a trente ans dans le camp des démocraties de l’abstention. Pour la plupart des scrutins, les citoyens qui restent à l’écart des urnes sont plus nombreux que ceux qui font entendre leur voix, avec pour conséquence que le niveau de participation fait le résultat de l’élection et que le pays légal n’est pas représentatif du pays réel. Les plus jeunes de nos concitoyens, les moins diplômés, les plus fragiles économiquement sont ceux dont la participation est la plus intermittente. Mais parce que les facteurs explicatifs de l’abstention sont multiples –sociodémographiques et politiques, structurels et conjoncturels– et que les électorats sont aujourd’hui encore plus diversifiés qu’hier, toutes les formations politiques sont affectées par cette démobilisation électorale.
On sait désormais aussi qu’un quart des citoyens en âge et en droit de voter est gêné pour le faire du fait de nos procédures d’inscription, particulièrement contraignantes. Celles-ci constituent même le premier facteur explicatif de l’abstention au seul scrutin pourtant massivement mobilisateur que demeure, jusqu’à aujourd’hui, l’élection présidentielle. En 2012, 3,5 millions de citoyens n’étaient pas inscrits sur les listes électorales et étaient donc exclus du vote. Parmi eux, les Français par acquisition étaient largement surreprésentés (35% de non-inscrits, contre 7% en moyenne), de même que les chômeurs, les ouvriers en contrats précaires et les employés des services à la personne, en situation de particulière fragilité sur le marché de travail.
Mais les effets induits par la procédure d’inscription ne se limitent pas à la question des non-inscrits. Ils se manifestent aussi dans un autre phénomène, d’une ampleur plus importante encore: la mal-inscription. Les citoyens inscrits mais à une autre adresse que celle à laquelle ils résident effectivement étaient plus de 9 millions en 2012, dont 7,2 millions inscrits hors de leur commune de résidence. Or, cette situation détermine tout particulièrement les risques de basculement dans l’abstentionnisme constant: c’est plus d’un quart de ces mal-inscrits (27%) qui n’a voté ni pour la présidentielle ni pour les législatives de 2012, quand seuls 10% des citoyens inscrits à la bonne adresse ne participaient à aucun de ces quatre tours de scrutin. La mal-inscription, qui constitue, dans la grande majorité des cas, une conséquence indirecte et largement non-désirée de la mobilité résidentielle, affecte particulièrement les locataires des quartiers de grands ensembles mais également les étudiants, les jeunes actifs ou encore les cadres qui, après avoir déménagé, mettent souvent des années avant de régulariser leur situation électorale.
Inadaptée à une société de la mobilité, notre procédure d’inscription l’est notamment et surtout par son calendrier, qui oblige les citoyens à effectuer une démarche volontaire plusieurs mois avant le scrutin, alors que les campagnes électorales ne sont pas encore commencées, ou à peine. Incompréhension, défaut d’information des citoyens, coût des démarches administratives, procrastination, absence de campagne de mobilisation consacrée à cette étape pourtant cruciale constituent autant de facteurs explicatifs de l'état catastrophique de nos listes électorales et des inégalités face au vote qu’il alimente.
La réforme adoptée par le législateur le 16 juillet 2016 devrait, à partir de 2019, dessiner un environnement un peu plus favorable, en autorisant l’inscription jusqu’au sixième vendredi précédant les scrutins, soit dans une phase de la campagne qui, au moins pour la présidentielle, est déjà de très forte intensité. Cette réforme permettra ainsi de mieux synchroniser campagne électorale et inscription sur les listes électorales. Mais ne nous y trompons pas: ce changement calendaire ne suffira pas à résoudre les problèmes d’inscription s’il n’est pas saisi aussi comme une occasion d’inventer une tradition nouvelle de campagnes de communication et d'aide à l'inscription par le ministère de l’Intérieur, les mairies, les candidats, partis et mouvements politiques.
Les campagnes de communication routinisées sur l'inscription, en général mises en œuvre en décembre, ont en effet peu de chances d'atteindre leur cible. Ni leur message un peu moralisateur, souvent creux et abstrait si ce n'est ésotérique, ni leur support –quelques affiches– ne sont de nature à régler le problème de l'inscription, tout particulièrement dans la fraction de la population la plus éloignée des préoccupations politiques et électorales. De nombreuses expérimentations conduites aux Etats-Unis depuis maintenant près de vingt ans ont permis d'établir sur des bases scientifiques l'inefficacité de ce type de communication. La communication impersonnelle via des supports comme les affiches, les tracts ou les courriers, y compris électroniques, a peu d'impact sur l'abstention et, plus encore, sur la démarche d'inscription. Seuls les contacts directs –par téléphone et, mieux encore, en porte-à-porte– produisent un impact réel qui conduit une part des non-inscrits ou abstentionnistes à devenir électeurs.
En France, deux expérimentations l'ont récemment confirmé. En 2011, une campagne de porte-à-porte menée sur un échantillon de 20.000 foyers a montré qu'une aide à l'inscription offerte à domicile augmentait jusqu'à 50% les taux de nouvelles inscriptions dans les quartiers concernés. Plus important encore, 93% de ces nouveaux inscrits ont ensuite voté à l'élection présidentielle, ce qui confirme à quel point la phase de l'inscription éloigne du vote des citoyens pourtant disposés à voter. En 2015, à l'occasion des dernières élections régionales, une expérimentation portée par les facteurs auprès d'un échantillon de personnes ayant récemment déménagé a produit des résultats concordants. Les chances d'être bien-inscrit et de voter étaient deux fois plus élevées chez les nouveaux résidents ayant rencontré un facteur, quand l'envoi d'un courrier comprenant un rappel de la nécessité de s'inscrire et des éléments pour faciliter la démarche ne produisait aucun effet.
Tout cela peut paraître un peu contre-intuitif à l'ère du numérique, de la dématérialisation et de la société connectée: le contact physique, la relation interpersonnelle directe reste l'arme communicationnelle la plus efficace. C'est ce type de communication que devront en conséquence mettre en œuvre les élus et les pouvoirs publics s'ils veulent réduire le bug démocratique que représente en France la présence de 12 millions de non-inscrits et de mal-inscrits.