Le journalisme, c'est un métier d'investigation qui demande un important investissement personnel. Devant les reportages sur l'ouverture d'un nouvel hôtel de luxe à Saint-Barth, on imagine facilement le calvaire qu'ont enduré reporters, caméramans, cadreur et preneurs de son pour nous ramener cette info du bout du monde. C'est un peu en hommage à eux que, quand l'idée a été innocemment lancée de faire un article sur la folie des soldes de presse, deux journalistes de Slate n'ont pas hésité à aller risquer leur peau pour un reportage ethnographique.
Préambule: il y a une hiérarchie des ventes privées. Il y a les ventes privées pour le personnel (celles où vous enlevez un zéro au prix après la réduction), il y a les ventes privées presse: c'est au moins 50% de réduction, le plus souvent 70, et théoriquement, il faudrait une carte de presse pour entrer. Il y a les ventes privées-et-puis-c'est-tout: même prix que pour la presse, mais moins sélect (à priori); et puis il y a les soldes privées: c'est dans votre magasin, et c'est pas privé du tout, mais vous avez des réductions de temps en temps, en dehors des soldes, parce que vous êtes cliente.
Lieu: ventes de presse d'une marque de vêtement avec un nom d'écrivain, envoyée spéciale: Titiou Lecoq
Je comprends tout de suite que le plus intéressant à observer sera la file d'attente. Ça tombe incroyablement bien puisqu'il y a une très grosse heure de queue avant de rentrer (température extérieure 11 degrés, quelle chance) soit approximativement 60 mètres de ruban d'êtres humains. Première surprise, il y a des individus mâles. Environ 1 pour 7 femmes. Deuxième surprise, ils ne ressemblent pas à des caricatures de fashion addicts masculin. Derrière moi par exemple, il y a un homme en veste polaire et jogging. Il est au téléphone et il dit: «y'a la queue, merde. C'est là que tu vois que les gonzesses elles bossent pas». Je comprends alors que les soldes de presse ne sont pas un univers à part, préservé de la violence du monde extérieur. A part une sur-représentation de blondes, ou au minimum de balayages blonds, je note qu'à peu près toutes les tranches d'âge sont présentes. Ça va de l'adolescente de 17 ans qui trépigne à la femme de 60 qui a pris un bouquin en prévision - le bénéfice de l'expérience, ça doit être ça. L'adolescente de 17 ans? Difficile de croire qu'elle est journaliste.
L'étude de la file d'attente confirme donc empiriquement une donnée: si les soldes de presse ont longtemps été réservées à un petit nombre d'heureux élus, ce n'est plus du tout le cas et, de «ventes privées» ou «soldes presse», elles n'ont plus que le nom. Ce changement s'explique simplement: les cartons non nominatifs étant désormais envoyés par mail, il suffit de les faire suivre aux copines qui s'en impriment chacune un exemplaire. Et c'est ainsi que se met en place une véritable contrebande qu'on suppose largement encouragée par les marques, puisqu'elles-mêmes invitent également leurs meilleurs clients - à savoir ceux qui ont rempli un formulaire, un jour, en magasin. Si je m'attendais à voir des fashionistas prêtes à affronter vents et marées pendant 4 heures pour approcher le Graal, je constate avec surprise que cette masse d'individus qui ont l'air normaux et équilibrés fait la preuve de la même endurance. A part l'adolescente, tout le monde attend patiemment. Ni stress ni énervement. Il y a une sorte de résignation ambiante qui n'est pas sans rappeler les images des files d'attentes devant les supermarchés en Russie. A la différence près qu'il s'agit d'acheter des vêtements - certes des vêtements d'une marque avec un nom d'écrivain du siècle des Lumières, mais quand même.
Vaguement écœurée, j'entre enfin. La consigne est de tout laisser au vestiaire. Même son gilet - au cas où on aurait l'idée de fourrer une robe à 600 euros dans sa poche, parce qu'à 600 euros autant dire que la robe elle est de la taille d'un bandana. Mais comme il va bien falloir payer à la caisse, on prête à tous les clients une pochette (transparente bien sûr) qui se porte autour du cou. Deux minutes plus tard, j'entre dans un espace type hangar où des femmes déambulent avec leur carte de crédit dans leur pochette qui pendouille. La première chose qu'on se demande quand on arrive à des soldes de presse, et d'autant plus quand on vient de se payer une heure d'attente immobile dans le froid, c'est «mais où sont les fringues?» Je vois bien quelques portants et au loin une pile de t-shirts mais bon... Je me mets à errer à mon tour dans le hangar, à la recherche de la vraie pièce où doit forcément se trouver tout le reste des vêtements merveilleux qu'on m'a promis. Au bout d'un quart d'heure, mon esprit cartésien est forcé d'admettre qu'on ne me cache pas de pièce secrète. (Même si j'envisage encore de tapoter les murs pour trouver une trappe.) Tout est là. Déception. Pourtant, quand je vais au bout du hangar où des clientes parcourues de spasmes nerveux essayent tout ce qui leur tombe sous la main (y compris en piochant dans la pile de fringues de la voisine), leurs sacs d'achat débordent de vêtements que je n'ai vus nulle part. J'envisage une nouvelle hypothèse: j'ai autour de moi un triangle des Bermudes personnel qui me suit pas à pas et fait disparaître tous les habits dès que j'approche.
Analyse plus pragmatique du phénomène des Bermudes, je suis juste en train de vivre le paradoxe des soldes de presse pour tous. Si leur accès s'est démocratisé, les soldes privées fonctionnent toujours selon les codes des modeuses, de celles qui perçoivent le potentiel d'un sublime débardeur en soie là où, personnellement, j'aurais surtout vu un chiffon assez doux pour y mettre de l'argentil et nettoyer un bougeoir. Les soldes de presse, c'est le commerce des fringues mais sans l'habituel marketing. Pas de cabine, pas de «le client est roi» (ici le client est une serpillère qui se traîne lui-même par terre et s'auto-essore), pas de «je peux vous aider? Vous voulez essayer une autre taille?», pas de mannequin pour vous montrer le rendu potentiel d'une robe, pas de choix, pas de mise en valeur des vêtements pour vous faire rêver. Ici, on est chez les pros. Et ce qui n'était qu'une vague intuition devient une certitude : je ne suis pas une modeuse. Mais comme c'est 70% moins cher, «on» se dit qu'il faut en profiter. Et c'est comme ça qu'on se retrouve comme une andouille à faire 40 minutes de queue à la caisse avec dans les mains un gilet qu'on n'achète pas parce qu'il nous allume des étoiles dans nos yeux, un gilet que ça se trouve on n'aurait jamais même envisagé d'acheter en temps normal. Un gilet qui, soulignons-le, offre quand même une palette de couleurs très rares type «contenu gastrique de schroutmpf». Mais comme il est soldé à 75% on se dit qu'on ne peut pas passer à côté d'une telle aubaine. Une aubaine qu'on ne portera jamais mais qui donne l'illusoire sentiment d'avoir économisé une centaine d'euros - qu'en réalité on n'aurait jamais dépensés et qui ne passent même pas en note de frais.
Lieu : ventes privées d'une marque dont le nom ressemblerait vaguement à des majuscules, envoyée spéciale : Charlotte Pudlowski
J'adore les ventes privées. D'abord parce que c'est privé. C'est vrai qu'en fait tout le monde rentre (comme expliqué ci-dessus) mais l'idée d'une vente privée donne l'illusion d'être un peu spéciale. Vous recevez l'invitation, ou chez vous, ou sur votre boîte mail et c'est un peu comme si vous faisiez partie d'une élite fashionista: vous, vous allez avoir le droit de faire la queue, dans le froid, pour acheter des vêtements sans les essayer, en les arrachant à vos voisines. De déambuler avec légitimité dans des allées de vêtements très très chers que l'on essaie de s'interdire de regarder autrement. Et ça, c'est pas donné à tout le monde.
Arrivée dans une rue chic du IVe arrondissement parisien, 17h30, bonne surprise: la queue fait certes quelques mètres, mais ce n'est que pour dissuader les profanes. Parce qu'on rentre 10 par 10, et que ça va vite. Trois cigarettes, un coup de fil, et vous êtes à l'entrée, vous tendez votre bout de papier imprimé, parce que oui, vous l'avez: vous faites partie des élues.
Ensuite, vous avez la chance de découvrir des endroits dans lesquels vous ne mettriez jamais les pieds autrement. Un rez-de-chaussée aux allures de loft new yorkais, murs en pierre, baie vitrée à l'arrière qui donne sur une cour pleine de plantes. Et partout sur les portants, des vêtements. C'est comme rentrer dans une pâtisserie en hiver, où les macarons et les canelés vous font de l'oeil. Mais en mieux.
Ce qui est merveilleux, c'est que tout va vite, comme un tourbillon enfiévré. Il faut acheter, parce que revenir les bras vides d'une vente privée, dont vous avez parlé à toutes vos copines («moi je vais chez M... cette aprem', pour un reportage, oui, je sais c'est dur d'être journaliste»), c'est la honte.
Donc vous jetez un coup d'œil à droite à gauche, et vous chargez un grand sac en plastique blanc de tous vos articles. Vous n'avez pas à passer par la case essayage («ah non en fait c'est moche», et «ah mais je rentre pas dedans», puis «non mais j'ai rien pour mettre avec»), parce que c'est interdit. Vous pourriez bien vous cacher dans un coin, derrière une copine beaucoup plus grosse que vous; mais je n'ai pas de copine grosse (bah ouais, c'est comme ça), surtout il y a un vigile qui passe dans les rayons, et à une fille en soutien-george qui enfile une robe il explique, du ton classique du vigile de vente privée «NON MAIS VOUS AVEZ PAS VU LES PANNEAUX INTERDIT D'ESSAYER?». Alors je voudrais pas énerver le vigile: se faire virer d'une vente privée, c'est encore plus la honte que de ne rien acheter.
Donc on en est là: le sac plein, et on fait le compte. Hum. Même à 40 euros l'article, 10 articles... ça fait beaucoup.
Mais ensuite, vous regardez les prix originaux (parce que les marques ont cette idée jouissive de vous laisser les prix originaux et de vous montrer à quel point vous faites une bonne affaire). La robe à 400 euros - que certes, vous n'achèteriez pas autrement, parce qu'elle est pleine de paillettes, beaucoup trop décolletée, et franchement immettable - vous pouvez l'avoir à 90. Ce serait pas mal comme cadeau de Noël? Ou peut-être que ce serait bien pour assister au mariage de ma meilleure copine? (Certes, les paillettes c'est pas son truc, et pour l'instant, elle est célibataire, mais elle va bien se marier un jour, et il me faudra une robe, non?). Donc vous repartez avec une robe pour un mariage futur, une robe d'été même si c'est l'hiver (l'été reviendra dans seulement quelques mois), une robe d'hiver (dont vous comprenez le soir en rentrant chez vous l'essayer que c'est un pull), et un top bleu (ok, il faudra acheter un jean pour aller avec, mais il est tellement joli et si peu cher).
Vous passez à la caisse, et la file d'attente avance plus vite que prévu: les profanes ignorent que l'on ne peut payer que par chèque ou liquide, et certains n'ont ni l'un ni l'autre. C'est le supplice de Tantale. Ils posent alors leur sac, désemparés ou furieux, et s'en vont, un peu pathétiques, pendant que moi je m'approche de la caisse. Et que je ressors rayonnante et comblée par mes achats inutiles; je passe devant la file qui s'est encore allongée (18h15, mauvaise heure: les gens qui ne venaient pas pour un reportage sortent à peine du travail). Je veux tirer de l'argent: j'ai besoin de m'acheter un pain au chocolat pour me requinquer. «Vous avez dépassé votre montant autorisé». Mmmm. Un vacillement, je pourrais me repentir. Mais, je prends conscience du cercle vertueux dans lequel je viens d'entrer: je suis pauvre, je ne vais plus pouvoir acheter de pains au chocolat, je vais mincir. Je rentrerai encore mieux dans mes achats. Je suis l'élue.
Titiou Lecoq et Charlotte Pudlowski
Image de une: Stefano Rellandini pour REUTERS/ Valeria Marini printemps/été