Dans la mémoire collective, notre histoire sociale se résume à quelques symboles: les congés payés en 1936, la sécurité sociale en 1945. C’est négliger ce qui les précède comme si la loi se faisait en un jour. L’histoire a retenu la généralisation, ignorant la genèse. De même que nombre d’ouvriers bénéficiaient de congés payés avant 1936, les assurances sociales n’ont pas été inventées en 1945, lorsqu’elles ont devenues universelles et obligatoires. Il faut remonter une trentaine d’années plus tôt pour qu’Émile Romanet «invente» les allocations familiales.
Fils de paysans très modestes, Émile Romanet obtient le certificat d’études. Tandis que son frère continue à labourer les champs, lui, bénéficiant d’une bourse, intègre l’Ecole professionnelle de Voiron. Il en sort à 16 ans et est embauché comme dessinateur industriel à l’usine Joya (1889). Il y progresse rapidement, jusqu’à en devenir directeur.
Fervent catholique, il s’intéresse de près au sort des ouvriers. L’aide sociale est alors erratique et tient souvent davantage de la charité que des droits. Les syndicats se focalisent sur les salaires et la famille est plus une menace qu’un enjeu. Aussi, est-ce à la fois par le secteur public (ainsi du supplément journalier de 5 centimes par enfants accordé aux salariés du ministère de la Marine en 1860) et par le courant chrétien-social que surgit un «mouvement d’aide à la famille.»
Usines chrétiennes et paternalisme
Car, tout au long du XIXe siècle, le courant chrétien-social porte des idées novatrices: ainsi de Charles de Montalembert, qui demande l’interdiction du travail des enfants, de Frédéric Ozanam ou d’Armand de Melun, révoltés par l’étendue de la misère ouvrière, ou encore d’Albert de Mun, qui fonde des cercles ouvriers, sans oublier Frédéric Le Play qui publie La réforme sociale en France en 1864. Avec l’encyclique Rerum novarum (1891) qui pose la question de la justice dans le salaire, plusieurs industriels vont mettre ces idées en application.
Peu après, Léon Harmel, industriel champenois, entend créer une «usine chrétienne», où les ouvriers gèrent des caisses de secours ou de crédit, des cercles d’études ou des associations religieuses… Il crée un «supplément familial au salaire».
« Cette institution, bien qu’entièrement alimentée par la caisse patronale, est gérée complètement par une commission ouvrière, qui se réunit chaque semaine, prend connaissance des salaires insuffisants et les complète en nature, au gré des familles. »
Dans le département de l’Isère, où travaille Romanet, les premiers réseaux de protection sociale se sont constitués au XIXe siècle: on y trouve plusieurs sociétés de charité, bienfaisance ou de prévoyance, des caisses de retraites des ouvriers… Entre logement et famille, chez les patrons chrétiens, la fibre sociale est intimement liée à la foi. Ils n’hésitent pas à assumer ce qui nous apparaît aujourd’hui comme du paternalisme. Lequel n'exclut pas le réalisme, observe Annie Chardon, mais au bénéfice de tous.
«Pour “paternalistes” qu’ils soient, ces patrons, pour la plupart issus et ancrés dans le courant “catholique militant” de cette époque, n’étaient pas moins préoccupés du rendement de leurs entreprises. Le rendement nécessitait bien sûr des hommes, des ouvriers disponibles à l’emploi et qui puissent échapper aux fléaux créés par l’exode rural, l’habitat insalubre, la surpopulation dans les logements, l’alcoolisme, la tuberculose et la déchéance humaine qui s’ensuivait.»
Une enquête de terrain au cœur des foyers ouvriers
Avec la confiance de Joya père, puis fils, Émile Romanet s’emploie régulièrement à améliorer le sort des ouvriers, faisant grincer quelques dents dans le patronat… En 1906, il crée un conseil d’usine, préfiguration des comités d’entreprise, et met en œuvres diverses mesures: retraite supplémentaire, salle de lecture, jardins ouvriers, bureau de placement…
Pour qu’il devienne le «père» des allocations familiales, il faut juste un déclic. Qui survient le 6 octobre 1916, en pleine bataille de Verdun, lorsque le gouvernement invite les Français à souscrire un emprunt de guerre. Romanet relaie l'information auprès des ouvriers. Ceux-ci lui disent qu’ils n’ont pas les moyens d’y participer, «avec leurs charges de famille.» Et l’invitent à faire une «petite enquête» pour voir «ce qui se passe dans les familles ouvrières».
Et c’est ce qu’il fait. Le soir, il se rend chez les ouvriers. On s’étonne en lui ouvrant la porte. Il interroge, consulte les carnets de comptes, note scrupuleusement ce qu’il entend. Le constat est rapide: la pauvreté s’accroît avec la taille de la famille. Avoir beaucoup d’enfants c’est se condamner à la misère.
«C’est pas juste, M’sieur Romanet. On demande aux familles d’avoir des enfants et, lorsqu’on les a, la société s’en désintéresse et nous dit: “débrouillez-vous.”»
Octobre 1916: les «bonifications familiales» des usines Joya
Il complète son enquête de terrain (ce qui ne devait pas être fréquent à l’époque) par des statistiques sur le coût de la vie: loyer, chauffage et éclairage, habillement, savon, nourriture, lait, vin…
«- Le célibataire a besoin de 3,20 fr par jour;
- Le ménage sans enfants a besoin de 4,575 fr par jour;
- Le ménage avec deux enfants a besoin de 6,626 fr par jour.»
Il en tire la conclusion que les salaires de l’industrie sont alors de l’ordre de 5,50 francs par jour. Et propose aussitôt, chiffres à l’appui pour convaincre son patron, de verser «0,20 fr par jour et par enfant» de moins de 13 ans. La décision est prise, le 26 octobre 1916, dans une lettre envoyée au personnel.
Une lettre qui crée des facilités pour participer à l'emprunt... et institue une bonification pour charges de famille.
Peu après, Romanet convainc le Syndicat patronal. En novembre les «bonifications familiales» sont généralisées dans l’Isère, en Savoie et Haute-Savoie –avec quelques mesquineries ici ou là.
L’intuition géniale des caisses de compensation
Les réticences sont multiples. Les objections fusent: «Vous n’allez tout de même pas payer plus cher un menuisier parce qu’il a des enfants?» Dénonçant une «utopie» de la «théorie socialiste de la rémunération selon les besoins», une frange du patronat s’insurge. Au même moment, et sans se connaître, Émile Romanet et Émile Marcesche ont alors l’intuition des caisses de compensation, alimentées par des cotisations des employeurs en proportion des heures travaillées et des salaires versés. Cette mutualisation des charges donne l’élan nécessaire à la généralisation des allocations familiales. En avril 1918, le Syndicat patronal des constructeurs mécaniciens et fondeurs de l’Isère, Savoie et Haute-Savoie donne l’exemple.
Après-guerre, plusieurs branches industrielles s’en emparent: Syndicat national des constructeurs mécaniciens et fondeurs, Union des industries métallurgiques et minières, Bâtiments et travaux publics… En parallèle, sous «l’influence des cercles catholiques et des syndicalistes chrétiens (la CTFC)», les caisses de compensation interprofessionnelles se développent: 81 en 1922 , 160 en 1925, 230 en 1930, pour 1,8 millions de salariés bénéficiaires. Seul le petit commerce y reste hostile.
La suite est plus connue. En 1928 et 1930, sous Poincaré, la loi sur les assurances sociales couvre la maladie, la vieillesse et l'invalidité, puis, en 1932, le dispositif des allocations familiales est généralisé par la loi Landry. Toutes ces mesures seront unifiées en octobre 1945 dans le cadre global et obligatoire de la Sécurité sociale. L'État a pris le relais des initiatives patronales.
Précurseurs et réfractaires
On l'a vu: dans cette histoire, Romanet n’a pas tout inventé. Lorsqu’il convainc Régis Joya, l’idée est en germe depuis quelque temps déjà et, outre le précurseur Léon Harmel, l’on pourrait citer d’autres «inventeurs» des allocations familiales, d’autres patrons chrétiens-sociaux comme l’industriel Houzet à Roubaix, Désiré Ley, au comité de la laine dans le Nord... Et aussi Emile Marcesche à Lorient, qui a lui aussi créé une caisse de compensation, et sera «l'instigateur des premières allocations maladie en 1922»...
Mais il revient à Romanet d’avoir créé «le premier système cohérent d’allocations familiales», écrit Paul Dreyfus, son biographe (Arthaud, 1965). Et, surtout, d'en avoir été le «propagandiste infatigable», donnant des conférences, négociant, convainquant... des années durant, avant de porter d'autres combats comme celui de la participation des salariés aux bénéfices de l'entreprise.
Émile Romanet
Outre une part non négligeable du patronat, cette avancée sociale a été également contestée par… les syndicats ouvriers. Ils craignent alors des discriminations entre salariés, et, dans un étonnant malthusianisme, considèrent que faire des enfants revient à produire de la main d’œuvre à vil prix, le fils concurrençant le père pour faire baisser les salaires. Comme elle l’a déjà fait pour (ou plutôt contre) les retraites (rien de bon ne peut provenir de l’État «bourgeois»), la CGT s’oppose aux allocations familiales.
En 1923, elle «met en garde les travailleurs contre la pratique des allocations familiales. Inventé par le patronat au cours de sa lutte contre les organisations ouvrières, le sursalaire constitue un danger. Il aide, par incidence, à l’avilissement des salaires et risque d’opposer dans leurs revendications les ouvriers chargés de famille à leurs autres camarades…»
Un même refus catégorique du «sursalaire» est exprimé dans L’Humanité en 1924: «le salaire doit permettre non seulement à l’ouvrier de vivre, mais également de se reproduire, c’est-à-dire de subvenir aux besoins de sa famille». Mais il se heurte vite à la réalité de la paye…
Démographie et politique de la famille
En quelques années et dans une liberté complète, «les allocations familiales se sont développées avec une rapidité dont on ne trouve guère d’exemple dans l’histoire des institutions sociales», constate-t-on en 1925 au ministère du Travail.
C’est sans doute qu’un autre élément est entré en considération de manière plus ou moins consciente, dans cette politique d’aide à la famille. Depuis 1870, le déficit de natalité de la France vis-à-vis de l’Allemagne hante de nombreux esprits. Il n’est pas sans intérêt de constater que c’est au cœur du conflit que la famille est devenue un enjeu national. Et la généralisation des allocations familiales en 1932 s'explique aussi par la démographie en chute libre au lendemain de la Grande Guerre.
Ce qui n'empêche nullement de rappeler l'importance du mouvement patronal chrétien à la charnière des XIXe et XXe siècles dans le développement de notre «modèle social». À la fin de sa vie, Romanet revendiquait encore cet héritage:
«J’ai étudié avec passion l’encyclique Rerum novarum sur la condition des ouvriers. L’enseignement de Léon XIII a inspiré toutes les institutions et les œuvres que j’ai pu fonder.»