Ce devrait être une bonne nouvelle, preuve de santé et de diversité du cinéma. C’est un crève-cœur. Au moins six nouveaux films sortant sur les écrans français ce mercredi 22 février mériteraient chacun une critique en bonne et due forme. Faute de pouvoir leur consacrer à chacun un texte, on se résout à les réunir en deux articles publiés ce mardi et ce mercredi, selon un assemblage au nom d’échos qu’il est possible d’identifier pour les rapprocher, tout en étant conscient de ce que cette «mise dans le même sac» a d’abusif.
Encore est-ce faire l’impasse sur d’autres qui ne sont pas sans intérêt (Fences, Les Fleurs bleues), et sur deux œuvres majeures de l’histoire du cinéma, l’admirable documentaire politique de Chris Marker sur Israël Description d’un combat et le chef-d’œuvre de Mizoguchi Une femme dont on parle.
1.Les Derniers Parisiens,
jouer des codes dans la ville
Il faut un peu de temps pour accepter le métissage filmique que met en œuvre Les Derniers Parisiens. Alors qu’on accompagne Nas (Reda Kateb), qui sort de prison, ambitieux et rageur, et Areski (Slimane Dazi) qui tient un café à Pigalle, méticuleux et solide, le film ne cesse de proposer deux séries de repères qui ont d’abord du mal à s’ajuster.
La langue, les corps, la gestuelle, et aussi la personnalité des réalisateurs, qui composent le groupe de rap La Rumeur, pointent vers la chronique des marges, dont beaucoup de jeunes gens «issus de l’immigration» comme dit le sabir politiquement correct. Les lieux et les pratiques sont imprégnés des codes du film de gangster, et en particulier de sa version parisienne, à l’ancienne, celle de Touchez pas au grisbi et de Bob le flambeur.
Nas et Areski sont frères. On ne le saura pas tout de suite, comme le film ne livrera que peu à peu les éléments de l’histoire plus large –histoire de famille, histoire d’amitiés, histoire d’amour, histoire de France– dans laquelle s’inscrivent les rebondissements de ces Derniers Parisiens.
Mi-ironique, mi-judicieux, le titre compte lui aussi, décrivant ce monde qui a changé sans que les anciens cadres disparaissent, et qui est encore en train de changer: Areski, Nas, leurs copains ou rivaux arabes, noirs, roms sont ces «derniers Parisiens», petits caïds ou arpètes, artisans durs au labeur et glandeurs impénitents. Et en même temps ils sont en danger d’être marginalisés à leur tour, par d’autres Parisiens, par la gentrification du quartier.
De scène en scène, jouant des codes du film d’action mais prenant le temps de regarder et d’écouter, bénéficiant au mieux de ces deux acteurs remarquables et qui semblent ne cesser de s’améliorer que sont Reda Kateb et Slimane Dazi, Hamé et Eboué gagnent sur tous les tableaux.
Leur histoire, débutée dans les poncifs, gagne en intensité et en originalité, tandis que c’est à la fois un microcosme (le Pigalle d’aujourd’hui), un imaginaire (le cinéma de gangsters) et un monde (la ville globale) qui se dessine.
Ce monde métissé, violent, imprévisible, où les anciens repères sont reconfigurés, est bien celui qui fait peur à toute une partie de la population française (européenne, occidentale). Et c’est sur cette peur que prospèrent les formes contemporaines de fascisme, qui s’incarnent en France dans le Front national et sa dirigeante Marine Le Pen.
2.Chez nous, le Front, de face
Chez nous est un film sur le Front national et Marine Le Pen. Utilisant des prête-noms transparents, il se situe dans une petite ville du Nord ressemblant à Hénin-Beaumont, et où la patronne blonde, énergique et habile du Bloc National va se faire élire. Elle a besoin pour cela du concours d’une autre jeune femme, infirmière très appréciée de la population locale, qui connaît tout le monde, et se laisse convaincre qu’en s’engageant sur la liste nationaliste, elle continuera de défendre les intérêts de ses voisins et de ses patients.
Chez nous est un film de propagande, c’est-à-dire un film qui énonce explicitement un certains nombre d’affirmations. Celles-ci sont connues: la déshérence sociale et affective à laquelle ne répondent plus ni les rustines de la République ni les promesses de lendemains qui chantent, le repli sur soi, le racisme, la proximité du FN avec des gangs de nervis nazis toujours actifs que la «dédiabolisation» tente de masquer de son mieux.
Qu’elles soient connues n’invalide nullement qu’il y ait des raisons de les rappeler. Des raisons civiques, et qui comptent sur la force des images, des péripéties et particulièrement des interprétations pour acquérir un nouveau pouvoir de conviction.
Les actrices et acteurs répondent parfaitement à cette attente, de même que le scénario cosigné par Belvaux et l’écrivain Jérôme Leroy, auteur d’un roman consacré à l’extrême droite, Le Bloc.
Les deux Marseillaise
Tout cela n’aurait pas grand chose à voir avec le cinéma, n’était l’existence de deux scènes. Belvaux montre un meeting du Front/Bloc national. Il montre la dirigeante et fait entendre sa rhétorique, elle galvanise son public, et puis tout ce beau monde, très logiquement, entonne La Marseillaise.
On la connaît, La Marseilaise. Pourtant, le plan dure, la caméra regarde ces visages et ses corps habités par cet hymne et ce qu’ils y mettent. Et c’est tout à coup beaucoup plus troublant, à la fois effrayant et émouvant. Que ceux qu’on voit soient des acteurs n’y change rien, il ne s’agit pas de documentaire contre fiction, il s’agit d’un «effet de réel» bien plus profond.
Plus tard, presqu’à la fin, les personnages sont au stade Bollaert de Lens, drapés de rouge et or, comme il est de tradition la foule unanime chante avec une émotion immense Les Corons, cette chanson de Pierre Bachelet devenu hymne d’une foule qui ne se sait plus être un peuple que sur des gradins de foot. Et puis, à nouveau La Marseillaise.
C’est la même. Ce n’est pas la même. Dans cet écho à distance des mêmes paroles, de la même mélodie, d’autres vibrations, passe beaucoup de l’histoire de France, une histoire longue depuis 1789, une histoire populaire qui traverse l’époque de Germinal et celle du Front populaire, une histoire au présent avec le fascisme aux portes du pouvoir en France. Et là, en filmant deux fois la Marseillaise, Lucas Belvaux fait du cinéma, du très beau cinéma.
3.Madame B, une héroïne d'aujourd'hui
À l’autre bout du monde et aux antipodes pour ce qui est des moyens techniques et narratifs, le documentariste coréen vivant en France Jero Yun fait finalement la même chose –puisque les antipodes et le bout du monde, c’est désormais le même espace-temps, le nôtre. La même géopolitique et le même cinéma.
Madame B. conte une odyssée contemporaine. L’incroyable et véridique histoire de cette femme nord-coréenne, ayant fuit vers la Chine, où elle est vendue à un paysan trop pauvre pour se trouver une femme chinoise, et se reconstruisant une existence dans ces conditions.
Devenue trafiquante de drogue, maquerelle et passeuse de clandestins, ayant fait traverser son mari coréen et ses deux fils et leur ayant permis d’atteindre la Corée du Sud, elle décide de les rejoindre au terme d’un périple illégal de plusieurs milliers de kilomètres à travers la Chine, le Laos et la Thaïlande.
Elle y découvrira, menottes aux poignets, que le havre de liberté espéré était juste une autre étape d’un voyage sans fin, dans un monde où les formes de misère, de brutalité et d’injustice sont aussi nombreuses, et continues, que différentes.
Mais l’incroyable voyage de Madame B est aussi un voyage émotionnel, sentimental, de reconfiguration de son rapport aux autres (à son pays implacablement coupé en deux, à sa famille nord-coréenne et sa famille chinoise), qui est un permanent défi à nos habitudes de penser et à nos codes moraux.
«Là tu arrêtes de filmer, il ne faut pas montrer par où on passe.» Jero Yun a accompagné Madame B dans son parcours insensé, petite caméra à la main. Sans encourir les mêmes risques, il a partagé les épreuves physiques, été témoin des moments d’étonnante douceur (avec les beaux parents chinois) et de profonde tristesse (avec la famille retrouvée à Séoul). Ce qu’il a pu filmer est exceptionnel.
Mais bien sûr le film est loin d’accompagner tous les épisodes de cette trajectoire. Et c’est justement dans ces ellipses, même subies, que se glisse une autre dimension, à la fois mythologique et valant pour un état réel du monde, bien au-delà du cas de Madame B, aussi extraordinaire soit-il.
Entre l’intense proximité physique et émotionnelle que capte la caméra et cette abstraction des moments inmontrables et pourtant essentiels (la corruption des policiers, la brutalité des services de renseignement, le racisme des Sud Coréens envers leurs «frères» du Nord…), dans ces interstices de l’image qui sont les gouffres du réel contemporain, là aussi, le cinéma se fait.
Les Derniers Parisiens
de Hamé et Ekoué, avec Reda Kateb, Slimane Dazi, Mélanie Laurent, Constantine Attia, Bakary Keita.
Durée: 1h45.
Sortie: 22 février
Chez nous
de Lucas Belvaux, avec Emilie Dequesne, André Dussolier, Guillaume Gouix, Catherine Jacob, Patrick Descamps.
Durée: 1h58.
Sortie le 22 février