Autorisée dès la loi Jules Ferry sur l'instruction obligatoire en 1882, la possibilité d'instruire ses enfants à domicile est un choix qui alimente depuis quelques années les peurs et les fantasmes des uns, les espoirs et la fascination des autres. Dès la fin des années 1990, on a craint qu'elle ne profite aux mouvements sectaires, qu'elle ne masque des maltraitances éducatives, qu'elle ne suscite de la décohésion sociale, des inégalités, voire qu'elle remette en cause les fondements de la République française.
Pourtant, l'instruction en famille ne concernait en France en 2014-2015 que 3 enfants pour 1.000, dont moins de la moitié sont instruits uniquement par leurs parents sans recours à un organisme d'enseignement à distance, et dont l'ensemble fait l'objet de nombreux contrôles institutionnels. On est alors en droit de se demander: tout cela ne serait-il pas beaucoup de bruit pour rien? Est-on face à une menace réelle ou bien seulement un épouvantail, qui rencontrerait dans une adéquation malheureuse les peurs de notre temps et que l'institution scolaire agiterait cycliquement, comme pour masquer sa difficulté à comprendre les véritables aspirations de ces parents, à entendre les critiques qui lui sont parfois adressées et à y remédier autant que faire se peut.
Vingt ans de renforcement des contrôles
Tout commence en 1997 par un sombre fait divers: Raphaël Ginhoux, un jeune enfant de 19 mois meurt de sous nutrition et défaut de soins au sein de la secte Tabitha's Place qui scolarise elle-même ses enfants. La société française prend alors conscience de sa difficulté à contenir l'émergence des mouvements sectaires et plus encore, de protéger les enfants des maltraitances. Devant l'ampleur de la tâche, l'instruction à domicile apparaît comme un bouc émissaire: il devient urgent de la contrôler pour protéger les enfants.
Dès 1998, la loi renforcera l'effectivité des contrôles déjà prévus depuis 1882: d'une part, une enquête dite «sociale» de la mairie intervient tous les deux ans pour vérifier les conditions de vie de l'enfant; et d'autre part, un contrôle pédagogique annuel est mené par l'inspection académique pour s'assurer que le droit de l'enfant à l'instruction est respecté. Mètre-étalon de ce dernier contrôle, la liste des connaissances à laquelle doivent satisfaire les enfants instruits en famille est fixée par décret en 1999: à cette époque, elle est encore distincte des programmes en vigueur et laisse une grande marge de manœuvre aux parents.
En 2009, l'avènement du socle commun de connaissances réassigne un nouveau cadre au contrôle pédagogique pour les enfants instruits en famille. Pensé par les pouvoirs publics comme un minimum garanti par l'institution, mais aussi comme une base culturelle commune aux futurs citoyens, le socle se doit de s'appliquer à toutes et tous, sauf incapacité cognitive. Les parents instruisant à domicile doivent donc désormais faire la preuve que la progression de leur enfant est conforme à l'objectif de maîtrise du socle commun à l'âge de 16 ans. Le dernier décret paru en octobre 2016 exigera finalement que les apprentissages des enfants correspondent à chaque fin de cycle (CE2, 6e, 3e) à ceux attendus dans le cadre des programmes de l’Éducation nationale.
Une aspiration de notre temps
Malgré ce cadre législatif définissant le contenu des contrôles, les modalités de passation des tests demeurent des motifs de tensions et de négociation entre l’Éducation nationale et les familles: où doivent-ils se dérouler? Au domicile ou dans les locaux de l'Inspection académique? Quelle forme doivent-ils prendre? Celle d'une interrogation orale? Écrite? Ou seulement une inspection des cahiers et travaux de l'élève? C'est ce qu'aurait du définitivement établir la loi Égalité et Citoyenneté adoptée en décembre 2016 si son article 31 concernant l'instruction en famille et remettant le pouvoir de trancher dans les mains de l'inspection académique n'avait finalement pas été invalidé par le Conseil constitutionnel pour des raisons de forme. Mais ce n'est sans doute qu'une question de semaines pour que cette disposition entre en vigueur.
L'instruction à domicile est-elle comme certains l'analysent une «survivance» des dispositions des lois Ferry sur l'instruction obligatoire, reliquat d'une époque où la puissance paternelle était inscrite dans la Loi et où l’État n'entrait encore dans l'intimité des familles qu'à pas feutrés? Est-elle à ce titre un mode d'instruction passéiste, inadapté aux besoins de formation des sociétés occidentales contemporaines où les savoirs se produisent et se renouvellent à vitesse grand V, et dont la forme irait de pair avec un partage stéréotypé des rôles parentaux?
«Si je fais le choix de ne pas scolariser mes enfants, ce n'est pas contre l'école, mais pour mes enfants»
Il faut reconnaître que l'extrême droite française soutient assez clairement ce mode d'instruction, ignorant de manière inattendue les enjeux communautaristes, pour n'y voir qu'une façon de promouvoir le modèle de la famille traditionnelle comme pilier de la société, tel qu'il était populaire en France dans les années 1940.
Mais ce serait laisser sur le bord du chemin de nombreuses familles non scolarisantes que de s'en tenir à ces récupérations politiques. Pour Philippe Meirieu, pédagogue et chercheur en sciences de l'éducation, connu pour son engagement politique à gauche, la demande d'instruction à domicile doit s'analyser comme une des expressions de l'individualisme, cette nouvelle façon d'envisager la place de l'individu dans la société où chacun est légitime pour faire valoir ses goûts, ses aspirations, son identité, et qui a pris une grande ampleur dans la deuxième moitié du XXe siècle:
«Nous sommes devenus des êtres qui exigeons de pouvoir choisir notre destin, notre vie, et le sort que nous réservons à ce qui nous est le plus précieux, c’est-à-dire nos enfants. Dans tous les domaines, que ce soit la santé, le travail, les loisirs, nous n’acceptons plus que l’État décide à notre place. De ce fait, il y a une montée sociale de suspicion à l’égard des institutions qui étaient auparavant considérées comme faisant le bien des gens. On avait une confiance absolue et totale dans le juge, dans le notaire, dans le médecin comme dans le fonctionnaire de l’Éducation nationale. Aujourd’hui, les français demandent à regarder de plus près ce que fait l’institution. Cela se manifeste par une diversité de phénomènes qui ne vont pas forcément jusqu’à la descolarisation, mais qui relèvent de la même volonté de contrôler l’éducation de ses enfants.»
Une série de discours paradoxaux
Mais ce n'est pas tout, car pour Philippe Meirieu, cette méfiance a été nourrie des réticences de l'école à entendre les nouvelles aspirations parentales: «C’est vrai que l’école a peiné pendant des dizaines d’années à se réformer, que ça reste une très grosse machine, que les relations entre l’école et les familles restent tendues, compliquées et qu'un certain nombre de parents se disent “Où sont donc les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, dans l’école républicaine?” L'école, même si elle fait des efforts, reste perçue comme une grosse machine anonyme qui ne prend pas en compte le développement de l’enfant dans sa complexité, le rythme de l’enfant dans sa temporalité, la personnalité de l’enfant dans sa diversité.»
Pourtant, de nombreux parents instruisant à domicile ne se reconnaissent pas entièrement dans cette analyse. Pauline, maman de quatre enfants instruits en famille dans la banlieue lyonnaise, récuse tout désir de voir l'école s'adapter à ses attentes. Elle admet que ce système puisse convenir à de nombreux enfants, mais pas aux siens: «Si je fais le choix de ne pas scolariser mes enfants, ce n'est pas contre l'école, mais pour mes enfants.»
Vu de l'extérieur, l'instruction à domicile prend la forme d'une anguille, qui sans cesse, se déroberait entre les doigts de ceux qui cherchent à en rendre compte. Elle rassemble pêle-mêle des parents déçus par l'école ou dont l'enfant porteur de handicap ou de spécificités cognitives n'a pas été pris en charge de manière adaptée; des parents conservateurs qui souhaitent donner une instruction religieuse à leurs enfants; tout autant que des férus d'innovations pédagogiques, ou qui, au nom d'idéaux écologiques et philosophiques souhaitent renouer avec un mode d'instruction où l'enfant serait au contact du monde des adultes et qui valoriserait davantage les ressources locales. Cet ensemble bigarré suscite alors nombre de discours en forme de paradoxes.
Tantôt on craint le repli des enfants sur la sphère familiale, le manque de diversité dans les référents éducatifs, tantôt on se félicite de l'interdiction faite aux familles de se regrouper pour instruire collectivement leurs enfants, ce qui serait aux yeux de l'institution, semblable à une école non déclarée. Pour Philippe Meirieu, cette interdiction est même un garde-fou essentiel:
«Si on levait cet obstacle là, si on donnait la possibilité aux familles de se regrouper à 4, 5 ou 6 et d’embaucher un étudiant, une étudiante ou de faire la classe à tour de rôle aux enfant sur les disciplines scolaires, le phénomène [de l'instruction à domicile] augmenterait sans doute de façon très significative. Or, au moment où l’on constate le délitement du lien social et la montée des phénomènes de ghettoïsation, il faut résister contre toutes les formes de replis claniques.»
S'investir mais pas trop
De même, la peur d'un manque d'instruction, d'une carence éducative se retrouve au premier plan des inquiétudes institutionnelles qui ont conduit au renforcement récent des contrôles pédagogiques (qui ne s'accompagnent pourtant pas d'un renforcement des contrôles sociaux). Dans le même temps, on fustige d'autant plus ce choix d'instruction qu'il apparaît souvent comme celui de parents «bobos», appartenant principalement aux classes moyennes et supérieures, quand ils ne sont pas eux-mêmes enseignants de l'Éducation nationale.
Ainsi, le refus d'école de ces parents est tantôt assimilé aux pratiques socialement stigmatisées d'absentéisme ou de décrochage scolaire, tantôt associé aux stratégies parentales visant la distinction tels que le contournement de la carte scolaire:
«Qu’est-ce qui est le plus condamnable moralement?, se demande Philippe Meirieu. Est-ce que c’est la famille qui descolarise son enfant ou est-ce que c’est la famille qui a acheté 500 euros par an le droit de mettre une boîte aux lettres dans un couloir du Ve arrondissement de Paris?».
Un autre paradoxe apparaît, celui qui veut que la société actuelle demande sans cesse aux parents un plus grand investissement dans la scolarité de leur enfant, une plus grande compétence pour pouvoir accompagner le travail scolaire, une plus grande présence et disponibilité aux sollicitations des enseignants, mais qu'elle désapprouve pourtant fermement l'action de ceux qui souhaitent s'y investir «à plein temps». Pour Philippe Meirieu, ce paradoxe apparent repose d'abord sur l'outrage symbolique que constitue ce choix d'instruire hors de l'école: «En France, il y a une culture de l’école, l’école est une institution un peu sacrée qui implique que ceux qui s’exonèrent de cette école sont considérés comme des gens qui transgressent».
Un tabou institutionnel
Reste un dernier paradoxe, celui d'une pratique marginale, qui semble dans l'immense majorité des cas satisfaire aux exigences des institutions, et qui continue pourtant à faire les gros titres.
En 2010-2011, seuls 3.297 enfants étaient inscrits comme instruits à domicile sans recours à un organisme de formation à distance. Un chiffre qu'il faut rapporter aux 6.790.000 écoliers que recense actuellement l’Éducation Nationale. Le recours à ce mode d'instruction semble avoir doublé entre 2007 et 2016 et cela inquiète, mais est-ce vraiment raisonnable? Sur l'ensemble des enfants instruits en famille, seuls 9,5 % des contrôles pédagogiques ont fait état d'insuffisance, auquel les parents ont pu pallier dans deux tiers des cas lors d'un second contrôle. Mais qu'importe, l'angoisse sociale est palpable, et ce d'autant plus que les pouvoirs publics associent désormais ce choix au risque de radicalisation islamique.
«Effectivement, il n'y a pas de données disponibles sur le sujet et l’Éducation nationale se garde bien de faire quelques recherches que ce soit sur la question»
Pour Philippe Meirieu, l'enjeu est encore plus vaste puisque l'instruction en famille serait la «partie émergée» d'un iceberg de revendications parentales qui, si elles donnaient lieu à des réformes, seraient propres à faire «exploser le service public de l’Éducation nationale sans difficultés». De ce fait, selon lui, «la montée de l’instruction en famille représente un véritable danger». Alors, si nous sommes réellement face à une menace, le plus raisonnable ne serait-il pas d'en dresser un état des lieux précis?
Alors qu'aux États-Unis, d'importantes enquêtes sont régulièrement menées pour suivre et comprendre les motivations des familles concernées et les moyens mis en œuvre pour l'instruction; en France, les données sont embryonnaires, pour ne pas dire inexistantes. Michèle Guigue, chercheuse en sciences de l'éducation, est l'autrice d'une des seules études universitaires sur le sujet dont elle a rendu compte dans son livre L'Instruction en famille, une liberté qui inquiète paru en 2015. Elle explique les hasards qui l'ont menée à ce sujet d'étude peu conventionnel et les difficultés qu'elle a rencontrées:
«La première fois que j'ai eu l'occasion de travailler sur cette question, c'était à la demande d'une étudiante. Celle-ci me proposait un sujet d’étude tellement banal que je lui ai dit: “vous allez vraiment vous intéresser à ça toute l'année?”. Elle m'a alors répondu: “non, mais ce sur quoi j'aimerais travailler, c'est tabou”. En fait, elle instruisait en famille et c'est comme ça que mon intérêt pour cette question a commencé. Honnêtement, je ne connais pas d'autre équipe de recherche qui travaille là-dessus, il y en a une à Lyon qui s'intéresse aux dimensions historiques de l'instruction en famille, mais c'est tout. Effectivement, il n'y a pas de données disponibles sur le sujet et l’Éducation nationale se garde bien de faire quelques recherches que ce soit sur la question. Les chiffres, quand ils sortent, ne sont pas à destination du public, ils ne sont pas publiés dans les revues généralistes, ils sont à destination de questions de sénateurs et notamment d'un d’entre eux qui est très attaché à cette thématique. Lui arrive alors à avoir des données, mais seulement au nom du Sénat. Donc en terme de chercheurs, on n'est pas nombreux, et il n'y a jamais eu d'appels d'offres sur cette question. Et puis il y a des réticences: quand cette étudiante a voulu travailler sur ce sujet, j'ai eu une lettre personnelle des services de la recherche de mon université pour me dire qu'il fallait que je fasse très attention, que c'était un sujet qui prêtait à des dérives.»
Écho médiatique
Quand je l'interroge sur l'apparente préoccupation institutionnelle pour ce choix d'instruction, Michèle Guigue ne mâche pas ses mots: «L'école à la maison, c'est une question de principe, une question idéologique, parce que moi, je vous donnerais volontiers un autre nombre: c'est qu'actuellement selon l'Insee en 2010, 2.700.000 enfants vivent en France dans des familles pauvres, c'est à dire au-dessous du seuil de pauvreté, et ça tout le monde s'en moque! Les questions économiques ne sont probablement pas considérées comme des questions de principe, donc le problème c'est qu'il y a des choses sur lesquelles les gens ont des réactions épidermiques et d'autres pas.»
Reste que selon cette chercheuse la surexposition médiatique de ce sujet est le résultat de deux phénomènes déformants: «Il faut reconnaître qu'il y a des militants de l'instruction en famille qui vont chanter sur les toits que leur effectif double, moi je veux bien entendre que leurs effectifs double, ça ne fera que 6.000 enfants! Mais ces militants-là sont dans une dynamique médiatique et du coup, ça créé un effet de halo où on ne sait plus ce qu'on voit. [...] Mais ce qui est manifeste aussi, c'est qu'il y a des phénomènes sociaux qui peuvent être extrêmement massifs et qui ne sont pas considérés comme des problèmes et puis, à un moment donné, des efforts sont fait pour les contenir et ils commencent à être construits comme un problème social même s'ils sont entre temps devenus marginaux. Si vous prenez le décrochage scolaire, c'est devenu un problème social depuis la fin des années 1990. Aujourd'hui, il n'y a jamais eu aussi peu de sortants sans diplôme, mais justement, ce “si peu” qui reste, alors même qu'il y a eu des actions publiques pour essayer que ça n'existe plus, ça devient insupportable.»
Alors que faire de tout cela? Pour Philippe Meirieu, le choix actuel de l'école d'accroître la répression et le contrôle de l'instruction en famille est vain s'il ne s'accompagne pas d'écoute, de compréhension et de remise en question de l'école:
«Que l’État les contrôle, c’est probablement de son devoir, mais que l’État les entende l'est tout autant: qu'il entende leurs attentes et demande à l’école de se transformer dans la mesure où ce n’est pas contraire à ses valeurs. En ce sens, le phénomène de l’instruction à domicile constitue un appel à une réforme en profondeur de notre institution scolaire afin que nul ne s’en sente exclu ou n’y voie un outil de formatage.»
Liberté et inégalités
Michèle Guigue est de son côté plus mesurée: pour elle, les contrôles obligent les parents à «une obligation de résultat» auquel les enseignants ne sont pas soumis. Elle reconnaît également la responsabilité de l'école de faire vivre la coéducation entre parent et enseignant: «Je suis suffisamment dans l'école pour savoir que les parents sont traités la plupart du temps comme pas grand chose, il faut qu'ils soient là avec le petit doigt sur la couture du pantalon.»
Malgré ces constats, l'instruction à domicile pose encore de nombreuses questions; celle de la place de l'école comme creuset social, qui permettrait à tous les enfants de se confronter aux mêmes exigences afin qu’ils puissent apprendre à faire société, chère à Philippe Meirieu; celle de savoir à qui, de l’État ou de la famille «appartient» le droit de choisir pour l'enfant, que souligne Michèle Guigue. Quant à moi, scolarisante pratiquante et non moins attachée à la liberté de choisir et d'inventer ses trajectoires de vie, je continue à m'interroger sur la façon dont il nous appartient d'agir, chacun à son niveau, pour contribuer à réduire les inégalités sociales quand on sait que les politiques publiques visant une plus grande différenciation pédagogique ont été récemment pointées du doigt comme possiblement génératrices de ces inégalités.